À propos de LA CRISE, extrait de l’introduction par Mathieu Houle-Courcelles de cet ouvrage, publié par les Éditions de la rue Dorion, 2020.
Au début des années 1920, une crise économique frappe la plupart des pays occidentaux. La « prospérité » artificielle créée par la guerre s’est effondrée, la reconversion de l’industrie de guerre s’avérant particulièrement compliquée. Le Québec n’échappe pas au marasme ambiant, Lors d’une assemblée à Montréal en 1922, devant un groupe de sans-travail rassemblé dans une salle du centre-ville, Jean Valjean, le conférencier principal s’attaque aux causes des maux économiques et sociaux qui affligent la classe ouvrière. Le ton est tranchant, le propos, radical. Dans une langue vivante et imagée, Jean Valjean décortique avec minutie les rouages du système capitaliste en s’en prenant tour à tour à tous ceux qui participent à sa reproduction : propriétaires, spéculateurs, membres du clergé, politiciens, dirigeants syndicaux. Ancré dans l’expérience des classes populaires, son discours nous plonge dans le quotidien de celles et ceux qui, par milliers, vont quitter les campagnes pour rejoindre la ville et ses usines.
Sur les traces de Jean Valjean
Mais qui se trouve derrière le pseudonyme de Jean Valjean, ce personnage central du roman Les Misérables publié en 1862 par Victor Hugo ? Malgré sa mise à l’index par le clergé, cette œuvre a exercé une véritable fascination dans les milieux littéraires et progressistes au Canada français, dont l’Institut canadien de Montréal. Adversaire de l’alliance entre l’État et le clergé, Hugo est une cible de choix pour les ultramontains, lesquels s’opposent avec acharnement aux idées progressistes inspirées par l’esprit des Lumières. Cette réputation subversive explique peut-être l’usage répété de pseudonymes associés à son œuvre par différents pamphlétaires au Canada français.
Dès 1902, plusieurs textes signés sous le pseudonyme de « Jean Valjean » apparaissent en première page de L’Avenir du Nord, un hebdomadaire libéral de Saint-Jérôme. Déplorant la prolétarisation des Canadiens français qui quittent les campagnes pour la ville, Valjean voit dans la colonisation et l’agriculture « la solution la plus satisfaisante du problème social » qui permettra « de s’affranchir de l’esclavage des fabriques », citant au passage l’écrivain russe Léon Tolstoï. Au mois de mai 1913, une nouvelle série d’articles signés du même pseudonyme sont publiés dans l’hebdomadaire montréalais Le Pays. Un certain « Jean Valjean II » publie le texte Cherté de la vie et autres problèmes économiques et sociaux. À cette époque, le problème de la « vie chère » est sur toutes les lèvres. Pendant que le coût des produits de première nécessité (comme la nourriture et les vêtements) monte en flèche, la « disette » des logements fait craindre aux locataires une augmentation importante du prix des loyers. Selon Jean Valjean :
Il semblerait naturel que [le] progrès prodigieux que l’homme a accompli dans l’art de produire et de distribuer les choses dont il a besoin eussent découlé une abondance et une facilité de vivre correspondantes; que la misère et les privations inévitables pour nos ancêtres, qui étaient obligés d’arracher leur nourriture à la terre, presque avec leurs ongles, nous fussent inconnues. Pourtant il n’en n’a pas été ainsi. À la grande majorité des hommes, cette facilité de production et de distribution n’a apporté ni diminution du travail ni accroissement de confort […]. Puisque le travailleur produit plus qu’autrefois et qu’il ne reçoit pas davantage, c’est donc que la différence s’en va ailleurs et qu’il en est dépouillé.
Pour expliquer où s’en va la richesse volée aux travailleurs, Valjean reprend essentiellement les éléments clés de l’analyse marxiste : le capitalisme est caractérisé par la propriété privée des moyens de production. Cette production ne sert qu’à générer des profits qui sont ensuite accaparés par une minorité possédante, alors que ces profits sont le fruit du travail de la masse des travailleurs. « Le grand problème de notre temps, explique-t-il, c’est la répartition [inégale] de la richesse. » Il faut par conséquent restituer la richesse capitaliste à ses légitimes propriétaires, c’est-à-dire aux prolétaires qui l’ont produite. Dans sa course aux profits, le capitalisme engendre toute une panoplie de « maux sociaux » qui pourraient être endigués si l’intérêt collectif primait sur l’intérêt individuel. Valjean pointe notamment vers les accidents de travail, la prostitution, l’insalubrité des logements, la « paix armée » et la guerre. Si l’on favorisait l’intérêt social au détriment du désir d’exploiter les autres, on pourrait se débarrasser de ces problèmes. La solution proposée par Valjean II : la « collectivisation » des instruments de travail, c’est-à-dire des moyens de production. Selon lui, la société ne doit reconnaître comme propriété individuelle que ce qui vient de l’individu. Valjean II cherche à démontrer que le socialisme n’est pas une utopie, un rêve irréalisable, mais bien le sens vers lequel l’humanité évolue. » Comme l’anarchiste Pierre Kropotkine avant lui, Valjean considère que « le principe de la coopération et de l’entraide, principe fécond et bienfaisant, [est] la cause et la source de tout ce qui est de bien et de bon dans le monde. »
Dans sa conclusion, Valjean II s’attarde à expliquer la transformation de la société capitaliste en une société collectiviste en termes de rapports de pouvoir : « Si un jour la majorité, comprenant que les lois actuelles […] bénéficient exclusivement à la petite minorité de possédants, retirait son consentement et sa protection à la propriété capitaliste, que resterait-il aux capitalistes ? » Selon Valjean II, leur expropriation est parfaitement légitime : « Il n’y [a] pas lieu de s’apitoyer sur le sort des spoliés. La spoliation dont ils seront victimes sera cent fois plus douce que celle dont ils sont les auteurs. »
Une alternative socialiste
La Ligue des Sans-Travail (1922) créée dans le sillon de cette effervescence regroupe plusieurs militants anarchistes et socialistes. Animé par Albert Saint-Martin, un groupe fonde en 1920 le Parti socialiste-communiste (PS-C). Cultivant son autonomie face au Worker’s Party, la façade « légale » du Parti communiste du Canada, le PS-C est particulièrement actif parmi les chômeurs dont le nombre ne cesse de croître au début des années 1920. Au printemps 1922, des membres du PS-C lancent une vaste campagne destinée à mobiliser les travailleurs confrontés au problème du chômage. Le PS-C organise au mois d’avril 1922 à Montréal une série d’assemblées publiques particulièrement remarquées. Dans son édition du 6 avril, Le Canada rapporte les efforts des militants impliqués dans cette campagne : Des groupes nombreux de chômeurs parcouraient les principales rues, hier, notamment les rues Sainte-Catherine et Saint-Laurent, en protestant contre ce qu’ils ont appelé l’incurie des autorités.
Ainsi, les journaux rapportent que plus de 1000 personnes ont pris part au rassemblement. Plusieurs membres du PS-C (Albert Saint-Martin, Zotique Marsolais, Henri Mathurin) s’adressent à la foule et s’en prennent violemment à l’ordre capitaliste tout en se prononçant en faveur du communisme. La tenue d’une autre assemblée est annoncée au Champ de Mars le jeudi suivant, laquelle attire plus de 3000 personnes. Saint-Martin, après avoir exposé le côté historique de la question sociale déclara que les autorités publiques, tant au fédéral, au provincial et au municipal, n’ont absolument rien fait pour améliorer la situation créée, chez les travailleurs, par la crise du chômage en [sic] Canada. Il rejeta toute la responsabilité de la situation sur les capitalistes. Si les activités de la Ligue cessent d’être rapportées par la presse quotidienne, Saint-Martin et ses camarades poursuivent leur action tout au long des années 1920, notamment au sein de la One Big Union et de l’Université ouvrière. Au plus fort de la crise des années 1930, ils mettront sur pied l’Association humanitaire, un mouvement de défense des chômeurs qui comptera jusqu’à 7000 membres dans différentes villes du Québec