mardi 8 juin 2010, par Pierre Mouterde
La crise financière a eu au moins ce mérite, celui d’obliger les gens de gauche (et parmi eux les altermondialistes) à réfléchir à qu’on appelait avec beaucoup de facilité le néolibéralisme et de relier ce mode de régulation économique à ce qui est son soubassement décisif, le capitalisme. La crise environnementale, de son côté, oblige les environnementalistes à penser leur si légitime souci de protection de la nature en rapport avec les logiques économiques expliquant la crise que nous connaissons aujourd’hui (voir à ce sujet tout l’intérêt de l’écosocialisme).
Présentation faite lors de la journée d’étude sur l’anticapitalisme organisée par Presse-toi à gauche ! et le Centre justice et foi le 15 mai 2010 à Québec.
Il s’agira donc de donner ici quelques points de repère pour faciliter la discussion collective, aider à la réflexion sur ce qu’il en est du capitalisme, mais aussi et surtout de l’anticapitalisme.
Ce que je vous propose c’est d’effectuer une sorte de mise en perspective historique de la notion d’anticapitalisme, en définissant quelques points de repère pour permettre justement une large discussion dont j’aspirerai à ce qu’elle ne soit pas seulement théorique, mais aussi pratique, dans le sens où l’anticapitalisme appelle qu’on le veuille ou non à une remise en cause pratique d’un système bien concret. C’est d’ailleurs le propre de la critique marxiste du capitalisme que de penser cette critique en termes pratiques. Rappelez-vous la fameuse formule de Marx : « L’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » (Statuts de l’association internationale des travailleurs 1864).
Et pour ce faire, je tenterai dans un premier temps de clarifier ce qu’il peut en être du capitalisme, en m’appuyant sur les écrits de Marx et plus particulièrement sur les oeuvres de la maturité (livre 1 du Capital et Grundisse) et en montrant comment sa caractérisation du capitalisme est particulièrement riche et féconde, éclairante encore aujourd’hui.
Puis dans un deuxième temps, j’essayerai de mettre en perspective comment, au fil de l’histoire concrète, une certaine tradition anticapitaliste a fini par s’imposer en voyant dans le capitalisme un système d’abord et avant tout « inégalitaire et contradictoire » qui finirait par s’écrouler inévitablement sous le poids de ses propres contradictions. Et comment à cette vision optimiste ou même triomphaliste, s’est opposée une vision tout aussi optimiste et triomphaliste, la vision keynésienne stipulant qu’il serait justement possible de gérer avec succès ses contraditions, au prix de quelques réformes.
Ce qui me permettra dans un troisième temps –en opposition aux deux visions précédentes—à montrer comment on pourrait repenser et réactualiser un anticapitalisme » pour les temps présents.
I)Le capitalisme, qu’est-ce que c’est ? (sa spécificité et sa complexité)
II)Les limites et impasses des discours historiques critiques vis-à-vis du capitalisme (Les thèses de la crise finale et de la régulation keynésienne)
III)Propositions pour repenser, réactualiser l’anticapitalisme (2 hypothéses : système productiviste, cannibale et mortifère ; redonner force à l’action politique pensée comme unificatrice)
I) Le capitalisme, qu’est-ce que c’est ?
Les définitions de départ sont essentielles [1]
C’est un mode de production et d’échange situé historiquement et géographiquement (le « capitalisme historique » (Immanuel Wallerstein)) [2]
C’est un mode de production qui s’annonce « comme une immense accumulation de marchandises » et qui se caractérise par la volonté de s’approprier des richesses, non pour les consommer, mais pour les accumuler sous forme de capital-argent « dans le but délibéré de son auto-expansion » (Wallerstein). D’où cette idée de faire de l’argent pour faire encore plus d’argent, mais en sachant que pour produire cet argent en plus, il faut s’engager dans un processus compliqué qui consiste à mettre des gens au travail pour les faire produire un « surtravail » dont on ne s’appropriera la valeur que sous la forme d’une marchandise qu’il faut d’abord vendre » (François Chesnais).
D’où l’existence d’une série de traits qui lui sont tout à fait particuliers : a)Ce système semble –suite à cette cette quête d’une accumulation toujours plus grande— se caractériser par l’élargissement notable des capacités productives humaines et par cette perpétuelle agitation et fièvre qui semblent distinguer comme dit Marx « l’époque bourgeoise de toutes les autres ».
b)Ce système ne cherche pas à produire d’abord des biens pour la consommation immédiate et la satisfaction de besoins sociaux, mais va les produire pour le profit qu’il retirera de leur vente. Ce qui l’intéresse donc c’est la demande solvable, c’est-à-dire la demande de ceux qui peuvent acheter. D’où le caractère aveugle de cette production (et la multiplicité des contradictions qu’il fait naître) et notamment le fait qu’elle installe les conditions de discordances permanentes entre le temps de la production et celui de la consommation, et donc au fil de ces désajustements structurels, la possibilité de crises de surproduction récurrentes (spécifiques au MPC) ;
c) Ce système n’est pas seulement un mode de production mais aussi un rapport social qui sous-entend –en les remodelant de part en part— l’existence de classes sociales divisées par des intérêts antagoniques, l’une possédant le capital, pendant que l’autre, par le biais de son travail –devenue force de travail « marchandisée »— en nourrit l’expansion mais sans en bénéficier de tous les fruits, ni en orienter le déploiement. Car le travail en devenant marchandise qu’on achète et on vend, permet au détenteur de capital de s’approprier « une plus-value » : différence entre la valeur créée par le travail et le salaire concédé au travailleur. Ce qui fait d’ailleurs dire à Marx que « la condition d’existence du capital, c’est le salariat », ne serait-ce que parce qu’en système capitaliste, l’argent ne devient capital qu’en s’emparant du travail vivant qu’il met en activité. D’où l’existence d’un rapport d’exploitation nourrissant des rapports sociaux profondément inégalitaires.
d)Mais ce système est en plus à l’origine de ce que Marx a appelé « le fétichisme de la marchandise » (l’idée que dans ce mode de production le rapport social des hommes entre eux prend la forme d’un rapport des choses entre elles) et qui va conduire à des phénomènes de dépossession particuliers (voir entre autres l’École de Francfort), tendant à transformer « les rapports entre les hommes en rapports entre les choses » et par suite à ravaler tout à l’état de matière inerte et manipulable [3]. D’où à côté de la dépossesion concernant la distribution de la richesse produite (propriété privée des moyens de production), existence d’une dépossession concernant la maîtrise du processus de production lui-même (l’organisation tecnico administrative de la production industrielle : le despotisme d’usine ; le rapport au travail c’est déjà un rapport social). D’où par voie de conséquence, ce phénomène de chosification et de marchandisation du monde (fruit de cet envoûtement qui lie l’individu au système, ce cette froideur de la monade sociale), des choses et des gens. (il n’est pas qu’un simple mode de partage de la richesse, il est un mode de production en tout point particulier). Conclusion, cahoteux ou chaotique ? : c’est donc un système complexe dont on peut dire qu’il est tout à la fois contradictoire, inégalitaire, mais aussi productiviste, déréglé (débridé) et réifiant. C’est non seulement une forme (une manière de produire et d’échanger problématique (cahoteuse et injuste), mais aussi un contenu, c’est-à-dire une matière induisant nécessairement un rapport aux monde, aux hommes, au travail, à la nature en tout point spécifique qui pourrait bien finir par être chaotique (déréglé, aliénant, productiviste, etc.).
II) Les limites et impasses des formes critiques dominantes vis-à-vis du capitalisme
Or en revenant à l’histoire concrète du capitalisme et de ses critiques, on s’aperçoit que la critique dominante (celle qui s’est imposée) faite au capitalisme au 20ième siècle –celle qui s’est incarnée dans le communisme soviétique stalinisé— n’a pas repris à son compte toutes ces dimensions, mais s’est focalisée essentiellement sur les dimensions inégalitaires et contradictoires de ce système, passant à côté de (ou minimisant) les autre dimensions d’un tel système (productivistes, déréglées et réifiantes).
C’est ainsi que s’est construite –au fil d’une vision progressiste de l’histoire— toute une représentation du capitalisme appauvrie, marquée du sceau du réductionnisme et d’un optimisme immodéré. De quoi voir en lui un système qui allait connaître une « crise finale » (Evgueni Varga) et s’écrouler nécessairement sous le poids de ses propres contradictions pour donner naissance à une société socialiste, en ce sens qu’elle serait capable de résoudre ses contradictions fondamentales, permettant de développer les forces productives de manière plus rationnelle.
Cette conception reposait sur une conception mécaniste et illusoire de l’histoire, la conception « progressiste » de l’histoire, imaginant que l’histoire allait inéluctablement vers le mieux et le progrès, poussant à l’accouchement, à la manière d’une nécessité implacable, de la société socialiste puis communiste.
À cet anticapitalisme apparemment intransigeant et radical a paru faire contrepoids la vision keynésienne qui tout en reconnaissant certains travers propres au capitalisme, pensait pouvoir le réformer ou le réguler, notamment par le biais d’une régulation du marché et d’une intervention active de l’État.
Il reste qu’à l’aune des événements historiques que nous avons connus dans les trente dernières années, ni la position de la crise finale, ni celle de Keynes et de ses disciples ne paraissent tenir la route. Comme si l’histoire s’était chargé d’invalider leurs pronostics ! Puisque dans un cas le capitalisme ne s’est pas écroulé sous ses propres contradictions (et les sociétés dites socialistes quant à elles n’ont pas perduré), et dans l’autre, le capitalisme n’a pas démontré –moins que jamais pourrait-on dire—sa capacité à se réformer minimalement. D’où la nécessité de repenser, réactualiser l’anticapitalisme à l’aune des enjeux contemporains
III)Propositions pour repenser, réactualiser l’anticapitalisme
Nécessité, pour le juger, de tenir compte de la complexité de ce système ainsi que de son histoire et des métamorphoses qu’il a pu connaître. Le capitalisme, ce n’est pas seulement une structure (une logique), c’est aussi et surtout une histoire et un devenir et les conséquences pratiques dont il est à l’origine ne sont pas nécessairement les mêmes, il y a deux siècles de cela ou aujourd’hui. Autrement dit, il faut nécessairement tenir compte du temps et de la durée pour le juger véritablement.
Nécessité d’avoir une approche historique englobante (la vue qui porte au loin), en ne jetant pas le bébé avec l’eau du bain. Si ce système jusqu’à présent ne s’est pas écroulé sous le poids de ses propres contradictions, cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne comporte pas de contradictions, et même des contradictions grandissantes. Cela veut dire qu’il a été capable de les repousser temporairement, sans pour autant qu’elles disparaissent. Et cela veut dire que les stratégies des forces collectives du passé qui ont cherché à le renverser n’étaient pas les bonnes, ni suffisamment pertinentes. D’où la nécessité de les repenser, de les passer au crible de la critique, de les bonifier.
D’où les 2 hypothèses que j’aimerais évoquer devant vous et qui j’espère permettront de lancer le débat entre nous :
1)À l’aune de la formidable crise environnementale que nous vivons et des phénomènes de marchandisation accélérée du monde que nous subissons, il devient nécessaire de penser le capitalisme non seulement comme un système contradictoire et inégalitaire, mais aussi comme un système au « productivisme échevelé » (stimulé par l’implacable course au profit) tendant à devenir « cannibale » et « mortifère ». Et cela de deux manières différentes : a) à travers la gigantesque crise de l’environnement que nous connaissons (sa destruction industrielle), puisqu’aujourd’hui c’est la vie de la planète qui est questionnée, et par conséquent celle de l’humanité pensée comme humanité universelle ; b) mais aussi à travers le phénomène de la marchandisation du monde qui tend à installer la faim partout : au Sud bien sûr où un milliard d’êtres humains ne parviennent toujours pas en 2010 à manger à leur faim ; mais aussi au Nord où l’on dévore tout (consommant sans discrimination aucune) au fil d’une course infinie et déréglée à consommer des biens dont on n’est jamais rassasié.
2)À l’aune de la crise des alternatives et de l’impuissance sociopolitique dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, il devient nécessaire non seulement de réfléchir à pourquoi il faudrait sortir du capitalisme, mais aussi à comment y parvenir ? Et l’hypothèse que je vous soumets, c’est que pour reconstruire ce mouvement ascendant de contre hégémonie populaire dont nous avons besoin pour faire face aux diktats néolibéraux de l’ordre capitaliste contemporain (un mouvement semblable à celui qui entre les années 20 et 80 du 20ième siècle a structuré le monde), il faut redonner force et vitalité à l’action politique, pensée comme action socio-politique rassembleuse, comme capacité d’organiser un nouveau « nous en marche » affirmatif, un nous capable d’exprimer les aspirations et la force du peuple d’en bas (les sans-parts d’aujourd’hui) et de faire échec aux orientations littéralement mortifères des élites dominantes d’aujourd’hui.
Notes
[1] Voir les définitions de Petrella ou de Hervé Kempf : « une manière de raconter la vie (…) » privilégiant « la richesse individuelle au détriment de la richesse collective » ; une « forme historique qui, « recherchant la maximisation du profit, est en phase de dégénérescence ».
[2] On peut repérer assez facilement, d’un point de vue historique, l’émergence progressive en Europe à partir du 16/17ième siècle ainsi que les différentes métamorphoses au fil de près de 350 ans d’âge (accumulation primitive, capitalisme commercial, manfacturier, industriel, financier, etc.) ayant permis son élargissement à l’échelle du monde entier. Il s’agit donc d’un mode de production daté historiquement, qui n’a pas toujours existé, et qui se différencie très clairement par exemple de la petite production marchande qu’on peut retrouver en Grèce au 5/4ième siècle avant J.C. (la transformation du surproduit agricole qui de rente en nature, devient rente en argent, bouleverse de fond en comble la situation sociale ; Mandel p. 115)
[3] Marx écrivit [1980, tome II, p. 192-193]3 : « Cependant, à mesure que se développe la grande industrie, la création de la richesse réelle dépend moins du temps de travail et du quantum de travail employé que de la puissance des agents mis en mouvement au cours du temps de travail, laquelle à son tour – leur puissance efficace – n’a elle-même aucun rapport avec le temps de travail immédiatement dépensé pour les produire, mais dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie, autrement dit de l’application de cette science à la production. […] La richesse réelle se manifeste plutôt – etc’est ce que dévoile la grande industrie – dans l’extraordinaire disproportion entre le temps de travail utilisé et son produit, tout comme dans la discordance qualitative entre un travail réduit à une pure abstraction et la force du procès de travail qu’il contrôle. […] Dans cette mutation ce n’est ni le travail immédiat effectué par l’homme lui-même, ni son temps de travail, mais l’appropriation de sa propre force productive générale, sa compréhension et sa domination de la nature, par son existence en tant que corps social, en un mot le développement de l’individu social, qui apparaît comme le grand pilier fondamental de la production et de la richesse. […] Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse d’être nécessairement sa mesure et, par suite, la valeur d’échange d’être la mesure de la valeur d’usage.