AccueilNuméros des NCSNo. 17 - Hiver 2017Premières nations, histoires et attentes à l’endroit de la démocratie au Canada

Premières nations, histoires et attentes à l’endroit de la démocratie au Canada[1]

Chaque fois qu’un anniversaire d’importance de la Confédération approche, une attention considérable est accordée à l’histoire de la démocratie au Canada, la célébration prochaine des 150 ans de la Confédération canadienne en 2017 ne faisant pas exception. Or une préoccupation véritable pour notre avenir démocratique exige que nous examinions sérieusement cette histoire, en mettant en lumière ses limites et ses forces. Le rapport récemment paru de la Commission de vérité et réconciliation du Canada signale en outre une dimension nouvelle de cette question. Il existe en effet une histoire de la démocratie, peu souvent prise en considération, pratiquée par les Premières Nations sur les terres que l’on connaît aujourd’hui comme étant l’Amérique du Nord incluant le Canada. Les Européens qui se sont établis ici ont rencontré une forme de démocratie supérieure à celle qui était pratiquée sur leur continent à cette époque. Le but de cet article est de présenter une étude critique de l’histoire de la démocratie au Canada prenant en compte la contribution de la Confédération des Six Nations iroquoises à la théorie démocratique et à l’élaboration d’une pratique démocratique.

Le droit de vote

Le fait qu’il y ait eu des limites historiques à la pratique de la démocratie au Canada est aujourd’hui connu. Dans l’avant-propos d’un ouvrage consacré à l’histoire du vote, l’ancien gouverneur général, Roméo Leblanc, reconnaissait que le suffrage universel est un « élément essentiel de la démocratie » tout en convenant qu’avant 1917, seuls les hommes bien nantis disposaient du droit de vote[3], qui était donc très restrictif. On apprend dans le même ouvrage qu’en 1920, la Colombie-Britannique excluait les gens d’origine japonaise et chinoise, de même que les « Hindous » – une description qui s’appliquait à quiconque provenait du sous-continent indien et qui n’était pas d’origine anglo-saxonne. Pourtant, plus de 61 % de la population de cette province étaient d’origine autochtone ou chinoise. Ces mesures racistes qui privaient les Autochtones et les immigrants asiatiques de leur droit de vote furent étendues à mesure que l’immigration progressait et cela jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle. Au niveau fédéral, ce n’est qu’en 1960 que le vote a été consenti aux personnes « inscrites comme Indiens » alors que les exclusions relatives à la race avaient pourtant été supprimées en 1948. Il fallut par ailleurs attendre la Première Guerre mondiale pour que les femmes obtiennent le droit de voter au Canada et la Seconde pour les femmes du Québec. Les autres provinces ne sont pas en reste. Ainsi, entre 1867 et 1885, la Nouvelle-Écosse, l’Ontario, le Manitoba et le Nouveau-Brunswick privaient du droit de vote tous ceux et celles qui recevaient de l’aide sociale ou qui ne disposaient pas de suffisamment de biens.

Les constitutions

Une déclaration impériale des droits – par définition non démocratique – est à l’origine de la Constitution du Canada. En avril 1993, dans le cadre du 125e anniversaire de la Constitution, les Éditions du Méridien désireuses d’éclairer leurs lecteurs et leurs lectrices sur l’évolution de notre démocratie publiaient les documents légaux à la base de la loi fondamentale du pays[4]. La Constitution du Canada y apparaît non pas comme un document unique, mais plutôt comme une série de documents écrits et de traditions non écrites[5].

Le fait de choisir 1763 comme « l’an un » de l’histoire constitutionnelle canadienne souligne l’importance de la « Proclamation royale de 1763 », certainement l’un des documents majeurs dans l’histoire constitutionnelle canadienne. Toutefois, ce ne sont pas tous les historiens qui privilégient 1763 comme « l’an un » de la constitution canadienne. William Paul Kennedy soutient par exemple que l’histoire de la Constitution canadienne peut être divisée en « six périodes bien définies[6] », mais que la première période (1759 à 1763) est antérieure à la Proclamation royale, époque durant laquelle le gouvernement militaire prévalait. À titre d’an un de la constitution, 1759 inclut les articles de la capitulation de Québec et ceux de la capitulation de Montréal (1760)[7].

Dirigeant militaire des territoires conquis, le général Murray disait de Québec, en 1759 : « En bonne politique, elle devrait peut-être être détruite, mais il peut y avoir des raisons pour lesquelles elle devrait demeurer, comme garantie du bon comportement des colonies du voisinage[8] ». Le fait d’inclure ces événements dans l’histoire de la démocratie canadienne relativise le sens que l’on donne à ses origines.

Il en va de même pour Lord Durham (surnommé « Jacques Le Radical » pour sa promotion de l’expansion du droit de vote en Grande-Bretagne[9]) qui dans sa lecture de la Proclamation royale tirait les mêmes conclusions que Murray. Pour Durham, les nations victorieuses peuvent adopter deux attitudes à l’endroit des colonies dont elles ont hérité. Elles peuvent viser à préserver la culture des gens conquis ou elles peuvent chercher à assimiler cette culture et à la faire disparaître. Privilégiant la seconde option, Durham se disait favorable au fait « de traiter le territoire conquis comme en étant un ouvert aux conquérants, d’encourager leur entrée, de percevoir la race conquise comme étant totalement subordonnée et de s’efforcer d’assimiler aussi vite et rapidement que possible les bonnes mœurs et les institutions de ces nouveaux sujets à ceux de la grande population de son empire[10] ».

Kennedy, en plus de mettre à notre disposition de la documentation constitutionnelle officielle antérieure à 1763, utilise d’autres documents qui donnent un sens au contexte politique qu’il interprète. Parmi ces documents se trouve une lettre de 1766, donc de la « seconde période » de son histoire constitutionnelle (c’est-à-dire se situant entre la Proclamation royale de 1763 et l’Acte de Québec de 1774) par un certain Baron Maseres, lettre qui présente l’orientation assimilatrice de cette époque, d’une manière aussi claire que de l’eau de roche :

Quant à la mise en place d’un gouvernement dans cette province, c’est une mesure qui ne semblera pas propice pour plusieurs années à venir. Si un gouvernement devait être constitué maintenant, et […] qu’aucun des membres élus ne puisse être autorisé à siéger et voter en assemblée jusqu’à ce qu’ils aient fait une déclaration solennelle contre le papisme, on arriverait à exclure tous les Canadiens, soit la majorité des habitants établis dans la province. De plus, le fait qu’ils soient presque totalement ignorants de la langue anglaise, qu’ils soient absolument incapables de discuter dans cette langue, qu’ils doivent poursuivre des opérations dans la langue française, advenant le cas qu’un tel gouvernement soit mis en place, cela tendrait à perpétuer cette langue et, avec elle, leur parti pris et leur affection envers leurs maîtres antérieurs. Cela reporterait à une date très lointaine, peut-être aux calendes grecques, cette coalition des deux nations, ou l’intégration de la nation française au sein de la nation anglophone au point de vue de la langue, des sentiments, de la religion et des lois. Ce serait beaucoup plus que ce que l’on pourrait souhaiter[11].

La menace représentée par la révolution américaine ralentira cette poussée assimilationniste. Cela apparaît clairement dans les concessions accordées à la langue et à la culture québécoise dans l’Acte de Québec de 1774. La Loi constitutionnelle de 1791 était ambivalente, d’un côté excluant le Haut-Canada de ce qui faisait anciennement partie de la province de Québec et, d’un autre côté, octroyant des modèles restreints de démocratie représentative au Bas et au Haut-Canada. L’entente de 1791 a échoué en raison des pressions politiques et économiques que les rébellions de 1837-1838 vont exacerber. C’est ce qui a pavé la voie à l’entrée sur la scène politique canadienne de ce fanatique que fut Durham.

La souveraineté

Mandaté par Londres, Durham fut, entre 1820 et 1830, l’un des premiers défenseurs de la réforme parlementaire de la Grande-Bretagne. Plutôt radical sur le plan philosophique, il défendit des mesures visant à restreindre les pouvoirs de la Couronne tout en luttant pour l’extension du suffrage et le vote secret. La démocratie sans souveraineté est selon lui sans valeur, ce qui l’incite à recommander la souveraineté pour les possessions britanniques de l’Amérique du Nord, usant du terme archaïque de « gouvernement responsable ». Jusque-là, le gouvernement de l’Amérique du Nord britannique n’avait de responsabilité qu’à l’endroit de la Couronne britannique. Le fait d’accorder un gouvernement responsable aurait voulu dire que, dorénavant, le gouvernement élu relèverait (pour la plupart des questions) de ceux qui l’auraient élu et non d’un monarque d’outremer. Il s’agissait là d’un cadre essentiel pour un exercice souverain (et démocratique) des pouvoirs et, chose intéressante, cela signifiait une victoire tardive pour les rebelles de 1837-1838.

De ce point de vue, le rapport peut être considéré comme « l’une des interprétations les plus vigoureuses et les plus profondes des principes et de la pratique d’un gouvernement libre dans l’histoire des peuples anglophones[12]».Or, si l’on peut lui attribuer la paternité du gouvernement responsable, on doit reconnaître que Durham est aussi le père d’une politique visant l’élimination de la langue et de la culture françaises :

On ne peut guère concevoir, écrit-il, nationalité plus dépourvue de tout ce qui peut vivifier et élever un peuple que les descendants des Français dans le Bas-Canada, du fait qu’ils ont gardé leur langue et leurs coutumes particulières. C’est un peuple sans histoire et sans littérature[13].

Peuple « sans histoire et sans littérature », avec « son langage particulier et ses comportements », les Canadiens français n’ont pas leur place dans la future société canadienne, justifiant ainsi « l’objectif du plan quelconque qui sera adopté pour le gouvernement futur du Bas-Canada devrait être d’en faire une province anglaise ; et à cet effet que la suprématie ne soit jamais placée dans d’autres mains que celles des Anglais[14]».

En plus d’être répréhensible sur le plan moral, ce désir d’assimilation était problématique sur le plan logistique. Le Bas-Canada détenait une majorité absolue de francophones (les habitants anglophones du Bas-Canada se chiffraient à 150 000 et les francophones, à 450 000[15]). À moins que le ratio anglophones-francophones ne soit renversé en faveur des premiers, il n’y aurait pas de stabilité possible dans les Canadas. Le seul pouvoir qui pouvait être efficace dans l’immédiat était de révoquer la nationalité des Canadiens français, pour qu’il y ait une majorité de population loyale et anglaise.

Les deux recommandations de Durham étaient contradictoires. D’un côté, il souhaitait établir des institutions représentatives dans les Canadas. De l’autre, il souhaitait tenir à l’écart du pouvoir la majorité francophone dans le Bas-Canada. Pour résoudre cette contradiction, Radical Jack proposera que « l’autorité législative » soit placée dans les mains d’un gouverneur, avec un Conseil formé des têtes dirigeantes du Parti britannique, un stratagème de représentation par lequel une minorité, avec des formes représentatives, pourra priver une majorité de toute souveraineté dans la gestion de ses propres affaires[16]. L’Acte d’Union sera l’incarnation politique de ce plan en fusionnant les 400 000 habitants de la majorité anglophone du Haut-Canada aux 150 000 du Bas-Canada : les anglophones loyalistes disposaient ainsi d’une légère majorité. Le projet comportait un autre « avantage », attribuant un surplus financier provenant du Bas-Canada (Québec) au règlement des mauvaises dettes du Haut-Canada (Ontario) qui était au bord de la faillite à la suite de 40 années de construction de routes et de canaux : les revenus supplémentaires engrangés au Bas-Canada comblaient de la sorte une partie du déficit de l’autre province. Le retour à la tranquillité serait ainsi assuré par l’assujettissement de la province du Bas-Canada à l’autorité vigoureuse d’une majorité anglophone[17].

Instrument d’une politique impérialiste, le Rapport Durham heurte à la fois les droits individuels et les droits nationaux d’un peuple conquis. Or il s’agit d’un document capital qui se trouve au cœur de l’histoire troublée de la démocratie canadienne.

La citoyenneté

Tournons-nous maintenant vers un autre libéral de l’époque, l’emblématique Egerton Ryerson qui pour sa part envisage les réformes constitutionnelles sous l’angle de l’éducation. Fils des Lumières écossaises, il était animé par le désir de promouvoir des réformes constitutionnelles destinées à façonner, par un accès à l’enseignement universitaire, des citoyens d’une véritable société moderne et démocratique[18]. Mais si la réputation libérale démocratique de Durham est souillée par le désir d’assimilation de la population française, celle de Ryerson l’est par son désir d’assimilation des peuples indigènes.

Dans une lettre qu’il faisait parvenir en 1847 à George Vardon, au moment où il était surintendant général adjoint aux Affaires indiennes, Ryerson soulignait les qualités centrales de ce que l’on appelle aujourd’hui le système des pensionnats. Basés sur la religion chrétienne, et une discipline industrielle, les pensionnats auront pour tâche de civiliser les Indiens. « L’Indien nord-américain, écrivait-il, ne peut pas être civilisé ou maintenu dans un état de civilisation, sauf s’il est connecté non seulement à une éducation et à des sentiments religieux – sinon sous leur influence –, mais aussi à des passions religieuses »[19].

La démocratie pré-coloniale

Il y a une terrible ironie dans la tentative de Ryerson d’imposer sa conception de la citoyenneté démocratique aux Autochtones du Canada dont on sait aujourd’hui qu’ils disposaient, dès l’arrivée des Européens, de traditions très anciennes de pratiques démocratiques inconnues sur le vieux continent où étaient en vigueur presque partout des systèmes politiques autoritaires et coercitifs. C’était le cas en France, en Espagne et au Portugal où survivait l’absolutisme[20]. L’histoire de la Grande-Bretagne est quelque peu différente, disposant d’un parlement élu depuis des siècles. Ce qui est important à signaler toutefois, c’est que l’accès au droit de vote était extrêmement restreint. En 1790, le grand théoricien démocratique Thomas Paine était retourné en Angleterre à la suite des révolutions dans les Amériques où il avait été frappé par la nature antidémocratique du Parlement britannique. Il n’y avait que quelques circonscriptions où à peine 10 % de l’électorat masculin pouvait voter, mais où le quart de la population des régions urbaines n’était pas représenté. Pas plus de 4 % de la population masculine avait le droit de vote alors que les femmes ne disposaient d’aucun droit en cette matière[21].

Les pratiques et les structures politiques des Mohawks, Oneidas, Onondagas, Cayugas et Senecas, puis de la nation Tuscarora, dites des Six Nations, présentent au XVIIIe siècle un contraste marqué avec celles des pays colonisateurs qui prétendent leur faire la leçon. Ces premières nations utilisent entre elles le nom de Haudenosaunee, « peuple aux longues maisons » dont l’un des grands principes organisateurs est une « relative égalité » et la participation. Les sujets soumis à la discussion au Grand Conseil peuvent être le fruit de l’initiative de tous sans restriction et il n’est pas rare de voir dans les régions et villages les gens participer à des débats publics qui ont pour objet la loi[22]. Les chefs du conseil central, parfois appelés sachems ou seigneurs confédérés, étaient nommés par les mères de clans, les aînées des familles habilitées à procéder à ces nominations. Les membres du ménage, ceux du clan et les « habitants » du village faisaient l’objet d’une ample consultation dans le choix d’un chef. Le candidat devait obtenir l’appui des conseils impliquant des hommes et des femmes à chaque étape de la consultation et devait à la toute fin recevoir la confirmation de sa position pour la durée de sa vie, au conseil général de la Confédération[23].

Bien avant les États-Unis et le Canada, les Haudenosaunee exerçaient une forme avancée de fédéralisme axé sur l’unité, l’équilibre des pouvoirs, les droits naturels de tous les peuples, la mise en accusation, le renvoi et le partage des ressources. Ces communautés ont développé un ensemble ouvert de pratiques reposant sur la délibération, les contre-pouvoirs et le consensus. En réalité, il est concevable que l’idée d’une structure fédérale dans l’Amérique du Nord britannique ait pu découler du contact avec les Haudenosaunee. Les colons britanniques ont créé des alliances avec les Iroquois, au XVIIIe siècle, lors des batailles contre les Français. En 1744, le chef iroquois Canasatego recommandait aux colonialistes de former une fédération de leurs gouvernements à l’instar des Iroquois. Admiratif, Benjamin Franklin se serait montré particulièrement attentif à l’égard du modèle fédératif des Iroquois. Dix ans plus tard, le chef seneca, Tryonoga, participait à une conférence à Albany où les colonies britanniques rédigèrent leur premier plan d’union. Le même Franklin y assistait à titre de principal concepteur[24].

Le réveil d’un géant

L’histoire récente ne manque pas d’exemples en matière de paradoxes. On se souviendra que l’apôtre des droits individuels, Pierre Elliott Trudeau fut élu en 1968 avec la promesse de faire du Canada moderne une société juste. Deux ans plus tard, en octobre 1970, ce champion du libéralisme proclamait la Loi sur les mesures de guerre prétextant une « insurrection appréhendée ». Comme on le sait, la suspension des libertés civiles a permis à la police et à l’armée d’opérer plus de 3000 perquisitions en sol québécois et l’arrestation de 497 personnes dont seules 18 seront finalement reconnues coupables d’un crime.

Après avoir dénoncé les politiques de contrôle des prix des conservateurs pendant la campagne de 1974 en agitant le spectre du contrôle des salaires, Trudeau procéda dès les lendemains de l’élection à l’imposition d’une politique de contrôle des prix soutenue par un contrôle des salaires (Loi anti-inflation, 1975). Reniant ses promesses post-référendaires, le même Pierre Elliott Trudeau termina sa carrière de politicien en rapatriant la Constitution sans l’accord du gouvernement du Québec pourtant légitimement élu par une population manifestement désireuse de réformer le fédéralisme.

Trois décennies plus tard, Justin Trudeau, son fils, devient premier ministre en promettant de remettre le pays sur la voie des « chemins ensoleillés » (sunny ways) après le règne obscur des conservateurs. Plus d’un an après son triomphe, si la popularité du jeune premier ministre ne se dément toujours pas, des signes alarmants de sa conception douteuse de la démocratie se manifestent, de même que ses promesses électorales apparaissent déjà volatilisées. Contre la mobilisation citoyenne des groupes de défense des droits de la personne et malgré les protestations de la Coalition pour le contrôle du commerce des armes, le gouvernement libéral honorait un contrat de vente de 15 milliards de dollars de véhicules blindés à l’Arabie saoudite négocié par les conservateurs. Amnistie internationale avait pourtant alerté l’opinion publique internationale sur le fait que le pays bénéficiaire de cet accord utilisait de tels véhicules dans un conflit au Yémen[25]. C’est au nom du pragmatisme et non plus des valeurs communes que Justin Trudeau plaida sa cause. C’est manifestement pour les mêmes raisons qu’il peut à la fois se présenter comme un modèle en matière de lutte contre les gaz à effet de serre et approuver (« conditionnellement ») le projet de gaz naturel liquéfié de Pacific NorthWest qui, selon les experts, émettra chaque année « l’équivalent de 4,3 millions de tonnes de dioxyde de carbone[26]». Marchant sur les traces du gouvernement précédent, le gouvernement Trudeau souhaite lui aussi réduire de moitié les paiements de transfert aux provinces en santé, lesquels passeraient de six à trois pour cent[27].

La seconde « trudeaumanie » pourrait pourtant servir de levier au nouveau gouvernement s’il était réellement désireux de faire entrer la démocratie canadienne de plain-pied dans le XXIe siècle pour utiliser une métaphore chère au premier ministre. Les conditions d’un tel changement sont visibles dans le véritable tsunami « anti-Tory » qu’ont généré dix ans de règne des conservateurs. J’ai soutenu ailleurs que sur le simple plan de la participation électorale, le ras-le-bol populaire constituait une forme de mouvement social dont témoignent les chiffres de la dernière élection. La participation aux élections fédérales s’est en effet accrue, en 2015, de près de 3 millions par rapport aux élections précédentes alors que l’appui aux libéraux augmentait de 4 millions[28].

Dans la foulée du mouvement Idle No More et des nombreux scandales entourant les disparitions et les meurtres de femmes autochtones auxquels les conservateurs sont restés indifférents, les peuples des Premières Nations ont participé massivement aux élections fédérales de 2015. Ainsi 10 des 54 candidates et candidats autochtones qui se sont présentés à travers le Canada ont été élus (huit libéraux et deux néo-démocrates)[29]. La participation des Autochtones fut telle qu’en Ontario, au Manitoba, en Saskatchewan et en Alberta, on a manqué de bulletins de vote le jour des élections. Pour la grande chef des Premières Nations du Manitoba, Sheila North Wilson, les conservateurs de Stephen Harper ont littéralement réveillé un « géant » qui sommeillait au sein des communautés.

Entre 2011 et 2015, pour la seule circonscription de Winnipeg-Centre, les taux de participation seraient passés de 48,2 % à 61 %. Or selon le Indigenous Rock the Vote, 17 % des résidents et résidentes de cette ville sont des Autochtones, lesquels avaient clairement manifesté leur intention de se débarrasser des conservateurs[30]. Très présent dans l’Ouest du pays, le mouvement Idle No More a d’ailleurs mobilisé de nombreux bénévoles qui ont organisé des campagnes de sensibilisation et d’éducation politique qui semblent s’être traduites par la défaite du Nouveau Parti démocratique (NPD)[31] et l’écrasante victoire des libéraux. Il serait toutefois faux de croire que la défaite des néodémocrates dans certains de leurs châteaux forts serait traduisible dans les termes d’une dérive de l’électorat vers la droite. Dans Winnipeg-Centre comme ailleurs, le tsunami auquel je faisais référence exprima moins un retournement vers les libéraux qu’il n’incarnait un vaste rejet des politiques conservatrices[32].

Le fait que, dans Winnipeg-Centre, le vent de changement ait été en partie amorcé par des électeurs autochtones (autrefois privés de leur droit de vote) constitue à mon avis une avancée positive du point de vue démocratique. Sans être devin, on peut ainsi espérer que dans les années à venir, les reculs du parti de Justin Trudeau en matière de ventes d’armes à des dictatures ou de concessions à l’industrie pétrolière et gazière engendreront un mouvement d’opposition que semblent traduire aujourd’hui les manifestations de populations autochtones déterminées à sortir du silence et des marges dans lesquelles elles étaient confinées. Si la mise en lumière de l’histoire à moitié enterrée de la démocratie autochtone nous aide à saisir la diversité des pratiques démocratiques sur le continent, l’étude des mouvements sociaux autochtones qui émergent en ce début de siècle, y compris le mouvement social électoral de l’élection de 2015, peut sans doute nous aider à penser autrement l’avenir de la démocratie au Canada.

Paul Kellogg[2] est professeur au Centre des études interdisciplinaires à la Faculté des humanités et des sciences sociales de l’Université d’Athabaska.


  1. Traduit de l’anglais par Réal Roy.
  2. Professeur au Centre des études interdisciplinaires à la Faculté des humanités et des sciences sociales de l’Université d’Athabaska.
  3. Roméo LeBlanc, Foreword to Elections Canada. A History of the Vote in Canada, Ottawa, Ministère des Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 1997, p. v. Il existe une version française : Élections Canada. L’histoire du vote au Canada, <www.elections.ca/content.aspx?section=res&dir=his&document=index&lang=f>.
  4. Éditions du Méridien, A History of the Vote in Canada, Press Release, 1992, <http://publications.gc.ca/site/eng/9.644568/marcXml.html>..
  5. Nathan Tidridge, Canada’s Constitutional Monarchy. An Introduction to Our Form of Government, Toronto, Dundurn, 2011, p. 55.
  6. William Paul McClure Kennedy, Documents of the Canadian Constitution, 1759-1915, Toronto, Oxford University Press, 1918, p. v.
  7. Ibid., p. 3.
  8. Cité dans Peter M. Doll, Revolution, Religion, and National Identity. Imperial Anglicanism in British North America, 1745-1795, Madison (NJ), Fairleigh Dickinson University Press, 2000, p. 129.
  9. Victorian Britain: An Encyclopedia, New York, Sally Mitchell, Routledge, 2011, p. 231.
  10. John George Lambton Durham, Lord Durham’s Report. An Abridgement of Report on the Affairs of British North America, Toronto, McClelland and Stewart, 1963, p. 47-48.
  11. Kennedy, op. cit., p. 51.
  12. Gerald M. Craig, Introduction au Lord Durham’s Report, 1963, op. cit., p. i.
  13. Durham, op. cit., p. 151. Traduction française tirée de : Rapport Durham, Montréal, Éditions Sainte-Marie, 1969, <www.axl.cefan.ulaval.ca/francophonie/Rbritannique_Durham.htm>.
  14. Ibid.
  15. Ibid., p. 157.
  16. Ibid., p. 152.
  17. Ibid., p. 159.
  18. Truth and Reconciliation Commission of Canada, Canada’s Residential Schools: The History, Part 1 – Origins to 1939, The Final Report of the Truth and Reconciliation Commission of Canada, Montreal, McGill-Queen’s University Press, 2015, vol. 1, p. 77-78. En français: Commission Vérité et Réconciliation du Canada, Les pensionnats canadiens: l’histoire, première partie, Origines à 1939, Le rapport final de la Commission Vérité et Réconciliation, vol.1, partie 1.
  19. Egerton Ryerson, « To George Vardon, Assistant Superintendent-General, Indian Affairs, Montreal », 26 mai 1847, Archives nationales du Canada, RG10, vol. 6811, cité dans Derek G. Smith, « The “Policy of Aggressive Civilization” and Projects of Governance in Roman Catholic Industrial Schools for Native Peoples in Canada, 1870-95 », Anthropologica, vol. 43, n° 2, 2001, p. 268.
  20. James R. Miller, Skyscrapers Hide the Heavens. The History of Indian-White Relations in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1989, p. 20.
  21. Paul Foot, The Vote: How It Was Won and How It Was Undermined, New York, Viking, 2005, p. 46.
  22. Iris Marion Young, « Hybrid democracy: Iroquois federalism and the postcolonial project », dans Duncan Ivison, Paul Patton et Will Sanders (dir.), Political Theory and the Rights of Indigenous Peoples, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 240-241.
  23. René Dussault et Georges Erasmus, Report of the Royal Commission on Aboriginal Peoples, vol. 1, ch. 4, Stage One: Separate Worlds, Ottawa, Canada Communication Group – Publishing, 1996. En français: Rapport de la Commission royale sur les peoples autochtones, volume 1, Un passé, un avenir, ch. 4, Première étape : deux mondes étanches, < http://data2.archives.ca/e/e448/e011188231-01.pdf>.
  24. Young, op. cit.
  25. Steven Chase et Robert Fife, « Human rights groups ask Trudeau to end “immoral arms”deal with Saudi Arabia », Globe and Mail, 27 avril 2016.
  26. Campbell Clark, « Project approval a compelling political choice for Trudeau », The Globe and Mail, 29 septembre 2016.
  27. Ontario Public Service Employees Union, « Health Accord talks plagued by “Harper-era hangover”», communiqué, 20 octobre 2016, <https://opseu.org/news/health-accord-talks-plagued-harper-era-hangover>.
  28. Paul Kellogg, « The defeat of Stephen Harper: a case study in “social movement electoralism” », présentation, Prairie Political Science Association Annual Meeting, Banff, septembre 2016.
  29. Catherine Lévesque, « Élections fédérales 2015 : les Canadiens ont élu un nombre record de députés autochtones », Huffington Post Québec, 20 octobre 2015, <http://quebec.huffingtonpost.ca/2015/10/20/-un-nombre-record-de-deputes-autochtones_n_8340664.html>.
  30. « “Indigenous Rock the Vote” claims victory as Winnipeg Centre turnout soars. Voter turnout increases 26 per cent in downtown Winnipeg », CBCNews, 20 octobre2015, <www.cbc.ca/news/canada/manitoba/indigenous-rock-the-vote-claims-victory-as-winnipeg-centre-turnout-soars-1.3280783>.

  31. Sans l’arrivée de nouveaux électeurs et électrices, le néodémocrate Pat Martin aurait été élu de nouveau avec une marge de 2 180 voix. Voir Élections Canada, Estimation du taux de participation par groupe d’âge et par sexe à l’élection générale fédérale de 2011, <www.elections.ca/content.aspx?section=res&dir=rec/part/estim/41ge&document=index&lang=f>;

    Élections Canada, Rapport sur la 42e élection générale du 19 octobre 2015, <http://www.elections.ca/content.aspx?section=res&dir=rep/off/sta_2015&document=p2&lang=f>.


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