Gilles Dostaler est décédé dans la nuit du 25 février dernier, suite à une longue maladie. Pendant des années, il a poursuivi au département d’économie de l’Université du Québec à Montréal une riche carrière d’enseignement et de recherche au cours de laquelle plusieurs publications ont marqué le champ de l’économie politique. Spécialiste mondialement reconnu sur Keynes, il a contribué au débat public et politique en rappelant l’importance du projet keynésien. À l’automne 2008, il a publié un important texte sur ce thème dans le numéro 2 des Nouveaux Cahiers du socialisme et dont il nous semble approprié de publier un bref extrait aujourd’hui.
Pierre Beaudet
L’héritage controversé du keynésianisme
La révolution keynésienne est un processus de transformation historique, idéologique et théorique dont Keynes est un acteur, certes majeur, mais non unique. Une transformation du même genre se serait produite si Keynes n’avait pas été là. De la même manière, la « contre-révolution monétariste », pour reprendre une expression de Friedman, serait advenue, sous une forme sans doute différente, si les Hayek, Friedman ou Lucas n’avaient jamais vu le jour. D’autres intellectuels se seraient chargés de rationaliser les politiques néolibérales. Il ne faut pas confondre, toutefois, révolution keynésienne et keynésianisme. Le keynésianisme désigne un ensemble d’idées qui, inspirées par Keynes, se sont développées après lui. Comme on sait, les querelles d’héritage, celles qui opposent les plus proches parents, sont souvent les plus virulentes. Ce fut le cas avec Marx, le seul penseur de l’économie et de la société à avoir, avec Keynes, donné son nom à un mouvement de pensée. Ces noms sont nés avant le décès du maître à penser, ce qui a donné l’occasion à ce dernier de prendre ses distances avec ses disciples. Marx aurait ainsi déclaré à au moins deux reprises, quand on lui demandait d’arbitrer des conflits au sein des social-démocraties française et russe : « Quant à moi, je ne suis pas marxiste». Keynes a déclaré à son ami, Austin Robinson, alors qu’il sortait d’une réunion avec quelques économistes aux États-Unis pendant la guerre : « J’étais le seul non keynésien présent ».
L’œuvre de Keynes est complexe et contradictoire. Il est normal qu’elle ait donné lieu à des interprétations multiples et divergentes et qu’on se questionne encore aujourd’hui sur le vrai sens de la Théorie générale. Il est inévitable, aussi, qu’une pensée subtile se transforme en dogme aux mains de prosélytes à l’intelligence parfois limitée. C’est ce qui s’est produit dès après la publication de la Théorie générale. On trouvait le livre compliqué, difficilement lisible. On lui reprochait l’absence de formalisation mathématique. Keynes a lui-même répondu à cette objection en écrivant qu’il ne souhaitait pas une « cristallisation » prématurée de ses idées dont les plus fondamentales étaient relativement simples. On a fait le contraire, en proposant un modèle mathématique simple, illustré par un célèbre graphique, qui permettait de transmettre la pensée de Keynes dans les salles de classe sans obliger les étudiants à le lire. De la même manière, on sait que l’Église n’encourage pas la lecture directe de la bible, et que l’interprétation du Capital était réservée aux mandarins de l’Académie des sciences de l’URSS.
C’est ainsi que s’est imposée une version aseptisée de la théorie keynésienne, synthèse entre la microéconomie néoclassique que Keynes rejetait et une macroéconomie keynésienne délestée des ses éléments les plus fondamentaux : les temps, l’incertitude, les anticipations, la présence de la monnaie. Principal architecte de cette construction, auteur du manuel qui a initié des générations d’étudiants à l’économie, Paul Samuelson l’a baptisée « synthèse néoclassique ». Sur ce socle analytique, on a assis un ensemble de recettes simples pour gérer la conjoncture, politiques budgétaires et monétaires permettant d’arbitrer entre le chômage et l’inflation. On a illustré cet arbitrage au moyen d’un autre graphique célèbre, la courbe de Phillips. L’économiste néozélandais Phillips est aussi l’auteur d’une construction faite de pompes, de tuyaux et de valves qu’il utilisait dans ses cours pour illustrer le mécanisme des politiques keynésiennes. On a appelé « keynésianisme hydraulique » cette version édulcorée des idées de Keynes. C’est celle qui s’est imposée dans l’après-guerre, jusqu’aux années 1970, et c’est celle qui resurgit à la faveur de la crise actuelle.
Une forme nouvelle s’est toutefois développée au moment du triomphe de la macroéconomie classique et du néolibéralisme. On l’a appelé la nouvelle économie keynésienne. Cherchant à émuler la nouvelle macroéconomie sur son propre terrain, elle se présente de manière très sophistiquée sur le plan formel. Sur le plan théorique, elle réduit le modèle de Keynes à un modèle néoclassique doté de « rigidités nominales » des prix et des salaires, qu’il faut expliquer. La nouvelle économie keynésienne est donc plus éloignée encore du projet de Keynes que la synthèse néoclassique. Parmi d’autres, Joseph Stiglitz est l’un des créateurs de ce courant de pensée. Il a toutefois durci le ton face à l’orthodoxie néoclassique depuis son passage à la Banque mondiale.
D’autres courants insistent plutôt sur la rupture entre la théorie keynésienne et la théorie néoclassique. On désigne sous le nom de courant postkeynésien un ensemble assez vaste et diversifié d’auteurs qui insistent, à des degrés divers, sur l’importance de facteurs comme l’incertitude, le temps, les anticipations, le caractère actif et endogène de la monnaie, l’instabilité financière du capitalisme, la domination des économies modernes par les monopoles. Ces auteurs rejettent la microéconomie néoclassique à laquelle ils substituent des analyses inspirées de Marx, des institutionnalistes et d’autres courants hétérodoxes : prix administrés ou déterminés par les coûts de production, par le travail, répartition résultant de rapports de force, de la lutte des classes. Du coup, les propositions politiques de postkeynésiens sont beaucoup plus radicales. Amie de Keynes et porte-parole importante et colorée de ce courant de pensée, Joan Robinson, qualifiait de keynésianisme bâtard la synthèse néoclassique. Elle se définissait comme une keynésienne de gauche, prônait nationalisations et planification des économies et considérait que la disparition de l’intérêt réglerait une bonne partie des problèmes économiques contemporains. Elle fut aussi l’auteur d’une œuvre théorique importante. Son nom a circulé un temps comme candidate au prix de la Banque de Suède. On ne sera pas étonné qu’elle ne l’ait pas reçu.
C’est la synthèse néoclassique qui s’est imposée dans le monde académique de l’après-guerre, avant d’être supplantée par les courants de pensée qui rejetaient la greffe keynésienne sur l’orthodoxie néoclassique. Et, sur le plan des politiques économiques, c’est le réglage de précision de la conjoncture, à travers les politiques budgétaires et monétaires, qui a tenu le haut du pavé, particulièrement aux États-Unis où l’on croyait, au moment de la présidence de Kennedy, que la « nouvelle économie » avait enfin permis de résorber crises et chômage et qu’elle réglerait éventuellement le problème de la pauvreté dans la « nouvelle société ». Les choses ne se sont pas déroulées comme prévu. L’une des raisons en est l’écroulement du système monétaire international mis en place à Bretton Woods en 1944, système par ailleurs très éloigné du projet initial de Keynes qui prônait un contrôle beaucoup plus strict de la finance internationale. Aujourd’hui, le retour aux recettes keynésiennes de l’après-guerre ne suffira pas à régler les problèmes reliés, entre autres, à la déréglementation financière internationale, à la spéculation effrénée, au contrôle de l’entreprise par la finance, à l’accroissement des écarts de revenu, auxquels s’ajoutent désormais les menaces à l’environnement. Ces recettes permettront sans doute une sortie de crise plus rapide que dans les années 1930. Mais une fois la machine mortifère repartie comme avant, la prochaine crise risque d’être plus grave et, comme Keynes l’a écrit à la fin de la Première Guerre mondiale, les hommes ne se laissent pas mourir de faim sans réagir. Quant à la possibilité d’un changement de système, il avait exprimé ainsi son dilemme, en 1933 :
Le capitalisme international, et cependant individualiste, aujourd’hui en décadence, aux mains duquel nous nous sommes trouvés après la guerre, n’est pas une réussite. Il est dénué d’intelligence, de beauté, de justice, de vertu, et il ne tient pas ses promesses. En bref, il nous déplaît et nous commençons à le mépriser. Mais quand nous nous demandons par quoi le remplacer, nous sommes extrêmement perplexes. (« National self-sufficiency », New Statesman and Nation, vol. 6, 8 et 15 juillet 1933 ; traduction française in La Pauvreté dans l’abondance, p. 203.
Gilles Dostaler