Les militants madrilènes qui ont commencé l’occupation de la « Puerta del Sol » en mai 2011 ne se doutaient probablement pas que leur mouvement allait s’étendre dans toute l’Europe et en Israël et qu’il serait à l’origine d’un cousinage nord-américain avec le mouvement des « Occupy Wall Street ».
L’origine sociale de ces mouvements ne fait aucun doute. La crise économique, le poids des dettes publiques et les plans d’austérité imposés aux populations ont des effets sociaux perceptibles dans toute l’Europe et en Amérique du Nord et particulièrement dramatiques pour des pays comme la Grèce, le Portugal ou l’Espagne, là où les mouvements ont été les plus enracinés.
L’onde de choc des révolutions arabe a été déclencheur de ces mouvements qui se sont inspirés des méthodes expérimentées place Tahrir, au Caire : tenir le terrain sur un lieu symbolique en exprimant à la fois la profondeur de sa détermination et la volonté d’un mouvement non-violent pour en finir avec les régimes en place.
Ces mouvements sont différents d’un pays à l’autre, en particulier dans leur rapport aux partis politiques, aux syndicats et aux autres mouvements sociaux et citoyens, mais ils ont aussi et surtout des caractéristiques communes qui leur donnent un retentissement et un écho planétaire.
Du rejet à l’action conjointe
Dans leur rapport aux structures existantes, ces mouvements ont des attitudes très différentes. En Espagne, les « Indignados » se sont construits en opposition aux structures syndicales et surtout aux partis politiques, au point qu’un courant comme la « Izquierda anticapitalista », qui soutient totalement le mouvement, a suspendu sa campagne lors des dernières législatives pour respecter les consignes des Indignados. En Grèce les Indignés se sont retrouvés avec les syndicats dans les grandes manifestations contre les plans d’austérité, mais dans un face-à-face pour le moins rugueux… Aux Etats-Unis, enfin, la grande confédération syndicale, l’AFL-CIO, a appelé à rejoindre « Occupy Wall Street », comme le rappelle Immanuel Wallerstein dans le texte dont nous publions des extraits.
Ces différences s’expliquent par des réalités nationales différentes à au moins deux titres. Le premier renvoie à l’attitude des syndicats par rapport aux plans d’austérité. En Espagne, après une grève générale d’une journée fin septembre 2010, les syndicats ont signé le 1er février 2011 un accord avec le gouvernement ce qui les a éloigné durablement du mouvement des Indignados. En Grèce, en revanche, les syndicats multiplient les grèves et les journées de mobilisation contre les plans d’austérité ; ils se sont donc retrouvés dans la rue avec indignés malgré des différences de base sociale et de culture politique qui ne leur ont pas permis de converger plus profondément. Le deuxième facteur à prendre en compte est la force relative du mouvement syndical et son poids dans l’espace public. En cela les Etats-Unis sont très différents des pays européens. Le syndicalisme dans la globalité y est marginal dans l’espace public et c’est cette faiblesse qui l’oblige à des alliances et des convergences qui seraient difficilement pensable de ce côté-là de l’Atlantique : l’AFL-CIO avait participé aux manifestations de Seattle en 1999 et a – sans problème – appelé à rejoindre « Occupy Wall Street ».
Des caractéristiques communes
Ces différences sont cependant secondaires par rapport aux traits communs aux « Indignados » ou « Occupy Wall Street ». On y retrouve partout les mêmes caractéristiques.
La première est le fait de parler à la première personne : le « nous », cher aux mouvements sociaux et aux syndicats, est remplacé par le « je ». Cette petite différence va avoir beaucoup de conséquences, nous y reviendrons, mais le poids donné à l’individu ne veut pas dire qu’il ne s’agit que d’additionner des egos et de fortes personnalités, le mouvement est au contraire marqué par la volonté de créer du collectif et de la solidarité.
La deuxième caractéristique commune est celle des revendications et de ce qui les accompagne. Les revendications sont partout rassembleuses et fédératrices. Pour des emplois et des logements pour les jeunes en Espagne ; contre le pouvoir de la finance et des banques aux Etats-Unis ; contre la violence et la corruption dans le mouvement très massif lancé, au Mexique, par le poète Javier Sicilia après la mort violente de son fils en mars 2011, un mouvement aux caractéristiques proches de ceux dont nous parlons ; et partout la référence aux 1% de privilégiés auxquels s’opposent 99% de la société. Ce caractère rassembleur et la violence de la situation sociale expliquent l’imposant soutien des opinions publiques à ces mouvements, de l’Espagne aux Etats-Unis. Mais derrière ces mots d’ordre fédérateurs on retrouve un deuxième niveau de discours. Les participants aux occupations parlent du « rejet global du système » ou de la nécessité d’imposer une « vraie démocratie » qui s’imposerait – de fait – aux systèmes électoraux en vigueur dans ces différents pays. Ce discours anti-système n’est pas théorisé, il n’exprime pas un programme achevé, mais on le retrouve partout.
La troisième caractéristique est celle des procédures de décisions et des formes d’organisation. Le consensus est partout présent, et il s’accompagne d’un refus de la délégation – personne ne peut parler « au nom » des indignés – et d’un fonctionnement en groupes de travail qui se répartissent les tâches : préparation des actions, vie du groupe, communication externe à l’occupation, etc.
La quatrième caractéristique est celle de l’expérimentation de pratiques sociales susceptibles de préfigurer l’ « autre monde » ou la « vraie démocratie » que les manifestants appellent de leurs vœux. Cela peut partir d’un simple sentiment de bien-être, « je suis content d’être ici », à des revendications plus élaborées de procédures démocratiques basées sur la démocratie directe et la recherche du consensus, mais partout les occupations – parce qu’elles durent – posent la question du « comment vivre ensemble ?».
Une nouvelle génération de mouvements
Il y a une dizaine d’année, quinze si l’on part de l’irruption du mouvement zapatiste, le mouvement altermondialiste s’est caractérisé par la rupture qu’il opérait dans la culture politique des mouvements sociaux et de la gauche de transformation sociale. Dans les forum sociaux personne n’était autorisé à parler « au nom des forums » et le consensus était la procédure de décisions choisie aussi bien pour la « gouvernance » des forums (le conseil international, en charge de la méthodologie des forums et de la décision du lieux du forum à venir) que dans l’assemblée des mouvements sociaux qui décidait des priorités dans l’agenda des mobilisations de l’année à venir. Cette rupture avec la centralité des organisations sociales et politiques du 20ème siècle – où partout des organes représentatifs, bureaux, comités, secrétariat, s’exprimaient au nom de leurs membres – entrait en cohérence avec une autre vision du monde et des transformations nécessaires : l’internationalisation des luttes prenait chair dans les contre-sommets et grands rendez-vous internationaux face aux G8, au FMI ou à l’OMC et l’ « autre monde » à construire avait comme points de référence les coopératives de production, les échanges locaux défendus par les petits producteurs de la Via Campesina ou le logiciel libre au moins autant que la nationalisation des grands moyens de production et d’échange chère au mouvement ouvrier du 20ème siècle… Mais sur le plan du type d’organisation, cette rupture n’était que partielle : personne ne pouvait parler au nom des forums, mais la structure élémentaire qui les constituaient était des mouvements sociaux et citoyens ou des ONG dont le fonctionnement pouvait tout à fait rester pyramidal et directif. Les mouvements des Indignés et autre Occupy Wall Street expérimentent une vision encore plus radicale de cette nouvelle culture politique et marquent une triple rupture.
La première est celle du mode d’action. Le 20ème siècle avait vu le mouvement ouvrier, dans des pays comme la France, se saisir de la grève et en particulier de la grève générale comme un mode d’action privilégié pour gagner sur des revendications et acquérir des droits sociaux à chaque fois plus larges et plus protecteurs. La grève de 1995 a représenté un point tournant : la grève des cheminots et des traminots a été le fer de lance du mouvement mais c’est le « Juppéthon », le fait d’avoir plus d’un million de manifestants dans la rue, qui allait en final faire céder le gouvernement. Depuis, et c’est vrai partout dans le monde, la manifestation est devenu le mode d’action privilégié sur les dossiers sociaux mais aussi dans des combats comme le refus de la guerre en Irak ou la défense des libertés démocratiques. Alors que les français utilisent l’expression « descendre dans la rue » les italiens parlent de descendre sur les places publiques… Dans le même sens on peut dire que les Indignés ou Occupy Wall Street sont une manifestation qui prend racine et qui passe de la rue à une place publique. Mais si cet enracinement a en commun avec la manifestation de rue l’engagement volontaire de chaque participant (on ne part plus guère de l’usine ou du bureau pour rejoindre un cortège) la durée change qualitativement les choses. La durée permet en effet construire une radicalité dans l’action qui n’imposer pas le recours à la violence et à l’émeute qui est l’autre manière pour une manifestation d’avoir un impact quand elle ne regroupe pas des centaines de milliers de participants. La durée pose enfin la question de l’expérimentation sociale et du « vivre ensemble » qui existe aussi, mais aujourd’hui malheureusement rarement, quand la grève bascule dans l’occupation du lieu de travail.
La deuxième rupture est celle des procédures de décisions. Dans le mouvement altermondialiste le consensus est choisi par nécessité – comment faire voter un forum social et comment pondérer les voix entre mouvements de tailles et de natures très différentes ? – mais aussi comme un moyen d’impliquer l’ensemble du groupe dans les décisions prises. Pour les Indignés on retrouve cette volonté d’implication la plus large possible des participants au groupe mais aussi l’idée que c’est une façon de rompre avec la démocratie représentative et l’ensemble des problèmes qu’elle porte et donc d’expérimenter la « vraie démocratie ». Mais passer d’un consensus entre mouvements et organisations à un consensus entre individus n’est pas une petite affaire. Le consensus n’est pas l’unanimité mais l’absence d’exercice d’un droit de véto d’où l’expression de « consensus par consentement apparent ». Dans le consensus entre mouvements, le droit de véto est triplement pondéré : par la taille et le poids de l’organisation ou du réseau qui l’exerce, par le symbole qu’elle ou il représente et enfin par son degré d’engagement dans la décision qui se construit. En pratique, un mouvement important comme un gros syndicat ou un mouvement paysans qui regroupe, comme la Via Campesina, des dizaines de millions de petits agriculteurs aura un droit de véto sur à peu près tous les sujets, un mouvement de taille réduite mais qui porte une symbolique forte – indigènes dans une forêt primaire, groupe social particulièrement affecté par un grand barrage, etc. – aura un droit de véto reconnu sur sa thématique, et, enfin, le droit de véto sera d’autant plus pris en compte que le mouvement qui voudrait l’exercer est réellement engagé dans la décision qui est en train d’être prise. Chez les Indignés et Occupy Wall Street les participants peuvent être membres de syndicats, de mouvements voire même de partis politiques, mais ils ne peuvent s’exprimer qu’en leur nom propre. Impossible donc de pondérer le droit de véto et à l’arrivée on ne retrouve qu’un agrégat de subjectivités dont aucune n’a une validité supérieure à une autre. La mise en place de commissions – finance, communication, etc. – relève à la fois d’un souci d’efficacité grâce à la répartition des tâches et d’une tentative de résoudre cette difficulté en créant des collectifs qui chacun d’entre eux aura une légitimité dans sa sphère d’action. Mais tout n’est pas réglé pour autant : la difficulté étant reportée à une échelle moindre dans chacune des commissions et, à l’échelle de la totalité du groupe constituant l’occupation les commissions sont souvent vues comme trop récentes pour avoir pu gagner une légitimité équivalente à celle que possèdent des mouvements sociaux qui existe depuis des décennies. Pas étonnant dans ces conditions de retrouver des revendications extrêmement larges et fédératrices et une quasi incapacité à construire des stratégies qui permettent de répondre à la répression ou aux tentatives de récupération…
La troisième rupture est l’une des plus prometteuse : il s’agit d’hybrider deux traditions issues du mouvement ouvrier ou, plus généralement, de toutes celles et ceux qui veulent construire un « monde meilleur » ceux qui privilégient les changements de structures, le niveau politique et ceux qui privilégient les changements de comportement et de mode de vie. Les occupations des Indignés et Occupy Wall Street sont à la fois des outils de revendications politiques – même si elles sont larges et générales comme nous l’avons vu – et des lieux d’expérimentation sociale où l’occupation essaie de préfigurer les modèles de société qui sont mis en avant. Une sorte de mixte entre Fourier et Blanqui ou entre ceux qui, après 1968, choisissaient l’engagement politique et ceux qui priorisaient la transformation des modes de vie (féminisme, courants pédagogiques, etc.). Cette hybridation a l’énorme avantage de prendre en compte la tendance croissante – dans des milieux de moins en moins marginaux – à choisir la transformation sociale par ses comportements (en particulier sur les questions environnementales) tout en n’abandonnant pas la mobilisation sur le terrain politique !
En conclusion, il faudra prendre du temps pour tirer tous les enseignements d’un mouvement qui pose de nouveaux problèmes mais qui joue déjà un rôle considérable de par son caractère international et de par l’universalité de son message.