Hoodstock est à la fois un événement et un mouvement. Créé en 2009 pour devenir le premier forum social de Montréal-Nord, son objectif consistait à canaliser dans un projet constructif et émancipateur la colère populaire causée par l’assassinat de Fredy Villanueva en août 2008. Depuis, Hoodstock s’est tenu quatre fois et est devenu au fil du temps un fer de lance du mouvement antiraciste au Québec. Le présent texte revient d’abord sur les origines du mouvement, relate les faits saillants de l’événement organisé en 2017 et montre enfin comment Hoodstock est un carrefour des luttes et idées. Il cherche à montrer que la gauche québécoise doit prendre très au sérieux les batailles antiracistes faute de quoi elle se privera d’un bassin de militantes et militants dont elle ne peut absolument pas se passer.
Les origines : « As-tu oublié qu’on vivait ici ? »
Les révoltes de 2008 à Montréal-Nord ont marqué l’imaginaire des Québécoises et des Québécois. Elles ont par ailleurs soutenu l’apparition d’un nouvel acteur social dans le paysage de la société québécoise, un mouvement antiraciste jeune et déterminé. Les émeutes ont forcé la société à reconnaître que les quartiers cosmopolites excentrés, populaires et largement marginalisés n’hésiteraient pas à faire valoir leurs droits et à dénoncer les injustices subies.
Le samedi 9 août 2008, Fredy Alberto Villanueva, un jeune de 18 ans d’origine hondurienne, est abattu par l’agent Jean-Loup Lapointe du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Deux autres jeunes sont atteints par le policier, Denis Meas d’origine cambodgienne et Jeffrey Sagor Métellus d’origine haïtienne. Même si les grands médias reprendront à leur compte les communications policières pour rapporter les faits, à Montréal-Nord, c’est le récit des témoins immédiats – leurs ami-e-s – qui prévaudra sur la version des autorités. Ils savent que c’est une bavure policière qui a emporté la vie de Fredy.
Le lendemain, les résidentes et les résidents manifestent leur colère au cœur du quartier. Au fur et à mesure que la journée avance, l’indignation populaire s’amplifie. En fin de journée, la manifestation vire à la révolte. Elle durera jusque tard dans la nuit. Personne n’a oublié les images diffusées en boucle par les grands médias : les bouteilles de propane qui crachent du feu, les autobus qui fuient les manifestants, les commerces saccagés et le déploiement d’une escouade antiémeute complètement dépassée, comme si elle était en territoire ennemi.
La mort de Fredy s’inscrivait dans un contexte plus large; il s’agissait d’une injustice et la révolte avait des significations réelles, elle était le résultat de l’interdépendance des oppressions vécues par cette population majoritairement issue de l’immigration mais née au Québec pour la plupart. Alors que les élu-e-s locaux tentaient d’étouffer la portée politique de la révolte d’une nouvelle génération, la mobilisation collective a connu ses premières expressions.
Montréal-Nord Républik
Six jours après les émeutes, un collectif de résidentes et résidents, Montréal-Nord Républik (M-NR), présente cinq revendications aux autorités locales. Le collectif exige la démission du maire, une enquête publique sur la bavure du SPVM, une œuvre à la mémoire de Fredy, la fin du profilage racial et « la reconnaissance du principe selon lequel tant qu’il y aura de l’insécurité économique, il y aura de l’insécurité sociale ».
M-NR deviendra un acteur important à Montréal-Nord et plus largement dans la société québécoise comme porte-étendard de la justice dans les quartiers marginalisés. Le collectif se retrouve vite en interaction avec d’autres collectifs militants de quartiers cosmopolites et donne un visage au mouvement antiraciste. Très rapidement, M-NR élargit son champ d’action et intervient sur les problèmes spécifiques au quartier, en particulier les conditions socioéconomiques précaires, l’exclusion sociale, le décrochage scolaire, la discrimination à l’embauche et les violences policières. Son travail sur le profilage racial, expression auparavant inconnue, amènera cet enjeu dans l’espace public, et aujourd’hui, même les services de police le reconnaissent. M-NR a aussi contribué à la critique « des enquêtes de la police sur la police » qui culminera plusieurs années plus tard avec la création au Québec du Bureau d’enquêtes indépendantes.
M-NR militera également à cette époque contre les pratiques discriminatoires de la Régie des alcools, des courses et des jeux du Québec qui refusait d’octroyer des permis à des propriétaires de bar qui font jouer de la musique hip-hop. Le collectif participera également au mouvement altermondialiste en envoyant une délégation nord-montréalaise aux manifestations contre le G20 à Toronto en 2010, puis en organisant des manifestations de casseroles durant le Printemps érable en 2012.
Le premier Hoodstock
Un an après la mort de Fredy Villanueva, M-NR élargit son noyau afin de mettre sur pied le premier Hoodstock/Forum social Montréal-Nord. L’objectif consistait d’abord et avant tout à commémorer la mort de Fredy. Mais le collectif souhaite également ouvrir un nouvel espace de politisation où la population nord-montréalaise pourrait canaliser la colère qui subsistait toujours un an après les événements.
C’était la première fois qu’un événement permettait à la population nord-montréalaise de discuter d’enjeux sociaux et politiques liés aux réalités de Montréal-Nord sans aucune tutelle de la mairie d’arrondissement ou de l’establishment local. Le nouvel événement devait permettre à la population nord-montréalaise de se réapproprier les espaces publics, mais plus encore de se réapproprier la parole qui lui est trop souvent confisquée. Hoodstock se voulait dès l’origine un grand dispositif qui permettrait à la jeunesse en particulier de développer un sens critique et de s’organiser comme une force collective et constructive.
Dès la première édition de Hoodstock, la culture hip-hop prend une place centrale. Largement malmenés par la presse et l’industrie de la musique, les différents éléments de la culture hip-hop sont pourtant des reconstructions syncrétiques qui accompagnent l’existence humaine dans les quartiers périphériques postfordistes des métropoles occidentalisées. Le politique peut se construire sur une culture affirmée et Hoodstock a systématiquement lié l’expression artistique à sa praxis politique. Plusieurs artistes nord-montréalais ont ainsi pu, pour la première fois, donner un spectacle dans leur propre quartier. Le premier Hoodstock a également permis de réfléchir à l’évolution de la mission des organismes communautaires, au profilage racial, et d’entendre un ex-membre de gang de rue aujourd’hui travailleur social.
Enfin, Hoodstock 2009 s’est terminé par une longue manifestation où des centaines de personnes ont dénoncé l’impunité des policiers aux côtés de la famille Villanueva et d’autres familles de personnes abattues par le SPVM (Mohamed Anas Bennis, tué en 2005 dans Côte-des-Neiges par l’agent Yannick Bernier, et Quilem Registre, tué en 2007 par les agents Yannick Bordeleau et Steve Thibert). Hoodstock 2010 a également associé un forum social et une manifestation. Ce soir-là, les manifestantes et manifestants ont rebaptisé symboliquement le parc Henri-Bourassa de Montréal-Nord « parc Fredy Villanueva ».
« We rise / On s’élève »
Après plusieurs années d’absence, Hoodstock est revenu en force en 2016, fort d’une logistique plus imposante et d’un appui plus grand des organisations locales de Montréal-Nord. Mais c’est une fois de plus une bavure policière qui a rendu nécessaire le retour de Hoodstock. En effet, Bony Jean-Pierre est tué le 4 avril 2016 lors d’une intervention policière à deux coins de rue de là où Fredy Villanueva avait été tué. Le troisième Hoodstock a été organisé en collaboration avec le Forum social mondial (FSM) qui s’est tenu à Montréal. Hoodstock a décidé de tenir son événement dans les quartiers marginalisés plutôt que de se fondre dans les activités du centre-ville; il a déploré par ailleurs qu’un réseau mondial de militantes et militants comme le FSM peine à entrer en relation avec les groupes militants les plus enracinés. Hoodstock a commencé à accueillir en 2016 des invité-e-s internationaux, notamment des États-Unis, de France et du Brésil. Ce troisième Hoodstock s’intitulait « Sommet noir » et mettait l’accent sur le racisme anti-noir ou négrophobie.
Hoodstock 2017, la quatrième édition, proposait à nouveau de réfléchir et de débattre sur le racisme anti-noir et le racisme systémique. Conscient de ses propres limites organisationnelles, Hoodstock a également cherché à favoriser, à la manière d’une espèce d’incubateur, le rapprochement, la réflexion et le partage de connaissances entre organisations et initiatives socioéconomiques en tout genre, afin d’accélérer la réalisation de projets concrets.
Il s’est tenu du 11 au 13 août 2017, dans le cœur du district nord-est de Montréal-Nord, au parc « Fredy-Villanueva » et à la Maison culturelle et communautaire. Il comprenait des projections de documentaires, d’ateliers, de conférences, de musique et de célébration de la diversité culturelle en plein cœur de Montréal-Nord. Les participantes et participants pouvaient consulter gratuitement sur place une clinique juridique ainsi qu’une clinique de santé organisée par la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ). Comme chaque année, la programmation touchait à des thèmes aussi variés que la santé, l’économie, la technologie, l’environnement, l’espace urbain et les arts.
Parmi les projets d’initiatives sociales et communautaires figuraient l’établissement d’une clinique de proximité à Montréal-Nord, d’un centre d’aide et de lutte contre les agressions sexuelles et l’installation d’une maison du numérique. La troisième journée visait à apporter un soutien à l’ambitieux projet Racines, une librairie nord-montréalaise consacrée aux auteur-e-s racisés.
Hoodstock 2017 s’est également caractérisé par la participation de militantes et militants antiracistes venus de France, des États-Unis et de Toronto. Ces échanges permettent à la fois de comparer les différents mouvements et les conjonctures dans lesquelles ils évoluent, et de renforcer des solidarités par delà les frontières.
Lors des deux derniers événements, Hoodstock s’est allié à des communautés autochtones afin d’affirmer son engagement anticolonialiste. La discussion publique entre Viviane Michel de Femmes autochtones du Québec et Kali Akuno, ex-membre des Crips[1] et codirecteur d’un réseau de coopératives à Jackson au Mississippi, a été très émouvante. Les participantes et participants ont également pu entendre Desmond Cole, un militant contre le racisme anti-noir congédié par le Toronto Star après avoir manifesté durant une séance du Conseil d’administration du service de police de la ville.
La présentation d’Assa Traoré, la sœur d’Amada Traoré, assassiné par la gendarmerie française en 2016, a constitué l’un des moments forts de la rencontre. La militante a décrit les détails de cette affaire qui a suscité d’importants remous politiques et judiciaires en France. Plusieurs activités portaient notamment sur les migrantes et migrants haïtiens, le concept de ville refuge, la construction de villes inclusives, la démocratie participative, l’afrofuturisme, la diversité sexuelle. Des ateliers jeunesse sur les différents éléments de la culture hip-hop ont également été offerts. Ce sont d’ailleurs ces ateliers qui ont inspiré l’un des projets de Hoodstock, S.T.ARTS, qui a pour objectif de favoriser le développement de la culture du quartier et le développement de nouvelles technologies pour servir la cause de l’émancipation de la jeunesse.
Un carrefour de luttes et d’idées
Hoodstock n’a pas seulement réussi à canaliser dans des initiatives concrètes et constructives la rage ressentie par les populations racisées à la suite de la répression et de la marginalisation politique, il est devenu au fil du temps un carrefour de luttes et de mouvements sociaux qui autrement ne se rencontreraient guère. Depuis le premier événement en 2009, Hoodstock n’impose pas d’orientation idéologique et ne s’aligne pas sur les intérêts de bailleurs de fonds influents, mais développe des programmes hétéroclites où apparaissent tantôt des résidentes et résidents du quartier, tantôt des militantes et militants de l’étranger, tantôt des personnes issues des mouvements anarchiste ou syndical, d’organisations institutionnalisées ou de fondations progressistes canadiennes. Cette créativité, cette ouverture et ce constant renouvellement permettent à Hoodstock d’être un véritable carrefour où transitent des idées mises en débat, idées qui s’imposent parfois dans la société québécoise.
En ce sens, Hoodstock ne reçoit pas encore la reconnaissance et l’attention qu’il mérite au sein de la gauche québécoise, qui pourrait profiter bien davantage de ce rassemblement annuel pour se mettre à jour et resserrer des liens encore trop fragiles dans le domaine de l’antiracisme et de la diversité. Les liens qui se tissent avec beaucoup de milieux anglophones pourraient par ailleurs laisser à nouveau les organisations francophones à distance de luttes qu’elles ne peuvent plus ignorer si elles souhaitent s’ancrer dans notre époque.
À cet égard, le soutien apporté par Hoodstock à la famille de Pierre Coriolan est un exemple révélateur de la parenté des luttes. Coriolan, dont les problèmes de santé mentale étaient connus, a été abattu par le SPVM alors qu’il vivait dans un HLM au centre-ville de Montréal. Trois enjeux mis de l’avant par Hoodstock devraient suffire à établir un lien très serré avec les milieux progressistes : la dénonciation de la répression policière et du profilage racial, la pauvreté et la question de la santé mentale. Il s’agit dans chaque cas d’enjeux centraux de la tradition socialiste et Hoodstock, un mouvement d’abord antiraciste, a rallié des gens et des organisations pour mener la lutte sur ces trois fronts. Hoodstock refuse tant le corporatisme que le cloisonnement des luttes.
Hoodstock formule le même constat en ce qui concerne la question des armes. M-NR a exigé depuis sa fondation le retrait des armes intermédiaires qui ont tué des personnes comme Bony Jean-Pierre, Quilem Registre et Pierre Coriolan. Il s’agit des mêmes armes auxquelles les étudiantes et les étudiants ont dû faire face durant le mouvement de 2012 et au-delà. Ces faits montrent à nouveau la nécessité de fédérer les luttes ; les personnes racisées sont les premières victimes du système, mais l’injustice finit par nous toucher toutes et tous.
Hoodstock intervient dans un contexte sociopolitique québécois où de nombreuses institutions et faiseurs d’opinion nient carrément l’existence du racisme. En 2017, le gouvernement québécois a éliminé la Consultation sur la discrimination systémique et le racisme (mise sur pied, notamment, par des membres fondateurs de Hoodstock) et l’a remplacée par un Forum sur la valorisation de la diversité et la lutte contre la discrimination qui met l’accent sur les questions d’immigration, d’emploi et de francisation, et supprime la réflexion sur les différentes formes de racisme présentes au Québec. Hoodstock et d’autres organisations nord-montréalaises envisageaient contribuer au débat avant de se retrouver plutôt à dénoncer le recul du gouvernement.
Hoodstock est néanmoins intervenu dans d’autres débats en 2017, notamment lors de la controverse entourant la Saint-Jean-Baptiste, la fête nationale du Québec. Lors du défilé du 24 juin, des images ont montré de jeunes noirs du quartier Saint-Michel à Montréal, vêtus à la façon de bagnards, qui poussaient un char sur lequel une artiste chantait. Le char était entouré de dames entièrement vêtues de blanc qui faisaient de gracieux mouvements de bras pendant qu’à leurs côtés les garçons noirs étaient penchés sur des barres pour faire avancer une vaste plateforme sur des kilomètres. Ces images qui ont fait le tour du monde ont choqué les personnes sensibilisées au passé esclavagiste. Hoodstock a participé à l’organisation d’une activité dans Saint-Michel pour permettre aux jeunes de comprendre les raisons de la controverse et les amener à se mettre en valeur autrement.
Hoodstock a donc évolué à la manière d’une courroie de transmission entre le Québec et l’actualité des luttes antiracistes, anticoloniales et pour la démocratisation de l’économie dans le monde. L’événement permet de faire rayonner au Québec des idées et des causes qui sont portées par des mouvements sociaux ailleurs dans le monde, soit en Amérique du Nord bien sûr, mais aussi en Europe ou encore dans des pays du Sud, qu’il s’agisse de Haïti ou de la Palestine. C’est ainsi que depuis son origine, Hoodstock ouvre des espaces où se côtoie une grande diversité de luttes non hiérarchisées même si celle qui combat le racisme anti-noir s’est naturellement imposée comme centrale.
Alors que l’intégration des personnes racisées est beaucoup moins avancée au Québec que dans le reste du Canada, et que le Québec compte désormais un million de personnes racisées sur les huit que compte sa population, le rayonnement de Hoodstock et de l’antiracisme n’est pas ce qu’il devrait être dans les réseaux progressistes québécois. Par exemple, des appuis à l’événement viennent régulièrement du Canada anglais ou des États-Unis. Or, la gauche québécoise doit impérativement interagir davantage avec le mouvement pour la justice sociale porté par les personnes racisées. Celui-ci apporte la vigueur, le souffle et les idées sans lesquels les autres organisations risquent la sclérose. Né des révoltes de 2008 consécutives à l’assassinat de Fredy Villanueva, Hoodstock a contribué à l’émergence d’un mouvement plus large aux facettes multiples dont il constitue un point de rencontre incontournable.
Guillaume Hébert, Wissam Mansour, Nargess Mustapha et Will Prosper, pour le collectif Hoodstock
Militants du collectif Hoodstock
- Crips: gang de la côte ouest des États-Unis constituée majoritairement d’Afro-Américains. (NdR) ↑
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