Quand on voit une personne dans la rue visiblement malade ou accidentée, cela n’est pas le temps de discourir sur le mauvais état de l’entretien des routes ou du retard des ambulanciers. On prend soin de la personne d’abord. C’est cette métaphore à laquelle il faut penser en constatant la catastrophe actuelle. En gros, les ONG qui sont au premier plan de la chose font un travail formidable, notamment le CECI, Oxfam, la Croix-Rouge et tant d’autres. En attendant, bravo pour la générosité des dizaines de milliers de personnes qui envoient des dons. En même temps, il est légitime de s’interroger sur ce qui peut se passer au-delà de la crise immédiate. D’autant plus que ce n’est pas la première fois, malheureusement, qu’Haïti est durement frappé. Il y a quand même des «leçons» qu’il vaudrait peut-être regarder, surtout qu’on commence à parler d’un «Plan Marshall» pour la reconstruction du pays le plus pauvre de l’hémisphère.
Un Plan Marshall ?
L’évocation de ce Plan mis en place en Europe aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale part du principe que cela ne sera pas une mince tâche. Tant mieux pour ce réalisme. Mais qu’entend-on par cela ? Le Plan Marshall fut en effet une opération d’envergure pour reconstruire l’Europe dévastée, au niveau de son infrastructure et au niveau de sa population, par la guerre, de façon à empêcher le «danger» socialiste et l’influence de l’URSS. On oublie parfois que le succès du Plan Marshall fut en grande partie déterminé par les politiques en vigueur à l’époque. Il s’agissait en effet de rétablir les États et les structures locales, d’abord et avant tout, et de les assister à reconstruire les infrastructures en question. Il s’agissait aussi d’abord assurer les biens essentiels (aliments, santé, éducation, etc.). D’inspiration keynésienne, le Plan Marshall fut donc une œuvre dont le point de départ était d’éviter de se substituer aux gouvernements et aux structures locales, tout en les aidant dans un contexte où étaient mis au premier plan les besoins de base, les droits, ainsi qu’une relative réconciliation nationale. Il s’agissait donc plus que d’une aide importante (en dollars), mais d’une stratégie qui dans le contexte de l’époque a réussi. Si l’idée d’un Plan Marshall est valable pour Haïti, il faudrait tenir compte de cette histoire.
L’expérience récente et ses leçons
Haïti a reçu depuis 20 ans beaucoup d’aide, mais on ne peut pas dire, de manière générale, que les principes qui ont régi cette aide étaient inspirés de l’«approche» Plan Marshall. Les donateurs se sont grosso modo substitués au gouvernement en place, nonobstant les efforts de certains pays d’aider le gouvernement haïtien à reprendre le contrôle. Encore récemment, la majeure partie de l’aide internationale était structurée et canalisée en dehors des structures gouvernementales, via des agences internationales ou des ONG (souvent internationales). Il y a certes de sérieux problèmes de gouvernance qui ont affecté ce pays, mais le «substituisme» n’était pas une réponse adéquate. À cet effet, la blessure ouverte par l’«extirpation» du Président élu Jean-Bertrand Aristide en 2004 reste un sérieux problème qui a affecté et continue d’affaiblir les acteurs haïtiens, dans leur diversité et leur complexité. On ne peut remettre en question la légitimité du Président Préval, mais le renversement d’Aristide organisé par les États-Unis avec l’appui de la France et du Canada s’inscrivait dans une tendance «lourde» d’interventionnisme et d’ingérence qui s’est globalement faite au détriment des Haïtiens. Le fait que cette intervention ait été plus tard endossée par l’ONU ne change rien à cette «blessure».
Cette situation explique peut-être, ou du moins en partie, les résultats plutôt mitigés de l’aide internationale telle que mise en œuvre des dernières années. Le «cadre de coopération intérimaire», établi par la Banque Mondiale en 2005, et qui a été suivi plus récemment de plusieurs «programmes-cadre», a été critiqué pour sa négligence du secteur rural et le manque d’initiatives pour aider les petits fermiers, qui constituent plus de 60% de la population. Dans la «logique» des agences de développement, le monde rural est «condamné à disparaître» au profit des industries d’assemblage et des projets agroindustriels de grande envergure. C’est problématique dans un pays où on a constaté les ravages produits par l’exode rural et la prolifération des bidonvilles, particulièrement vulnérables aux catastrophes comme les tremblements de terre.
Enfin, il faut noter que plusieurs pays donateurs, appuyés par les agences comme la Banque mondiale, ont continué de «conditionnaliser» leur aide en fonction de leurs impératifs commerciaux et économiques. Ainsi, l’État haïtien a du réduire l’aide aux agriculteurs, sous prétexte de favoriser le «libre commerce», ce qui a transformé le pays qui produisait assez de riz pour nourrir sa population en un importateur de riz états-unien, ultra-subventionné donc à des prix impossibles à battre.
Si on additionne tout cela, on voit bien que le pays est resté vulnérable, non seulement très pauvre mais souvent incapable de subvenir aux besoins de base, encore moins d’investir dans des infrastructures capables de protéger les populations dans les coups durs. Il faut savoir par exemple que les ouragans qui ont frappé Haïti ces dernières années ont fait beaucoup plus de morts que dans les pays de la région affectés de la même manière.
Que faire ?
Il faut donc revoir les choses, du moins si on veut aller dans le sens d’un «Plan Marshall» pour Haïti. Ce n’est pas principalement en mettant plus d’argent sur la table qu’on y parviendra. Un pas dans la bonne direction serait d’aider le gouvernement Préval à convoquer une grande rencontre pour la «reconstruction et la réconciliation nationale». Celle-ci devrait inclure tous les acteurs, y compris l’ex-Président Aristide et ce, dans le but de mettre de côté les divisions et les fractures du passé, du moins pour une assez longue période. Cette rencontre devrait déboucher sur un nouveau gouvernement d’unité nationale. Il est probable qu’une majorité d’Haïtiens soient d’accord. Mais que dire d’Ottawa, de Washington, de Paris ?
Une perspective parallèle serait de faire en sorte que les programmes de reconstruction d’urgence soient mis en œuvre par des Haïtiens. Il y a plusieurs centaines de milliers de jeunes capables et forts. A-t-on besoin des forces militaires des États-Unis et du Canada pour reconstruire les maisons ? Ne vaudrait-il pas mieux embaucher des milliers de chômeurs et financer l’État haïtien pour superviser ce travail ? Est-ce que nécessairement on y perdrait en «efficacité». Chose certaine, cela serait une autre méthode pour rebâtir le pays.
Enfin, il faut suspendre immédiatement et pour une longue durée les «conditionnalités» et les politiques prescrites par les agences internationales et les pays donateurs en ce qui concerne la gestion économique. La plus grande priorité reste (depuis longtemps) l’appui à la reconstruction du monde rurale, ce qui implique de cesser les absurdes politiques dites de «libre échange » (libres pour qui ?). On entend déjà Washington dire qu’il serait dangereux de faire des «précédents», que si une telle exemption était offerte à Haïti, d’autres pays dans le pétrin pourraient aussi demander de ne plus être enfoncés dans le dogme néolibéral. Mais pensez aux faits. Depuis la crise financière de 2008 selon l’ONU, plus de 200 millions de personnes dites «ultrapauvres» (moins d’un dollar et demi par jour) se sont ajoutés au milliard de gens à risque en Afrique, en Asie, en Amérique latine. La grande majorité de ces affamés sont des ruraux chassés de leurs terres par le riz américain et l’agrobusiness. Est-ce une solution ? Ou ne faut-il pas plutôt regarder les choses autrement ?