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L’espace restreint de la social-démocratie

Entrevue avec Georges Labica

Quel bilan peut-on tirer des gestions social-démocrates en Europe après la seconde guerre mondiale ?

Il convient de s’entendre sur ce que l’on appelle social-démocratie, terme dont la polyvalence historique a été considérable. Le retour sur les origines n’est pas inutile, car il est éclairant. Le premier parti social-démocrate se constitue au lendemain de la Révolution de 1848, avec la Montagne comme représentation parlementaire. Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx le définit comme « une coalition entre petit-bourgeois et ouvriers ». Il précise : « On enleva aux revendications sociales du prolétariat leur pointe révolutionnaire et on leur donna une tournure démocratique. On enleva aux revendications démocratiques de la petite-bourgeoise leur forme purement politique et on fit ressortir leur pointe socialiste. C’est ainsi que fut créée la social-démocratie ». Par la suite, c’est la référence au marxisme, qu’il s’agisse d’intégrer tel ou tel de ses contenus ou de se limiter à la simple étiquette, qui servira de critère. Partant, du Congrès de Gotha, en 1875, acte de naissance de la social-démocratie allemande, jusqu’au révisionnisme de Bernstein et à la brochure, Réforme sociale ou révolution, de Rosa Luxemburg, en 1899, les ambiguïtés se multiplieront. Lénine tranchera, en convertissant le Parti Ouvrier Social-démocrate de Russie en Parti Communiste. S’ensuivront, dès lors, en fonction des contextes nationaux et de leurs formations politiques, des chassés-croisés entre les dénominations « social-démocrate » et « socialiste ». La première passera du dur au mou, ou de la gauche à la droite, au gré des ruptures’ dans le mouvement ouvrier et les alliances de classes. Le socialisme y puisera l’éventail de ses figures : proudhonisme réactualisé, lassallisme, possibilisme, guesdisme, broussisme, modulant les variétés de réformisme et reconduites, sous des noms divers, jusqu’aux périodes les plus récentes.

Il se passe en effet quelque chose après la seconde guerre mondiale, qui pourrait être caractérisé comme l’épanouissement du bernsteinisme, dans des circonstances plus favorables que celles de son avènement. Plusieurs facteurs entrent en jeu. Tout d’abord ce fait que le capitalisme, loin d’être mort, connaît un nouvel essor et permet l’obtention de satisfactions pour les travailleurs et les classes moyennes, assurant avec l’équation liberté/démocratie/marché à la fois des formes de redistribution plus ouvertes et des avancées sociales. Tandis qu’en face la politique de planification des pays « socialistes » renforce le caractère autoritaire des régimes. C’est le bon temps du Welfare State, des nationalisations, des économies mixtes, des collaborations institutionnelles aussi bien avec l’État qu’avec les syndicats, et, plus généralement, de la possibilité d’une troisième voie entre le capitalisme de marché réaménagé et le collectivisme bureaucratique. Les partis socialistes au pouvoir en Occident (Allemagne, Grande-Bretagne, Belgique, pays scandinaves) s’en font les thuriféraires. Un Kreisky développe la thèse de la Sozialpartnerschaft. On vante le « modèle suédois ». Les Partis communistes des pays développés eux-mêmes sont entraînés par le mouvement. Prenant leurs distances avec la maison-mère historique, ils opèrent leur aggiornamento dans l’eurocommunisme.

Mais, de même que ce dernier connaîtra des courants de droite, du centre et de gauche, les P.S. seront traversés de tendances divergentes, leurs ailes de gauche minoritaires se montrant plus ou moins actives, en fonction des conjonctures, qu’il serait aisé de périodiser. La référence « marxiste » demeure et s’apprécie aux délestages. Ici, on renonce à l’abolition de la propriété privée, là à la lutte des classes, ailleurs à la dictature du prolétariat ou à l’internationalisme, enfin au marxisme, le point culminant étant atteint, on le sait, avec le congrès de Bad-Godesberg, en 1959. Même quand on croit à la transformation des rapports sociaux par accumulation de réformes, la voie révolutionnaire, largement caricaturée en « grand soir », se fait asymptotique, au profit de l’intégration à la politique bourgeoise et au mode de production dominant. Sans doute conviendrait-il d’affiner l’analyse, en particulier sur le(s) rapport(s) à l’État, aux institutions, aux organisations sociales, aux politiques économiques et aux relations internationales, sans oublier l’évolution des formes d’organisations internes aux partis. Les orientations, en gros, seraient, pour nous en tenir aux sigles officiels, les suivantes : la communiste, la socialiste, couplées, concurrentes et antagonistes, sur le schéma du congrès de Tours, et la social-démocrate, qui représente, quant à elle, la dérive des deux premières, au point qu’à son tour elle en est venue à faire critère : pour l’une comme pour l’autre, plus ou moins de social-démocratisation. Aujourd’hui, sous l’effet de la mondialisation et de la financiarisation, désormais sans rivales depuis la chute du mur de Berlin, c’est bien la voie social-démocrate qui est la plus commune et la plus répandue.

Peut-on toujours qualifier de social-démocrates les partis de l’Internationale socialiste au vue de leur organisation, de leurs projets politiques et leurs pratiques gouvernementales ?

On retombe ici sur la question de la définition. Social-démocratie, formule allemande, ou parti socialiste, formule ex-S.F.I.O. revue Epinay (1971) ? De fait, il y a de tout dans l’Internationale Socialiste (I.S.). Depuis sa reconstitution au Congrès de Francfort, en 1951, sous le signe de la guerre froide, donc du réformisme anti-communiste, l’I.S. a regroupé aussi bien les formations social-démocrates du nord-ouest de l’Europe (pays scandinaves, R.F.A., Autriche, Benelux, Royaume-Uni), que les partis socialistes implantés dans le sud. Les différences entre les deux types de structures sont notables, en particulier pour ce qui est de leur base ouvrière et de leur liaison aux syndicats. Dans les années soixante-dix, l’I.S., grâce à Willy Brandt et au S.P.D., connut une embellie avec des demandes d’adhésion nouvelles, dont celles du P.C.I. d’Ochetto et même du Front sandiniste du Nicaragua, et l’accueil de partis réformistes ou progressistes du Tiers-monde. Les années quatre-vingt virent la venue au pouvoir des P.S. de France, d’Espagne et de Grèce, et partiellement d’Italie et du Portugal, tandis que les social-démocraties allemande et britannique le perdaient. Au total, une double direction, celle de la social-démocratie traditionnelle, encore attachée aux mouvements sociaux, dont l’écologie, et celle du social-libéralisme, coexistant au sein d’une I.S. qui, faute de programme et même de propositions d’ambition internationale, en revenait à ses pratiques rituelles et à sa fonction de club.

Quelles sont les évolutions à l’œuvre dans les idéologies social-démocrates (celles des partis socialistes et ex-communistes) depuis l’effondrement du « socialisme réel » ?

Gorbatchev avait tenté de surmonter la scission de 1919, en prônant le rapprochement entre socio-démocrates et communistes, au profit d’un nouveau réformisme pluraliste, au sein de ce qu’il appelait « la maison commune ». Et il est vrai que, pour les ex-P.C. de l’ex-camp socialiste, la conversion social-démocrate offrait la seule issue praticable. Ils s’inscrivaient, ce faisant, dans la logique où les avaient précédés à la fois les P.S., qui avaient été au pouvoir, en avaient tâté ou pouvaient y prétendre, et les « grands » P.C. de l’Occident européen qui, après l’épisode eurocommuniste, avaient rallié, tantôt ouvertement (Italie), tantôt dans la dénégation (France), le nouveau cours social-démocrate, au sens déjà évoqué plus haut de la braderie, acceptant les rapports dominants politiques et idéologiques. Toutefois, les enquêtes, les sondages d’opinion et l’observation directe des évolutions politiques, font apparaître un nouveau Phénomène, celui de formes de reconquête du pouvoir par les ex-P.C. social-démocraties de l’Est. Il est difficile de Spéculer sur leur avenir, mais il semble montrer, en tout cas du côté des masses, moins une adhésion à l’idéologie social-démocrate proprement dite que l’exigence, non encore assurément formalisée, d’un maintien des acquis dus aux anciens régimes, face aux menaces du libéralisme, sous sa figure de « modèle » démocratie-marché. Histoire à suivre.

Quels sont les points d’attaque essentiels d’une théorie critique des social-démocraties actuelles ?

Le processus de social-démocratisation est parvenu à son point d’épuisement. Il a peu à peu retiré jusqu’aux feuilles de vigne qui le séparaient encore de la pure et simple gestion de la société capitaliste. Il a tout accepté : la fatalité des « lois » du marché, dont il a couvert ses démissions, la subordination du politique à l’économie et de l’État aux pouvoirs supranationaux, la sous-traitance internationale, en particulier dans le cas des conflits armés, sous égide nord-américaine, l’idéologie néolibérale et le néo-impérialisme. La liste est pratiquement close de ses échecs, en matière de chômage, d’exclusion, de pauvreté et de marginalité, d’immigration et de xénophobie, de corruption, et par-dessus tout, si l’on en juge aux statistiques, d’accroissement des inégalités sociales. Pour ne rien dire de l’anesthésie syndicale et des mouvements de masse. On en est aux ultimes combats d’arrière-garde, telle la résistance à la disparition des derniers « acquis sociaux » et aux dernières dénationalisations, ou le « peignage » des lois les plus réactionnaires ; aux promesses, du genre une injection de social dans l’Europe ou un coup de main pour l’Afrique qu’on a laissé saccager ; et enfin aux slogans : demain la solidarité.  .

Extraits d’une entrevue réalisée par la revue Futurs Antérieurs, septembre 1995. George Labica a écrit de nombreux bouquins dont le Dictionnaire critique du marxisme, le meilleur ouvrage de référence encyclopédique sur le thème (PUF, 1982). Labica est décédé au début de 2009.

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