AccueilNuméros des NCSNo. 17 - Hiver 2017Justin Trudeau dans la matrice « people »

Justin Trudeau dans la matrice « people »

Il n’est pas nécessaire d’avoir toutes les qualités d’un prince
(ou d’un homme d’État) pour gouverner, 
mais il est bien nécessaire de paraître les avoir.
— Nicolas Machiavel[2]

Il existe bel et bien une guerre des classes, mais c’est ma classe,
la classe des riches 
qui fait la guerre et nous la gagnons.
— Warren Buffet[3]

 

 

« Il n’est pas prêt », scandait Stephen Harper en parlant de Justin Trudeau lors de la dernière campagne électorale. Et pourtant, le come-back kid[4] est bien installé au 24 Sussex, suscitant l’intérêt des jeunes, voire même un certain enthousiasme de la génération selfie. Un peu plus d’an plus tard, comment expliquer la victoire sans équivoque des libéraux et une lune de miel pérenne avec celui que l’on disait « vide en substance » ? Regard sur le « Kennedy du Canada[5] » à l’intérieur d’un système où la démocratie est d’abord affaire d’images, de simulacres et de spectacle. 

La société du spectacle comme stigmate du gel de l’Histoire

L’œuvre de Guy Debord est largement citée dans les analyses sociologiques et politiques contemporaines. Condensé situationniste analysant les rapports sociaux à travers les images que nous incarnons, La société du spectacle[6] nous montre crûment comment les sociétés occidentales sont passées d’un âge où « l’on avait les yeux vis-à-vis des trous » à un âge où l’on regarde défiler la parade. D’un âge où le « faire », « produire », « œuvrer » avaient un sens, à un âge où la société de classes s’anime à travers l’arrogant spectacle des puissants dont le règne est suivi avidement par une masse d’endettés, rivés à leurs écrans dernier cri.

Le rapport social au temps, rappelle Debord, s’est d’abord transmué, passant d’un temps cyclique – « autochtone » – à la forme linéaire commandée par la production. La société du spectacle, deviendra, un peu plus tard, l’âge avancé, voire sublimé, du capitalisme en ce sens que « le spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image[7] ». Pour le dire autrement : « Le spectacle est l’argent que l’on regarde seulement, car en lui déjà c’est la totalité de l’usage qui s’est échangée contre la totalité de la représentation abstraite[8]». Acheter, c’est être. Être, c’est « parader » l’achat. Se rencontrer, c’est d’abord « montrer » notre synthèse du capital.

Si, selon Debord, le raisonnement sur l’histoire est intimement lié au raisonnement sur le pouvoir, le temps vécu par les « passants » de la société du spectacle juxtapose le temps devenu pseudocyclique, ritualisé par les événements saisonniers, annuels, « faussement individualisés » au temps linéaire et irréversible de la grande matrice « production-consommation-spectacle ». En témoignent les discours des dirigeants occidentaux sur la croissance économique, la productivité, la rentabilité, l’abolition des frontières pour permettre la libre circulation des capitaux. Difficile, en effet, de questionner la sacro-sainte « croissance » et la notion de « progrès ». Comme si nous n’avions jamais vécu les dérives du capitalisme dans sa forme fasciste. Comme si Auschwitz n’avait jamais existé par la rationalisation en termes de « coûts-bénéfices ».

Comme le fascisme se trouve aussi la forme la plus coûteuse du maintien de l’ordre capitaliste, il devait normalement quitter le devant de la scène qu’occupent les grands rôles des États capitalistes éliminés par des formes plus rationnelles et plus fortes de cet ordre[9].

Ces deux temps de la société du spectacle, pseudocyclique et linéaire-irréversible, ont, parallèlement, cette fonction de nier l’Histoire et la mémoire en un présent jovialiste où la consommation assouvit « maladroitement » notre besoin d’exister. Maladroitement, puisqu’un vide persiste.

Pour permettre cette consommation permanente d’objets, d’images et de temps, Debord nous replace, avant les avancées syndicales du dernier siècle, devant la prise en otage du temps par la classe dominante. Les travailleurs et les travailleuses bénéficiant maintenant de « conditions de travail » jouissent d’un temps où ils peuvent s’inscrire à nouveau dans la grande matrice. Temps précieux de dignité, l’existence par l’achat ostentatoire du temps-marchandise se voit avalisée ou dénoncée; en somme, contrôlée par le regard des autres. J.-J. Rousseau ne semble pas bien loin : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers ».

N’y règne pas seulement le gel de l’Histoire pour permettre le « totalitarisme inversé[10]», le contrôle de l’espace dans l’aménagement urbain et périurbain, évacuant la place publique politique qu’est la rue, est une variable indéniable de ce spectacle de glaciation. La dictature de l’automobile, la domination de l’autoroute, des supermarchés, des stationnements contribuent à éloigner les individus les uns, les autres; les éloignant aussi d’une prise de conscience de la supercherie de masse dans laquelle ils sont enfermés. Ainsi, l’espace public est désormais strictement marchand où les individus déliés s’abreuvent à la même mamelle mortifère. La « classe moyenne occidentale » embrasse largement ce mode de vie. Le centre commercial version Dix-30 est l’équivalent du columbarium du temps des Autres : esclaves modernes de la fabrication des objets avec obsolescence programmée. On lèche les vitrines des « jadis » et on « s’achète » de la mort de l’Autre pour exister dans notre monde. Exit l’espace-temps. Glaciation et mort par la consommation[11]. 

De matrice capitaliste à matrice « people »

Si Debord nous incite à réfléchir au cadre large dans lequel les sociétés capitalistes se sont engluées, d’autres se sont intéressés plus récemment à la politique spectacle et notamment au phénomène de la « peopolisation ».

Analysant les personnalités politiques de Belgique, de France et de Grande-Bretagne depuis les années 1960, l’étude comparative de Joëlle Desterbecq[12] montre clairement un changement dans la volonté de « proximisation » des élu-e-s. La « matrice » de la peopolisation verrait ainsi en son sein plusieurs éléments se superposer, confirmant la sédimentation du processus people. Les composantes que sont la « stratégie de personnalisation », « la stratégie de proximisation dans la communication politique » et « la stratégie de vedettisation et de mixité des identités sociales » se nourriraient pour ainsi dire mutuellement en construisant à la fois l’image et la personnalité du dirigeant. C’est en nous inspirant de ces travaux que nous analysons l’arrivée du jeune « prince canadien » et de ses premiers pas dans la sphère du pouvoir politique. 

Justin et la stratégie de la personnalisation

On se souviendra du climat de grogne anti-Harper qui a marqué toute la campagne électorale de l’automne 2015. Un ras-le-bol généralisé était tangible : des écologistes, des scientifiques[13], des féministes, des Autochtones, des militantes et des militants pour les droits humains. Le temps de la noirceur conservatrice semblait révolu. « Yes we can nous aussi ». Curieusement, la première incarnation du jeune prétendant libéral fut celle d’un Justin Trudeau hésitant, allant même jusqu’à accepter Jean Chrétien[14] en renfort.

Selon J. Desterbecq, la stratégie de personnalisation se définit comme étant « l’hypertrophie des individualités au détriment des rôles institutionnels des partis[15]». À cet effet, notre mode de scrutin majoritaire uninominal à un tour favorise la focalisation sur les individus plutôt que sur les équipes ou même les idées défendues par les partis tout en réduisant la joute électorale à un combat de boxe entre les aspirants au pouvoir.

Justin Trudeau émerge soudainement dans le cadre des débats ouverts où il se révèle par sa franchise et « son ouverture à l’autre » dans les dossiers de la crise des migrant-e-s et de la controverse autour du niqab. Il se montre ferme sur la question du maintien du registre des armes à feu et fait preuve d’une certaine « bienveillance » envers le Québec dans le dossier de l’Accord de partenariat transpacifique. Aux dires des commentateurs, un « vent de fraîcheur » souffle sur le pays, balayant sur son passage la morosité conservatrice du spectacle politique, Trudeau étant porteur d’une espèce de candeur.

Ces esprits éminemment cartésiens que sont Harper et Mulcair, qui croyaient tous deux faire de la chair à pâté avec le ti-cul en culottes courtes en ont pris pour leur rhume. Comme au cinéma, il y a une certaine satisfaction de voir la candeur triompher des machinations et l’inattendu damer le pion aux idées reçues[16].

C’est néanmoins une fois au pouvoir que le modus operandi Trudeau pourra se renforcer : les stratégies de personnalisation et de proximisation constituent les assises du nouveau pouvoir libéral. Espace politique partisan (rendre le programme électoral effectif) et espace privé (celui où s’expose l’intimité du couple Trudeau et de sa famille) laissent voir dans l’authenticité et la simplicité l’homme qui nous gouverne comme une conciliation de la beauté, de la bonté et de la volonté de s’inscrire dans le spectre du juste.

 Justin et la stratégie de la proximité

La deuxième variable de la matrice « people », la proximité, dévoile un double jeu. Le public cible (la clientèle) doit à la fois « idéaliser » le prince et, nouvelle donne contemporaine, se reconnaître en lui, s’y identifier (expérimenter virtuellement). Cette stratégie s’opérationnalise en une série de clichés méthodiquement diffusés sur toutes les plateformes et constituant dans leur répétition une trame narrative en soi.

Dans le discours people, l’admiration n’exclut pas la proximité et se fait ainsi écho au paradoxe de l’olympien défini par Edgar Morin (1962) : la star des temps modernes est une semi-divinité qui, bien qu’exceptionnelle et inaccessible, offre à tout un chacun la possibilité de s’identifier à elle. Décliné sur le mode de proximité, le people est à notre image : il aime sa famille, les bons repas, l’amitié, l’humour. Particulièrement utilisée dans le discours politique, la publicisation de la vie privée agit ici comme une source identificatoire de premier ordre vis-à-vis de l’homme ordinaire[17].

Les poignées de main traditionnelles, la multiplication des égoportraits et le cliché esthétisé à la une d’un magasine populaire (Vogue[18]) vont dans le même sens et se superposent pour lancer le même message : nous avons accès à l’intimité de ce « chef » désormais si près de nous. Expérience factice de la démocratie par ce contact inédit où les limites se brouillent. Interstice où le spectateur et la spectatrice accepteront le contrat de devenir potentiellement clients. Proximisation et idéalisation vont effectivement de pair.

La stratégie de proximité se déploie de surcroit à travers la mise en scène du corps. Si nous avons en tête les images du jogger Nicolas Sarkozy, de la ceinture noire de Vladimir Poutine, le Canada a maintenant son athlète.

L’image du corps exerce une fonction testimoniale en quelque sorte, elle parle, elle témoigne d’elle-même. […] Cette dépense physique se manifeste concrètement par la sueur, qui est le signe extérieur le plus tangible : s’exprime ainsi la volonté de signifier dans son corps même la nécessité de l’effort; son appartenance effective au peuple laborieux sinon (dans le cas de Nicolas Sarkozy) de la France qui se lève tôt[19].

Revenons brièvement au 31 mars 2012, bien avant son élection. De la politique transfigurée par le traitement médiatique en rivalités sportives, Trudeau a poussé la métaphore jusqu’à sauter lui-même dans le ring. Comme le rappelle Chantal Mouffe, la politique contemporaine se joue bien davantage sur un registre moral (bien-mal) que sur l’axe gauche-droite[20]. Ainsi, le cliché du coup de poing sur la mâchoire du sénateur Patrick Brazeau fut le révélateur imagé d’un message implicite : les libéraux, une fois au pouvoir, éradiqueront les maillons faibles et autres éléments corrompus du système conservateur. Ce faisant, le sous-estimé (de l’époque) Justin Trudeau deviendra lui-même le justicier. Le « Bambi gagnera contre Gozilla[21]». Et à partir de ce moment, ce sera sa marque de commerce : « celui qu’on prenait à la légère » gagnera en crédibilité; celui qu’on méprisait nous fera justice et se fera justice. Il deviendra. Autre que son nom de famille, il deviendra Justin.

Dans ce jeu performatif qui annonçait le K.O. des conservateurs, Trudeau le boxeur est aussi le battant déterminé à ressusciter le Canada dans son essence fondamentale : réforme du Sénat, réforme du mode de scrutin, parité hommes femmes au cabinet, excuses historiques envers les Autochtones, remise à l’ordre du jour des dossiers environnementaux, rôle international plus près des idéaux onusiens, etc. En un « jab[22] » convaincant, c’est le Canada que l’on aime qui est de retour. Suffira, au moment opportun, de « voter du bon bord ». D’acheter cette image. La souveraineté populaire détournée de sa capacité à véritablement s’inscrire dans la cité et de travailler à rendre possibles ses propres idéaux, achètera son ticket pour la paix. « Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil[23]

Juin 2016, les photos de Justin Trudeau et du président mexicain Enrique Pena Nieto, joggant côte à côte sur le pont Alexandra à Ottawa semblent maintenant nous convaincre qu’à l’heure du « Brexit », c’est de l’amitié économique dont il est question. L’efficience de cette mise en forme de la « bonne gouvernance » se révèle dans une économie de mots. Nous étions déjà à l’ère des slogans simplistes et simplifiés à outrance. À l’ère achevée du spectacle et des réseaux multiplateformes, les représentations fétichisées s’imposent comme la vérité du discours politique. Rappelons-nous que les amigos de l’ALENA « totalisent près d’un demi-milliard de consommateurs[24]», que les migrants mexicains, maintenant indispensables dans les fermes canadiennes, pourront voyager sans obligation de visa et que les deux hommes doivent s’entendre sur un plan de match commun dans les dossiers environnementaux, de la sécurité et de l’économie advenant l’adoption d’une politique hostile par le géant américain.

Sophie Grégoire, la première dame du Canada, n’est pas en reste dans l’univers de l’image et du glamour. Le « prince » canadien moderne a naturellement sa « princesse » canadienne moderne, mais à l’inverse des couples princiers de jadis, ils sont égaux.

Ouvertement féministe, porte-parole de FILLACTIVE, elle embrasse des causes comme la lutte contre les troubles alimentaires. Contre les secrets qui rendaient étanches les frontières nous séparant des « grands », les Canadiens et les Canadiennes partagent le récit très intime de Sophie relatif aux problèmes de boulimie dont elle a souffert à l’adolescence. Véritable born again de l’estime de soi, elle prêche maintenant la bonne nouvelle. Si la diplômée en art et communication comprend à merveille les règles du jeu médiatique, l’autre grand atout de la compagne du premier ministre, nous disent les journalistes, « c’est l’authenticité qu’elle dégage. […] Le fait de se placer en position de vulnérabilité, c’est irrésistible. Ça attire tout de suite la sympathie. Aussi, elle est capable d’autodérision et, au Québec, on aime ceux qui ne se prennent pas trop au sérieux[25]».

J. Desterbecq insiste sur le virage intime de la peopolisation de la politique. Ainsi, le caractère « authentique » de Sophie Grégoire favorise la proximisation dans sa fonction identificatoire. La première dame contribue à la sédimentation du même message : nous avons un « power couple » au pouvoir, « beau, bon et capable de justice ». Poussons la logique encore plus loin. Le site Internet Fashion everywhere participe à cette logique paradoxale de mythification de « personnages attachants » et de leur démythification que rendrait possible le prêt-à-porter version « costume à découper ». Le look de Sophie Grégoire[26] lors de la première visite officielle du couple aux États-Unis en mars 2016 révèle ainsi la beauté accessible d’une première dame dont la tenue peut être revêtue par toutes. Achetée par toutes. À condition de demander le prix de la robe créée par Lucian Matis, désigner torontois. Cette identification contribue pourtant à nous déposséder de nous-mêmes. « Le besoin d’imitation qu’éprouve le consommateur est précisément le besoin infertile, conditionné par tous les aspects de sa dépossession fondamentale[27]

Justin et la stratégie de la vedettisation et de la mixité des identités sociales

Troisième variable de la matrice « people », la vedettisation et la mixité des identités sociales. On ne s’étonne plus de constater la relation intime entre le monde du show-business et celui des personnalités politiques. Les élites fréquentent des univers qui s’interpénètrent. Parler d’élites nous oblige à soulever une tension qui ne se pose pas nécessairement comme une contradiction. En effet, si la proximisation avait pour fonction de générer un attachement à l’égard de notre Premier ministre par le biais d’une familiarité fabriquée, cette troisième variable contribue en revanche à éloigner gentiment l’homme et la femme ordinaires d’un rapport trop direct et donc trop franc avec le détenteur du pouvoir. La représentation idéalisée « objectivise » une intention que l’image rend véridique dans l’imaginaire collectif, mais qui ne s’incarne pas dans le réel autrement que dans les deux dimensions des clichés. Un souper de famille Trudeau-Obama n’est clairement pas à la portée des familles de la classe moyenne, pourtant public cible de notre spectacle. Le banquet d’État du 10 mars 2016 comportait 200 invité-e-s dont le commissaire de la Ligue nationale de hockey, Gary Bettman, la présidente de la compagnie Lockheed Martin, Michael J. Fox et autres Mike Myers[28]. « Nous faisons comme vous mais nous ne sommes pas vous. »

La surenchère people sert ici à montrer une connivence entre les deux pays. D’abord, face aux enjeux environnementaux où le Canada se range maintenant derrière les États-Unis pour atteindre une cible commune de réduction de méthane. Puis, à la sécurité post-11 septembre où, entre autres, la compagnie Lockheed Martin vient d’honorer un contrat de rajeunissement de la flotte navale pour le Canada[29]. Entre l’État de droit et l’État de sécurité[30], un pont semble déjà tracé advenant le spectacle de l’horreur.

Cette connivence nous montre aussi que les représentants des deux gouvernements sont d’avis qu’il faudrait une « meilleure fluidité des voyageurs ». Rappelons qu’en termes virtuels, « à chaque minute qui passe, c’est 1,4 million de dollars en biens et services qui traversent la frontière canado-américaine[31]».

Des images bien léchées pour que le « show must go on » et que « la classe moyenne » se sente bien en sécurité dans « le plus meilleur pays du monde ». 

Algorithme et classe moyenne

Desterbecq, citant Christian Delporte, dira que « c’est au cours des années 1980 qu’apparaîtront les facteurs conjoncturels externes qui installeront et généraliseront le phénomène de la peopolisation ; ces facteurs étant l’amoindrissement dans l’offre politique et l’enracinement d’une crise de la représentation[32]».

Ces deux variables conjoncturelles nous permettent de mieux comprendre le succès de Justin Trudeau.

L’étude comparative des plateformes électorales libérale et néodémocrate ne permet pas de départager clairement lequel de ces deux partis proposait la vision la plus progressiste contre Stephen Harper. Les deux partis voulaient modifier la loi anti-terroriste C-51, les deux partis offraient une place plus importante aux dossiers environnementaux tout en entretenant un flou artistique autour de l’aval au projet Énergie Est, les deux partis promettaient un dialogue avec les Autochtones. L’offre politique se résume à un bipartisme de façade – gauche-système (Parti libéral et Nouveau Parti démocratique) ou droite-système (Parti conservateur) – puisqu’aucun parti ayant véritablement la chance de remporter l’élection n’offre quelque rupture avec le capitalisme dominant. Le Parti vert étant peut-être le seul parti offrant une alternative.

Le tout contre Harper a finalement joué en faveur de Justin. Non pas dans une volonté de changer radicalement la donne, mais de s’inscrire plus « honorablement » dans le système dominant. De spectateurs (Debord) et de clients (Desterbecq), l’attachement fidélisé a contribué à sa victoire et à la pérennité de la lune de miel. La stratégie de campagne a été créée à l’aide de groupes de discussion (focus groups) qui souhaitaient ardemment un changement. Le découpage du territoire canadien en zones « or », « argent » et « bronze » en termes d’acquis ou de potentialités de gain pour les libéraux a grandement facilité le travail de terrain. L’analyse, à partir de métadonnées compilées à l’aide du logiciel Liberaliste, « une version modifiée de celui créé par la société NGP VAN[33]», outil utilisé par l’équipe d’Obama en 2012, a permis de bien mesurer les chances réelles de gains. Cet outil a aussi permis de morceler le message et de cibler les intérêts des clients. Ainsi, les citoyennes et les citoyens déliés ont l’impression de s’inscrire dans la destinée de la cité.

Si la tactique de l’image de Justin Trudeau a bien fonctionné, d’autres données de recensement, de sondages, de listes de donateurs, de signatures de pétition, de résultats électoraux précédents, des croisements de données se sont faits pour créer un profil type d’électeur et d’électrice[34]. Aidés par les bénévoles, les analystes ont pu rejoindre la clientèle libérale sans perdre de temps avec le reste de la population. La stratège de terrain, Katie Telford, a mené elle aussi une bataille au sein du vieux Parti libéral. Elle aussi, sous-estimée par les vieux routiers, a dû comme Justin, faire ses preuves[35].

Ce travail de marketing politique et d’analyse de données semble avoir contribué à la victoire de Justin Trudeau. L’occupation du territoire cyber fut aussi une donne importante où d’innombrables travailleurs et travailleuses de l’ombre devaient répondre à l’intérieur de quatre à six minutes aux différents commentaires sur Justin Trudeau, bons ou mauvais. La présence sur Twitter, YouTube, Facebook, Snapchat était omniprésente. Les clients et les clientes de la démocratie représentative se font bombarder individuellement par des messages ciblés. En dernière analyse, c’est de tout ce morcellement et de tout ce spectacle qu’est né le Canada de Justin.

Le spectacle se porte bien. Les clients sont satisfaits : « J’aime ». « Nous aimons ». Les spectateurs contemporains aiment plutôt que craignent. Mais ne sous-estimons pas Trudeau. Il est par la justice. « Just watch him »…

« Le spectacle est la réalisation technique de l’exil des pouvoirs humains dans un au-delà; la scission achevée à l’intérieur de l’homme[36].» La peopolisation de la politique est un élément de ce totalitarisme inversé où l’économie commande la politique et où l’image du prince ne doit éveiller aucun soupçon sur le système. Un système où les actions des clientes et des clients sont décortiquées et chiffrées par les analystes qui doivent gagner la bataille de l’opinion publique. Un système tentaculaire qui utilise tous les espaces gelés (évacuant les notions de mémoire et d’Histoire) pour arriver à ses fins. Ou bien avant l’élection pour gagner, ou bien pour rendre le passage au pouvoir le plus lisse possible. De citoyennes et citoyens, nous avons revêtu les habits du spectateur, pour ensuite devenir client permanent de ce spectacle de notre évacuation politique. Une vallée d’avalé-e-s. Nous sommes loin d’un idéal de la démocratie comme espace de délibération où le conflit fait partie intégrante du vivre-ensemble. Nous sommes dépossédés de notre pouvoir par l’image d’un souverain beau, bon et où la justice ne sera jamais que la réaffirmation des règles du système dominant. Quoi qu’il advienne.

 

Judith Trudeau[1]


Notes

[1] Professeure de science politique au Collège Lionel-Groulx.

[2] Nicolas Machiavel, Le Prince [1515], Paris, Flammarion, 1980.

[3] Déclaration de William Buffet à CNN, 19 juin 2005.

[4] Francine Pelletier, « Le come-back kid », Le Devoir, 14 octobre 2015.

[5] Dylan Robertson, « Justin Trudeau : is he Canada’s J.F.K. ? », The Christian Science Monitor, 6 mars 2016,  <www.csmonitor.com/World/Americas/2016/0306/Justin-Trudeau-Is-he-Canada-s-J.F.K. >.

[6] Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Champ libre, 1971.

[7] Ibid., p. 22.

[8] Ibid., p. 33.

[9] Ibid., p. 86.

[10] Sheldon S. Wolin, cité dans Chris Hedges, L’empire de l’illusion, Montréal, Lux, 2012, p. 190-191.

[11] On peut aussi faire référence à l’ouvrage de Gilles Dostaler et Bernard Maris, Capitalisme et pulsion de mort, Paris, Albin Michel, 2009.

[12] Joëlle Desterbecq, La peopolisation politique. Analyse en Belgique, France et Grande-Bretagne, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2015.

[13] À titre d’exemple, souvenons-sous de la vidéo d’un scientifique chantant « Harperman », <http://ici.radio-canada.ca/nouvelle/739500/ottawa-harperman-manifestants-chantent-critique-conservateur>.

[14] Jean Chrétien, « Il était une fois le Canada, facteur de paix et de stabilité internationale », Le Devoir, 12 septembre 2015.

[15] Desterbecq, op. cit., p. 15-16.

[16] Pelletier, op. cit.

[17] Desterbecq, op. cit., p. 16-17.

[18] Voir: <www.vogue.com/13377163/justin-trudeau-prime-minister-canada/> et <www.macleans.ca/politics/ottawa/behind-the-scenes-of-the-trudeaus-vogue-photo-shoot/>.

[19] Desterbecq, op. cit., p. 44-53.

[20] Chantal Mouffe, L’illusion du consensus, Paris, Albin Michel, 2016, p. 12-13.

[21] Guylaine Maroist et Éric Ruel, God save Justin Trudeau, documentaire, Québec, Productions de la ruelle, 2015, 81 minutes.

[22] Jab : terme de boxe anglais désignant un coup de poing direct du bras avant, généralement rapide. (NdR)

[23] Debord, op. cit., p. 16.

[24] Jean-Robert Sansfaçon, « Los tres amigos. Des amitiés intéressées », Le Devoir, 29 juin 2016.

[25] Olivier Turbide et Alec Castonguay, cités dans Marie-Hélène Proulx, « L’effet Sophie Grégoire », Châtelaine, 27 juin 2016.

[26] Voir : <http://fashioniseverywhere.com/2016/03/11/copiez-son-look-sophie-gregoire-trudeau/>.

[27] Debord, op. cit., p. 169.

[28] François Messier, « Trudeau et Obama célèbrent l’amitié canado-américaine », Radio Canada.ca, 10 mars 2016.

[29] « Le programme a permis de doter les douze frégates d’équipements à la fine pointe de la technologie pour faire face aux nouvelles menaces du XXIe siècle. La modernisation de la flotte comprend un nouveau système de gestion du combat de Lockheed Martin Canada, de nouvelles capacités radar, un nouveau système de guerre électronique ainsi que des technologies de communications et des missiles améliorés. » Lockheed Martin Canada, Lockheed Martin Canada célèbre une étape importante du projet de modernisation des frégates de la classe Halifax, 29 avril 2016, <www.lockheedmartin.ca/ca/fr/nouvelles/lockheed-martin-canadacelebreuneetapeimportanteduprojetdemoderni.html>.

[30] Giorgio Agamben, « De l’État de droit à l’État de sécurité », Le Monde, 23 décembre 2015.

[31] Olivier Bachand, « Le commerce avec les États-Unis : une relation lucrative », Radio Canada.ca, 10 mars 2016.

[32] Desterbecq, op. cit., p. 151.

[33] Tristan Péloquin, « Le numérique, nouvelle machine de guerre », La Presse, 8 octobre 2015.

[34] Alec Castonguay, Les partis vous espionnent, L’actualité, 20 août 2016, <www.lactualite.com/societe/les-partis-politiques-vous-espionnent/>.

[35] Toronto Life, Toronto’s 50 most influential people : # 11Katie Telford, 19 novembre 2015, <http://torontolife.com/city/toronto-politics/toronto-50-most-influential-2015-katie-telford/>.

[36] Debord, op. cit., p. 18.

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