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Insoutenable nucléaire

À propos de Laure Noualhat, Déchets, le cauchemar du nucléaire,

Paris, Seuil/Arte Éditions, 2009, 209 p., 18 €

Ces derniers mois, on a vu paraître, sous forme de livres ou de films, plusieurs enquêtes approfondies sur le monde nucléaire. On remarquera ainsi en particulier le documentaire d’Esther Offenberg, Au pays du nucléaire, sur la presqu’île du Cotentin, où sont implantées l’usine de retraitement de La Hague et la centrale de Flamanville, ou encore R.A.S. Nucléaire, rien à signaler, d’Alain de Halleux, qui traite du fonctionnement de l’industrie nucléaire et de la façon dont y prime l’impératif de rentabilité sur le souci de la sécurité (à travers notamment le recours aux travailleurs intérimaires), et, enfin, Déchets, le cauchemar du nucléaire, une enquête menée dans trois des pays les plus nucléarisés : les USA, la Russie et la France, et qui a donné lieu à un livre et à un film.

La question des déchets est emblématique du nucléaire à plus d’un titre : sa gestion opaque permet d’apprécier la valeur des prétentions actuelles de l’industrie nucléaire à la «transparence» ; cette question manifeste également les risques que fait courir aux populations le nucléaire, et la façon dont l’État accepte de les exposer au danger (aux USA et en France comme en Russie, bien qu’évidemment à des degrés divers) ; enfin, l’absence de solution au problème des déchets nucléaires (doublée de la dénégation constante du problème par l’industrie) fait porter un doute majeur sur la viabilité du système nucléaire.

De façon particulièrement éclairante, l’enquête de Laure Noualhat fait le lien entre l’histoire du nucléaire militaire et l’actualité du nucléaire civil, entre les pollutions héritées de périodes où l’on ne se souciait absolument pas de l’exposition éventuelle des populations, et les pollutions actuelles, où l’on cherche certes à limiter cette exposition, mais où on l’accepte également, comme un mal «nécessaire», et qu’on peut parvenir à faire admettre aux populations locales à coup de subventions. Le secret qui régnait pendant la seconde guerre mondiale et pendant la guerre froide prévaut encore aujourd’hui, ainsi que l’idée que les décisions concernant le nucléaire ne peuvent être du ressort des citoyens. Seul diffère le degré de dommage que l’on estime pouvoir infliger à la population sans risquer de susciter indignation et résistances. Il est à espérer cependant que l’insistance du film comme du livre sur les pollutions terribles produites pendant la guerre, sur les premiers sites nucléaires américains et russes, pollutions durables, et qui n’ont jamais été reconnues, ne fasse pas estimer moins dignes d’attention les contaminations actuelles.

Le travail d’enquête et d’explication mené par Laure Noualhat a une valeur pédagogique incontestable : on en revient édifié, tant sur les risques matériels inhérents à cette industrie, qu’on nous présente en France comme un fleuron national, que sur la façon dont elle est gérée. On ne peut qu’être frappé de la description, et de la constatation sur le terrain, des ravages causés par l’industrie nucléaire depuis ses débuts (pendant la seconde guerre mondiale) ; on ne peut qu’être effaré du cynisme et de la mauvaise foi des dirigeants du nucléaire, prêts à nier, contre toute évidence, les dangers du nucléaire et les torts infligés aux populations (ici, le film est sans doute plus fort que le livre, la caméra saisissant les mimiques gênées ou hypocritement bienveillantes des responsables d’EDF ou d’Areva (rappelons qu’Areva, entreprise privée née de la fusion entre CEA Industrie, la Cogema et Framatome, et dont l’État est l’actionnaire majoritaire, est le principal acteur du nucléaire en France). Au coeur du livre, la dénonciation des mensonges de l’industrie nucléaire française, qui présente l’énergie nucléaire comme «recyclable» alors que seulement 2,5 % de son combustible est effectivement «recyclé» – pour produire d’ailleurs des déchets eux-mêmes non recyclables, et plus dangereux encore. La propagande d’Areva ne tient pas longtemps à l’examen des chiffres disponibles concernant le prétendu «recyclage» du combustible nucléaire.

Lorsque l’on s’intéresse au fonctionnement de l’industrie nucléaire, on découvre un monde où règnent des règles particulières, un monde dont les plus hautes sphères de l’État estiment manifestement qu’il s’agit d’un domaine réservé. Là, les exploitants peuvent fixer eux-mêmes, en «collaboration» avec les instances de contrôle, les normes de rejets radioactifs auxquelles ils sont «astreints», et peuvent prétendre à l’absence de nocivité de rejets de faible quantité en les comparant aux doses reçues par les irradiés de Hiroshima et Nagasaki (comme c’est le cas à l’usine de retraitement de La Hague) ; là, l’interdiction faite de se débarrasser des déchets nucléaires en pleine mer peut être contournée par une canalisation déversant des matières radioactives depuis les côtes (La Hague encore) ; là, l’État s’efforce d’empêcher toute mesure de la radioactivité aux abords d’un site nucléaire (Hanford, USA), ou interdit purement et simplement l’accès à des zones où se trouvent des installations déclarées stratégiques (Tomsk, Russie). Dans ce domaine, les décisions concernant le degré de risque et de dommage acceptables sont prises hors de tout processus démocratique, de tout contrôle collectif, de tout souci de transparence.

Laure Noualhat dénonce clairement le fait que toute l’industrie nucléaire soit fondée sur un problème majeur, celui des déchets, auquel depuis soixante ans on n’est pas parvenu à trouver de solution, et qui va bientôt se prolonger dans le problème du démantèlement des centrales. Cependant, la perspective choisie – celle de se limiter au problème des déchets – si elle peut tout à fait se justifier, en ce qu’elle permet une étude approfondie dans le cadre restreint d’un film de télévision ou d’un petit ouvrage, devrait être complétée par l’évocation, aussi succincte soit-elle, des autres problèmes soulevés par le fonctionnement de l’industrie nucléaire, comme les problèmes de sécurité des installations, le risque d’accident, ou encore les pollutions induites par l’extraction du minerai d’uranium. Même concernant le seul problème des déchets, son ampleur et sa radicalité ne sont pas suffisamment mises en évidence.

Ainsi, en mettant en avant, comme s’il s’agissait de la critique majeure qu’on pouvait faire concernant la gestion des déchets nucléaires en France (c’est l’argument qui revient en conclusion), le fait que 13 % de «nos matières radioactives parcourent des milliers de kilomètres sans autre protection que leur conditionnement pour finir, abandonnées, à ciel ouvert, sur de gigantesques parkings sibériens» (p. 190) – un fait certes révélateur de l’irresponsabilité des dirigeants du nucléaire en matière de gestion des déchets –, le livre peut conduire à penser que le traitement des déchets ne pose qu’un problème marginal, et finalement assez facilement soluble.

De même, lorsque Laure Noualhat dit, en conclusion, qu’«aujourd’hui, il n’existe aucun site de stockage définitif en service pour les déchets de haute activité» (p. 191) : une telle formulation peut laisser penser qu’il n’y a là qu’un problème factuel, qui appellerait une solution technique, et qui pourrait être résolu pour peu qu’on y mette les moyens adéquats (le commentaire du film suggère même que le problème est d’abord financier). Le stockage en grande profondeur est de plus présenté comme la «solution la plus moderne» et «la plus performante» (p. 163) – certes sans doute avec une certaine ironie, mais on aimerait que cela soit explicité.

Il faudrait dire clairement que cette «solution» n’en est pas une, puisque sa fiabilité est purement hypothétique (comme le reconnaît, avec un humour involontaire, le CEA, lorsqu’il dit que «la démonstration de la sûreté d’un stockage reposera in finesur la conviction intime du bon fonctionnement de l’installation» (site internet du CEA, section «Environnement et Santé», sous-section «Recherches sur les déchets», consulté le 20/10/2009)), puisqu’elle suppose que ces déchets soit surveillés et le site entretenu pendant des centaines d’années, ce qui nécessite une stabilité économique, sociale et politique sur laquelle il est peu raisonnable de compter, et puisqu’il est pour le moins problématique de léguer un tel héritage aux générations futures. Dans la conclusion du livre de Laure Noualhat, la possibilité d’entretenir un site de stockage jusque vers l’an 2600 ou 3000 est pourtant présentée comme réaliste – bien qu’avec (tout de même !) des réserves. «Toute la question,nous dit l’auteur, est de savoir si nous sommes capables de conserver la mémoire au-delà, sur des millénaires ou des dizaines de millénaires» (p. 192)… L’enfouissement en grande profondeur pose en fait, bien avant cela, des problèmes fondamentaux : outre que ses aspects techniques ne sont pas maîtrisés à l’heure actuelle, et ne paraissent pas en passe de l’être, si l’on se mettait à enfouir les déchets en France, l’exemple ainsi constitué ferait sans aucun doute des «émules», et l’on verrait se multiplier les sites de stockage plus ou moins fiables partout dans le monde – l’industrie nucléaire étant trop heureuse de trouver ainsi le moyen de faire disparaître de la vue ses encombrantes productions collatérales, quitte à créer partout d’imprévisibles bombes nucléaires à retardement. Au lieu d’évoquer ces problèmes, Laure Noualhat ne pointe dans sa conclusion qu’un obstacle à cette «solution» : le fait que «les populations locales y[soient]fortement opposées» (p. 191). En ne mentionnant pas les raisons de cette opposition des populations, elle prend le risque de la faire apparaître comme l’expression d’une résistance irrationnelle.

L’intérêt de la démarche de Laure Noualhat est d’aborder posément une question brûlante, de prendre le temps de mener une véritable enquête de terrain et d’aborder des questions techniques, de façon aussi accessible que possible, en allant interroger les «responsables» de l’industrie et en recourant aux connaissances et aux techniques élaborées par les mouvements de contre-expertise qui se sont développés pour contester à l’État et à l’industrie le monopole du savoir sur le nucléaire. L’enquête a ainsi été réalisée en collaboration avec la CRIIRAD, une commission indépendante de recherche et d’information sur la radioactivité, créée au lendemain de la catastrophe de Tchernobyl.

Mais cette perspective ouvre aussi la voie à des glissements. Toute la question du nucléaire ne relève pas de l’«expertise», comme Laure Noualhat semble parfois le penser, lorsque par exemple elle invoque l’autorité de «spécialistes en sciences humaines» (p. 164) pour étayer l’argument selon lequel il est problématique d’enfouir les déchets de façon irréversible. De la même manière, la préface du livre le place sous le patronage d’une figure emblématique du «savant», celle d’Hubert Reeves, pourtant apparemment peu au fait du problème, puisqu’il dit se réjouir du fait que Nicolas Sarkozy ait récemment déclaré être prêt à consacrer, pour chaque euro mis dans le nucléaire, un euro pour les renouvelables – alors même que l’on sait à la fois le crédit qu’il faut apporter à de telles déclarations, et le fait que le développement du nucléaire s’est toujours fait au détriment des énergies renouvelables, et plus encore de l’indispensable politique de réduction de la consommation d’énergie (on pourrait aussi bien dire un euro pour la vie, un euro pour la mort !). On a aussi parfois le sentiment – notamment dans le film – que les mouvements de contestation du nucléaire qui ne prennent pas la forme de critiques techniques et scientifiques de l’industrie sont vite réduits à des mouvement irrationnels. Dans le film, les manifestants s’opposant au passage de convois de déchets sont ainsi présentés comme l’illustration des «peurs» suscitées par le nucléaire. Or, comme le montre le développement au sein des mouvements d’opposition au nucléaire de contre-expertises avec lesquelles l’industrie elle-même se voit obligée de composer, l’enjeu est précisément, à propos du nucléaire, de saisir cette question comme une question à la fois technique et politique, sans exclusive.

Charlotte Nordmann

Charlotte Nordmann est l’auteure de Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie; de La Fabrique de l’impuissance 2. L’école, entre domination et émancipation; et a dirigé l’ouvrage Le Foulard islamique en questions.

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