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L’overclass et son imaginaire: entrevue avec Jacques Mascotto

Relations : Le néolibéralisme tel que mis en place aux États-Unis à travers ses grandes entreprises multinationales a produit une nouvelle classe de riches que vous appelez l’overclass. Qu’entendez-vous par là?

 

Jacques Mascotto : Le génie du néolibéralisme aux États-Unis a été d’élargir, en une trentaine d’années, la base sociale du bloc dirigeant – et donc son pouvoir – grâce à de fortes rémunérations, transformant les managers en quasi propriétaires du capital. Pour ce faire, une de ses inventions a été d’accroître l’éventail des revenus des managers : à la fois en salaire, en stock options, en dividendes, en redevances, en gains de capitaux, etc. Les grandes familles de propriétaires, telles les Rockfeller, Ford et C ie, et les hauts dirigeants d’entreprises, qui composaient à peine 2 % de la population, ont réussi à s’adjoindre ainsi près de 10 % de la population, ce qui est énorme.

 

Ce bloc dirigeant élargi, c’est ce qu’on appelle l’overclass. Il comprend, outre ces héritiers des grandes familles et ces hauts dirigeants, les classes salariées supérieures exerçant une fonction dirigeante au sens large – avocats, experts, consultants, éditorialistes, etc. – gagnant entre 80 000 $ et 200 000 $ en moyenne par année et formant la constellation savoir-pouvoir-contrôle. Jamais dans l’histoire du capitalisme un bloc dirigeant n’a eu autant de cohésion sociale par ses revenus, son statut social et son imaginaire de la puissance. Il est apte à isoler, à filtrer et à repousser les mobilisations sociales.

 

L’overclass, ce n’est pas une classe nouvelle par rapport à une ancienne, c’est plutôt l’ancienne classe capitaliste qui s’est transformée, poussant au bout la logique autodestructrice du profit à tout prix, en sapant, par son appétit féroce et son style de vie, les bases mêmes de la société. Car, pour rendre possible cette overclass, on a instauré une répression gigantesque des salaires, ainsi qu’un système financier qui pille les pays du tiers-monde et appauvrit les classes laborieuses, dirigées en masse vers les Wal-Mart. La montée en puissance des organisations et du capital a eu pour effet d’élargir la base sociale et « intellectuelle » de la classe dominante et dirigeante.

 

Le capitalisme détruit le Welfare State pour instituer un Wal-Mart State autour duquel s’organise tout le système financier américain : acheter à la Chine de petits produits bon marché fabriqués par des travailleurs sous-payés, assurant ainsi la consommation pour les pauvres. À côté, 10 % de la population jouit d’un style de vie basé sur la consommation des biens de luxe. Ils en ont les moyens d’autant plus que l’impôt qu’ils payent est ridicule – à partir de 90 000 $ de revenu, on ne paye quasiment pas d’impôt aux États-Unis pour qui sait manœuvrer – et que la puissance militaire américaine a la capacité d’instaurer un système de ponction des matières premières et autres produits manufacturés dans la périphérie, c’est-à-dire le tiers-monde. Il faut bien considérer que l’overclass sollicite l’interventionnisme dirigiste et autoritaire de l’État pour domestiquer la classe moyenne à l’intérieur et pacifier les peuples de la périphérie.

 

Rel. : Comment l’overclass justifie-t-ellecet écart croissant entre les riches et les pauvres?

 

J. M. : Les grandes entreprises américaines très puissantes, sur lesquelles se fonde le système néolibéral, véhiculent une idéologie de la performance, de la compétence et de la compétitivité qui débouche sur un darwinisme social de la pire espèce. C’est la rhétorique extrêmement violente des winners et des loosers. Ainsi, les petits salariés apparaissent comme des perdants, incapables de suivre le rythme, inadaptés à la rapidité du changement, pour qui les Wal-Mart deviennent comme un don du ciel, une porte de salut. Un intellectuel comme Samuel Huntington, dans son livre Le choc des civilisations, relaie ce discours. Selon cet auteur, les gens vivant dans les régions du monde de religion musulmane ou hindouiste sont incapables culturellement de s’adapter à la performance et au système de production. Une intervention militaire deviendrait ainsi nécessaire s’ils mettaient en péril les rythmes de la croissance mondiale dictés par les lois de la performance économique.

 

À l’opposé, il y a des gagnants, ceux qui ont réussi, dont le prototype est Bill Gates. Ce sont des modèles à suivre pour les membres de l’overclass qui aspirent à devenir comme eux, à la manière de jadis où l’on aspirait à être parmi l’élite de la nation. Ils font l’objet d’une sorte de culte de la personnalité, comme s’ils étaient dotés du don de faire des miracles. On pourrait les appeler des wonderboys, renvoyant par là à l’art, dans lequel le capitalisme est passé maître, de faire fantasmer les gens – comme l’ont si bien compris Herbert Marcuse et Walter Benjamin. C’est la version postmoderne de Cendrillon qui devient princesse.

 

Mais, en même temps, la domination néolibérale américaine passe par un grand récit qui mobilise la nation – contrairement à la théorie postmoderne qui décrète un peu trop vite la fin des grands récits. Nous pourrions l’intituler America is back! ou encore, pour reprendre le nom du think tank néoconservateur le plus puissant aux États-Unis, The New American Century. Il conduit à une mentalité de pillage selon la logique de l’accumulation par dépossession. On dépossède carrément les individus, les populations, les régions, etc. de leurs biens et de leurs ressources parce que « nous sommes, tout simplement, en droit de… ». La propriété ne se caractérise plus par un titre de possession individuelle; elle se confond avec l’opérationnel, c’est-à-dire avec la capacité d’organiser le contrôle et l’appropriation.

 

L’impérialisme économique pratiqué dans le tiers-monde s’enveloppe parallèlement d’une idéologie humanitaire pernicieuse. On vient au secours des plus démunis au moyen d’organisations internationales de sorte que le système exporte des produits agricoles bon marché. Au moyen de ce dumping, cette aide humanitaire casse les agricultures locales et prépare le terrain aux multinationales telles Monsanto et à leurs OGM. D’un autre côté, les ONG humanitaires court-circuitent les acteurs sociaux nationaux en leur imposant les méthodes et les valeurs des firmes multinationales qui financent cet activisme philanthropique.

 

Par ailleurs, on entend couramment un discours, relayé par des analyses sociologiques qui décrètent « fort sérieusement » l’insignifiance de la société comme entité sui generis. Au-delà de l’individu souverain, tout au mieux aurait-on des communautés identitaires se substituant à la société comme totalité qui assurait le lien social. Qu’est-ce qui est miné par ce communautarisme si ce n’est l’idée même de solidarité universelle? Celle-ci déniée, c’est le droit du plus fort qui s’affirme. Il faut comprendre que le recours au concept d’« individualisme » sans société est proprement scandaleux. L’individuation suppose au contraire le collectif : je m’individualise à travers la collectivité en tant que j’ajoute quelque chose ou dans la mesure où je suis responsable, individuellement, du bien commun.

 

Bien sûr, la solidarité humaine ne peut être biffée si facilement. Elle est donc canalisée au moyen du spectaculaire. C’est l’effet tsunami : des corps qui flottent par milliers sur nos écrans… Les gens s’apitoient pendant que l’État sabre dans les programmes sociaux. Avec cette pseudo-solidarité, on revient à l’aumône comme au Moyen Âge. Les nobles, les riches se baladaient avec de petites bourses remplies d’écus qu’ils lançaient aux pauvres. Comme elles pendouillaient à la ceinture, on les appelait des « bougettes ». En anglais, c’est devenu budget. Les riches se réservaient ainsi un budget quotidien pour distribuer aux pauvres. Cette manière d’allouer l’argent aux pauvres n’est pas si loin du sens des budgets actuels des gouvernements, dans le monde néolibéral. Le budget retrouve sa signification étymologique, charitable. Il attire l’attention, mais l’économie globalisée est ailleurs. D’un côté, il y a les grands domaines – fonciers d’alors ou financiers d’aujourd’hui – pour les riches et, de l’autre, de petits budgets pour le reste du monde afin qu’il reste tranquille… C’est tout le sens du Traité constitutionnel européen : d’un côté l’illégalité absolue de contester le « marché »; de l’autre des mesures compensatoires, le « filet de sécurité » pour ceux qui sont tombés de la voltige mondiale.

 

Rel. : N’assistons-nous pas, avec ce détournement de l’espace public, à la représentation d’un monde où serait occultée l’existence concrète des gens, leurs besoins, leurs souffrances, leurs désirs?

 

J. M. : Je crois que les gens de l’overclass n’ont aucune idée de la condition de vie de la grande majorité de la population. Les médias sont certainement la courroie de transmission de cette mise entre parenthèses de la réalité. Le grand absent, il faut le souligner, parce qu’il est emblématique de cette dé-réalité, c’est le travail. On arrive même à affirmer, sans rougir, sa « disparition ». Sous le couvert de pourcentages, on montre que tel secteur de l’industrie a perdu un nombre important d’emplois, par exemple. Mais on ne voit pas que dans les faits ce sont d’autres qui travaillent trois heures de plus par semaine et qu’ils ont moins de congés payés. À l’ombre des chiffres, gît la dure réalité de ceux et celles qui peinent pour survivre. Et ils sont légions. N’oublions pas que le nombre d’enfants qui travaillent ne figure jamais dans les statistiques. Combien de jeunes au Québec ont des petits boulots nécessaires à la survie de ce qui reste de la famille?

 

En fait, l’authentique et unique travailleur dans le monde néolibéral, c’est le capital. Nous retrouvons cette « réalité » aliénante dans l’expression « mon argent travaille pour moi ». Comme si l’accroissement de la valeur ne provenait pas du travail, des travailleurs en chair et en os. Au temps du mouvement ouvrier, les travailleurs étaient conscients que leur travail était à la base de l’économie nationale, qu’il était la condition de la reproduction de la société qui reliait les générations entre elles dans un même mouvement d’émancipation. Maintenant cette réalité est occultée. On revient à une mentalité féodale. C’est la grande mystification du capitalisme. C’étaient les seigneurs, c’est maintenant l’overclass qui procure de l’emploi et fait participer le reste du monde à sa richesse, par pure générosité. « Nous vous employons, alors soyez donc reconnaissants, vous êtes des privilégiés. » C’est ce qu’on a vu avec Lucien Bouchard qui a gagné 200 000 $ en quelques semaines de négociation pour dire aux travailleurs de la SAQ qu’ils étaient privilégiés d’avoir un salaire annuel de 25 000 $!

 

Que des hauts dirigeants d’entreprises s’octroient des augmentations de salaire de 400 %, que leur revenu s’élève à des centaines de millions, ne pose pas de problème dans cette logique. C’est une richesse qui leur revient de droit. À tout seigneur, tout honneur! Il n’y a pas d’injustice parce qu’il n’y a pas d’inégalité. En parlant du Moyen Âge, personne n’aurait jamais osé poser le problème d’une inégalité entre le seigneur et le serf; c’était une différence de nature aussi éloignée l’une de l’autre que Dieu et l’humanité. De plus en plus d’ailleurs, le concept de différence se substitue à celui d’inégalité pour justifier les écarts salariaux. L’overclass se perçoit comme « homme nouveau » ou nouvelle espèce.

 

Je crains que le néolibéralisme et sa civilisation de la performance – si rien n’est fait pour les contrer – portent ce concept de différence à son apothéose en distinguant l’humanité suivant qu’elle est génétiquement enrichie ou génétiquement pauvre; une humanité de trop, non rentable, qui est non seulement impuissante à suivre le courant, mais le freine, le menace au point où l’humanité adaptée serait en droit de l’éliminer ou de la maintenir en état d’infrahumanité. Avec la dégradation des écosystèmes, il pourrait y avoir une overclass de seigneurs, capables de vivre dans la pollution, grâce à une occupation des lieux les moins pollués et à l’accès à de coûteuses thérapies nanotechnologiques renforçant le système immunitaire contre les virus et les pollutions biologiques que leurs grandes entreprises auront provoqués. Cela consisterait en une version extrême d’un système de santé à deux vitesses. Une « humanité à deux ou trois vitesses » : la surhumanité ou transhumanité, humanité « banale » et sous-humanité…

 

La science-fiction est dans bien des cas de la bonne sociologie. Le meilleur des mondes de Huxley et 1984 d’Orwell sont des mondes complémentaires, l’un étant la condition de l’autre. Nous nous en rendons compte. Lourde tâche que celle qui nous incombe de défendre l’humanité commune. Notre résistance commence en appelant l’inégalité par son nom, en dénonçant l’écart actuel entre les riches et les pauvres comme une injustice vis-à-vis de la condition humaine, sinon l’accomplissement du concept de différence nous conduira à la post-humanité.

 

Entrevue réalisée par Jean-François Filion et Jean-Claude Ravet

 

Référence : Mascotto, Jacques,« L’overclasset son imaginaire », Relations, septembre 2005 (703), p. 17-20.


Professeur au Département de sociologie de l’UQAM, Jacques Mascotto enseigne depuis plusieurs années la sociologie des élites, ce qui l’a amené à s’intéresser au nouveau bloc économique dirigeant américain.

 


 


 

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