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Jalons vers un monde possible. Redonner des racines à la démocratie, Editions du Bord de l’eau, avril 2010.

mercredi 12 mai 2010, par Thomas Coutrot (auteur invité)

L’introduction de cet ouvrage est publiée sur ce site avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

Jalons vers un monde possible Redonner des racines à la démocratie

Introduction

Pour des utopies réalistes

Ce monde est en train de devenir impossible. Nous vivons une triple crise – sociale, écologique et géopolitique – qui pose la question du « vivre ensemble » sur notre planète. Spectateurs fascinés, nous assistons à l’effondrement au ralenti – avec des épisodes de brutale accélération – d’un monde absurde. Les puissants font semblant de comprendre et de maîtriser ce qui leur échappe. Les partis semblent ne pas voir plus loin que la prochaine élection. Les mouvements sociaux sont défensifs, éclatés, désorientés. Les idéologues conservateurs, un moment revigorés par l’aubaine du 11 septembre 2001, se drapent toujours dans la défense de la liberté et des droits de l’homme menacés par la « guerre des civilisations ». Cachant de plus en plus mal leur « haine de la démocratie », ils invoquent jusqu’à satiété le fantôme du totalitarisme pour interdire de penser de nouvelles avancées de la liberté. La longue marche de l’émancipation humaine serait terminée. L’épuisement du projet des Lumières et l’échec du projet communiste nous condamneraient à une modeste politique du moindre mal. Envisager un projet émancipateur pour le XXIe siècle, qui monterait sur les épaules de ses prédécesseurs, ne pourrait déboucher que sur le cauchemar.

Il est temps de se débarrasser de cette idéologie de la résignation. La civilisation est arrivée à un carrefour. Est-il réaliste de parier sur le « capitalisme vert » ? Son échec, dont je montrerai qu’il est probable, risque d’ouvrir la voie à des régressions barbares et à l‘écofascisme. Pour faire face à l’implosion catastrophique du capitalisme productiviste, nous – j’essaierai d’éclaircir qui est ce  » nous  » – avons absolument besoin d’un projet. Un projet d’émancipation, c’est l’évènement suivant : « des hommes et des femmes réunis disent ensemble : « voici le genre de vie en société qui nous convient », et ils tentent de le faire advenir. [1] » . Un projet, ce n’est ni une maquette de la société idéale, ni un passeport pour le goulag : c’est une carte, une boussole et une méthode.

Un carrefour se présente devant nous, il nous faut donc une carte. Nous devons mieux comprendre comment les forces sociales (le capital, l’État, la technoscience) qui organisent cette mondialisation ont construit et jusqu’à présent préservé, même au plus fort de la crise, leur hégémonie sur la société. Il nous faut aussi et surtout identifier les ressources dont les dominés disposent pour ébranler cette domination. Disons d’emblée le point de vue ici défendu : la ressource essentielle des dominés est la politique démocratique, le seul pouvoir de ceux qui n’ont pas de pouvoirs. La crise de la représentation est aujourd’hui patente : coupure entre la population et les élites politiques, déclin de la participation électorale, montée des droites autoritaires… La démocratie s’étiole à demeurer confinée dans les limites étroites du régime représentatif. Le principe démocratique est autrement plus ambitieux : il demande que chacun puisse participer activement aux décisions qui le concerne, dans tous les domaines, de l’État à l’économie en passant par la famille, l’éducation, la culture, la religion… La démocratie déborde sans cesse les pouvoirs institués. Elle est le gouvernement de ceux qui n’ont aucun titre à gouverner, le « gouvernement de n’importe qui » [2] selon la formule scandaleuse de Jacques Rancière.

Nous avons aussi besoin d’une boussole, qui pointe dans une « direction de développement » de l’humanité [3] – comme celle de l’autonomie individuelle et collective dont parlait Cornélius Castoriadis, ou celle de la reconnaissance authentique et mutuelle qu’évoque Axel Honneth. Une direction qui mette au jour ce que pourraient être les principes du vivre ensemble dans une société d’autonomie, où chacun pourrait accéder à une vie décente, et qui préserverait les conditions de cette vie pour les générations à venir. Un récit qui pourrait stimuler l’imaginaire collectif, comme le récit des Lumières (le « progrès » et la « modernité ») ou celui du communisme (la « société sans classes » et le « dépérissement de l‘Etat ») l’ont formidablement fait par le passé, alors que le récit du « développement durable » semble aujourd’hui condamné à l’échec du fait des ambiguïtés même qui ont fait initialement son succès, et que celui, émergent, de la « décroissance » a l’inconvénient majeur de se construire sur une négation. Il me semble que ce récit pourrait au contraire se construire autour d’une affirmation centrale : il faut démocratiser les rapports sociaux. Par leur intervention directe dans les affaires publiques, dès ici et maintenant, les citoyens prennent en main la défense et la construction des biens communs de l’humanité, conditions de la préservation d’un monde vivable. La mise en actes de ce récit n’est portée par aucune nécessité historique, ne reflète aucune logique sociale immanente : elle ne peut résulter que d’un choix politique collectif et conscient.

Nous avons enfin besoin d’une méthode : pour construire la convergence des innombrables mouvements sociaux, pour que la société civile démocratique puisse s’articuler, se poser en acteur collectif malgré (et grâce à) son infinie diversité, pour transformer les rapports de force sociaux, pour stopper la course à la catastrophe [4] et faire bifurquer notre histoire collective dans une direction soutenable.

Je ne décrirai pas les origines et le déroulement de la crise globale commencée en 2008 ; d’autres l’ont fait, et bien fait [5] . Fin 2009, les médias se réjouissaient du rebond de la croissance, et annonçaient la « sortie de crise ». Reprise en peau de lapin, bien sûr : les banques sont encore gavées de titres pourris qu’elles ont cru pouvoir cacher sous le tapis ; les ménages freinent leur consommation pour payer leurs dettes ; les entreprises réduisent leurs investissements ; les États aussi, mais surtout gonflent de façon extravagante leurs déficits et leur dette ; de nouvelles bulles financières commencent à gonfler, sur les matières premières, les marchés des « droits à polluer »… Le chômage et la précarité sociale s’aggravent à nouveau dramatiquement, et gangrènent la société. Les gouvernants font mine de s’en prendre aux paradis fiscaux ou aux traders, pour mieux préserver les fondements de l’emprise de la finance : la libre circulation des capitaux et des marchandises, le pouvoir des actionnaires. La crise sera longue.

Je n’offrirai pas non plus un catalogue de mesures pour sortir de cette crise globale, ni évidemment un projet d’émancipation pour le XXIe siècle. Mais le caractère sans précédent de cette crise nous oblige à dégager, de l’expérience des échecs du passé et des mouvements actuels de la société, quelques jalons pour explorer de nouveaux chemins, des utopies réalistes. Les trois premiers chapitres posent les questions de la finance, de l’écologie et de l’emploi. La monnaie, la terre et le travail : ces trois piliers des sociétés modernes que le capitalisme veut désocialiser et transformer en pures marchandises, rendant ainsi impossible la vie en société, comme l’a montré Karl Polanyi dans « La Grande Transformation ».

Pour re-socialiser ces trois éléments, il faut un acteur – un sujet révolutionnaire – , et une stratégie politique de long terme. J’indique une piste sur la question du sujet (chapitre 4), avant de proposer d’autres balises pour la démocratisation de l’Etat (chapitre 5), de l’économie (chapitre 6). Je montre pourquoi l’alternative réforme / révolution doit être dépassée, les deux étant indissociables (chapitre 7), avant d’esquisser les voies d’une possible articulation entre luttes locales et globales (chapitre 8). La transformation sociale est en panne d’imaginaire. Traumatisée, la gauche n’ose plus imaginer de nouvelles utopies. Je m’appuie ici sur une méthode de l’utopie réaliste qui consiste à déceler des tendances émancipatrices à l’œuvre dans les mouvements réels de la société, et à chercher comment on pourrait les pousser plus loin. Il s’agit de faire mûrir la société future au sein même de la société actuelle, sans attendre mais en accélérant la venue des nécessaires ruptures. De revivifier le débat sur les alternatives au capitalisme dans la perspective de la construction des biens communs de l’humanité, sans faire de la révolution un préalable incantatoire. Le communisme visait l’extinction de la politique, le passage « du gouvernement des hommes à l’administration des choses ». Le socialisme, étape supposée nécessaire, se définissait comme la propriété collective – en pratique, la propriété étatique – des moyens de production. L’Histoire nous l’a rappelé : qui veut faire l’ange fait la bête. Viser l’extinction de l’État, et commencer par s’en remettre à lui, a été une coûteuse erreur stratégique. Bernstein, un des théoriciens du socialisme au début du XXe siècle, avait raison de dire : « le but final n’est rien, le mouvement est tout ». Car de but final, il n’y en a pas – et certainement pas celui d’une société apaisée, réconciliée avec elle-même, qui verrait l’extinction de la politique. Mais le mouvement, il y a longtemps – au moins vingt-cinq siècles – que des femmes et des hommes s’y sont engagés : c’est celui de la démocratisation de la société – de l’État comme de l’économie – par l’intervention autonome et permanente des citoyens.

Table des matières

PRÉFACE : DES JALONS SUR DE NOUVELLES PISTES PAR JEAN-MARIE HARRIBEY

INTRODUCTION POUR DES UTOPIES RÉALISTES

CHAPITRE 1 RÉGULER LA FINANCE, OU LA SOCIALISER ? A la rescousse de la finance ? La fusion de l’Etat et du capital financier Des verrous dans les têtes et dans les institutions Les premières fissures du bloc néolibéral La « rue » doit gouverner Mettre les banques sur la place publique

CHAPITRE 2 PEUT-ON REPEINDRE EN VERT LE CAPITALISME ? Les limites de la croissance Le mirage du néolibéralisme vert Vers un New Deal vert ? Condamnés à la croissance ? L’écologie par le marché L’arnaque du « développement propre » Du marché vert au plan écologique L’instabilité du compromis social-écologique Repenser la performance économique Construire les biens communs

CHAPITRE 3 LE TRAVAIL DÉCENT : UN BIEN COMMUN Le travail à l’agonie Le travail sans qualité La mutilation du pouvoir d’agir Faits comme des rats Construire le travail décent comme bien commun Un autre monde est déjà là Prendre le capital en tenaille Les cinq clés de la mobilisation

CHAPITRE 4 PEUPLE, PROLÉTARIAT, SOCIETE CIVILE ? La longue marche d’un concept controversé Face aux pouvoirs monopolisés Du Ku Klux Klan au MLF Post-marxisme Société civile et démocratie Des luttes démocratiques à la lutte populaire Reconstruire un imaginaire de l’émancipation

CHAPITRE 5 DÉMOCRATISER l’ÉTAT : LA SOCIALISATION DE LA POLITIQUE Election contre démocratie Subvertir la représentation Réhabiliter le tirage au sort La compétence des incompétents Construire des éléments d’intérêt général Démocratiser la société civile

CHAPITRE 6 DÉMOCRATISER L’ÉCONOMIE : LA SOCIALISATION DU MARCHÉ Le marché et ses vices Abolir le marché ? La socialisation du marché Dissocier les trois fonctions de la propriété Deux régimes autogestionnaires… parmi d’autres Quelques objections classiques Puissances de la coopération

CHAPITRE 7 RÉFORMES ET RÉVOLUTIONS : LA LONGUE MARCHE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE Pas de réforme sans (menace de) révolution Illégalisme et non-violence Accoucheuse ou fossoyeuse ? La révolution démocratique vient de loin La révolution en actes De nouveaux objets politiques

CHAPITRE 8 POUR UNE RELOCALISATION COOPÉRATIVE Autodéfense sociale L’inflexion de Copenhague Les rivalités éco-impérialistes A la recherche du bouc émissaire Rompre avec le libre-échange Privilégier la coopération Changer l’Europe pour la sauver

CONCLUSION VERS UN SOCIALISME CIVIL

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Notes

[1] J.L. Sagot-Duvauroux, http://www.emancipation-blog.net/in…

[2] Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La Fabrique, 2006

[3] Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2007, p. 201

[4] Isabelle Stengers, Le temps des catastrophes. Pour conjurer la barbarie qui vient, La Découverte, 2009

[5] Voir Attac (sous la direction de Jean-Marie Harribey et Dominique Plihon), Sortir de la crise globale, Paris, La Découverte, 2009 ; Frédéric Lordon, La crise de trop, Paris, Fayard, 2009 ; Isaac Johsua, La grande crise du XXIè siècle. Une analyse marxiste, Paris, La Découverte, 2009

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