Guerre de position

Stephen Harper a remporté une importante victoire tactique, même si mine de rien, il jouait pour la «coupe», c’est-à-dire  pour un gouvernement majoritaire.  Tout en gardant la plupart de ses positions, il a effectué une réelle percée dans les bastions urbains du Parti Libéral, notamment à Toronto et à Vancouver. Rétroactivement, on peut penser qu’Harper cependant n’a pas menti en prédisant un gouvernement minoritaire. Son calcul était de consolider ses positions, d’avancer, bref de progresser dans une stratégie de guerre de position à moyen et à long terme. Mission accomplie, peut-il se dire ce matin. La «coalition» Harper se stabilise et se renforce. Les secteurs stratégiques au sein des dominants, comme la grande finance (de Toronto) et le complexe énergétique multinational (de l’ouest) peuvent être contents de la performance de celui qui a un réel projet cohérent (à leurs yeux), pour «restructurer» le Canada autour de l’axe Toronto-Calgary. Une grande partie des couches «moyennes» disloquées par l’érosion de l’État keynésien est prête à continuer avec Harper, en partie par la «haine de classe» qu’elles vouent aux élites traditionnelles, en partie parce qu’elles ne voient pas d’alternative. Le «bloc réactionnaire» dans les régions de l’ouest et le centre du Québec signe et persiste, tel un «noyau dur» coalisé autour des thèmes populistes, démagogiques et agressifs (la haine du secteur public, la question de l’avortement, l’homophobie, etc.), et ce, dans une situation qui rappelle la force des Républicains d’extrême-droite aux États-Unis. Bref, tout cela tient le coup et permet aux Conservateurs de promettre un «meilleur monde», de droite, aligné sur les États-Unis, valorisant l’individu, les valeurs, etc.

par François Cyr et Pierre Beaudet

La crise du Parti Libéral

Évidemment si tout cela est possible, c’est qu’Harper a devant lui un édifice fissuré, épuisé, incohérent. On est loin du fier Parti Libéral qui à vaqué plus souvent qu’à son tour aux affaires depuis 1867. Tout le monde aura noté la performance consternante de Stéphane Dion. Mais les commentateurs les plus astucieux ont raison de dire que l’excuse est facile. L’ancienne «grande coalition» soudée autour du PLC n’existe plus. En bonne partie parce que les gouvernements libéraux des années 1990 l’ont eux-mêmes disloquée, en pratiquant un néolibéralisme pur et dur. Le fossoyeur du néolibéralisme dans un sens n’est pas Harper, mais ce parti «État» très lié aux classes dominantes traditionnelles du Québec et de l’Ontario qui a décidé d’abandonner toute résistance face aux États-Unis (avec l’ALÉNA) et de démanteler une grosse partie du système keynésien d’équilibre social, notamment en poursuivant l’œuvre conservatrice de contre-réforme de l’assurance-chômage. Dans ce contexte, il n’est pas mystérieux de voir le vote libéral s’éroder au sein des couches moyennes des banlieues des grands centres. Harper sait bien cela et évidemment, il mise sur l’interminable déclin qui s’amorce, pour plusieurs années, dans un Parti miné, divisé, incohérent.

La non percée de la gauche

Le PLC pourrait dire, avec raison, que son déclin vient d’une «division» du vote au profit (relatif) du NPD (celui-ci pourrait dire la même chose au sujet des Verts). Certes, l’éparpillement du vote anti-Harper explique l’avancée du PC. Mais ce n’est pas la seule raison. Il faut constater en effet que le NPD n’a pas percé  tel qu’espéré (surtout si on regarde le pourcentage des votes), à part quelques  régions comme le nord de l’Ontario. Il a continué de perdre dans des régions dont on pensait qu’elles allaient basculer en faveur, notamment dans le sud ontarien. Comment en effet expliquer les défaites crève cœur dans des bastions industriels comme Oshawa ? En réalité, et malgré les efforts de Jack Layton, le NPD ne s’est pas remis de ses dérives social-libérales, sous Bob Ray par exemple, ou encore sous l’égide de certains gouvernements provinciaux dans l’ouest, «social démocrates» de nom, mais libéraux de fait. Jack peut dire, avec raison, qu’il a augmenté le nombre de ses députés. A-t-il réellement accru sa force politique ? Permettez nous d’en douter. Tout cela explique sans doute en partie l’énorme taux d’abstention qui affecte probablement davantage les classes populaires. C’est ce qui se passe aux États-Unis depuis une bonne trentaine d’années où devant le virage à droite du parti démocrate, les électeurs décident tout simplement de ne pas voter.

La catastrophe totale évitée

Certes, Harper ressort de tout cela avec une minorité des sièges. Mais puisqu’il a progressé en termes de députés et de pourcentage des votes, il va continuer à gérer comme s’il était majoritaire, avec sans doute encore plus d’arrogance, de violence, de détermination. Pour les classes populaires et les mouvements sociaux, il faut s’attendre au choc, pour ne pas dire qu’on va passer un mauvais quart d’heure. En manœuvrant bien, Harper va viser en un an ou deux affaiblir encore plus l’opposition et se faufiler vers n troisième mandat. Cependant, bien des choses peuvent se passer et rien n’est encore joué d’avance. Par exemple, la gestion de la crise économique qui est déjà commencée ne sera pas facile, en dépit des discours à l’eau de rose de Harper. Il y aura des choix douloureux et cela ne se fera pas contre les dominants, si cela n’en tient qu’à lui. Reste aussi à voir l’impact d’une possible victoire d’Obama qui a cependant annoncé que bien des éléments de sa politique, y compris au niveau international, seraient davantage en continuité qu’en rupture avec l’horrible règne de George W. Inquiet, on imagine l’effet d’un tel revirement appréhendé sur l’empowerment des classes populaires qui voit dans Obama le début d’un tant nouveau.

La question québécoise

N’eut-été la mobilisation populaire «tout sauf Harper», on serait aujourd’hui face à une véritable catastrophe, avec un gouvernement prêt à procéder, tout de suite, à sa «révolution» de droite. Ce n’est pas sur l’horizon immédiat. Il y a au Québec une solide majorité de siège contre la «révolution» Harper,  mais on est loin du compte sur le plan du vote populaire où le BQ enregistre un  recul, en partie lié à l’abstentionnisme électoral.  Mais au final, ce n’est pas rien. Gilles Duceppe a certainement raison de dire que c’est le Québec qui a fait la différence. Même avec un tassement de son vote populaire, le Bloc l’a emporté haut la main.  «Partie remise» peut se dire Harper, dans un contexte où l’électorat nationaliste (pour le Bloc et le PQ), «glisse», tout en restant hégémonique. La grande faiblesse sur laquelle mise Harper est évidemment l’érosion du «projet historique» de la grande coalition nationaliste, et concrètement, de son possible éclatement entre la droite et la gauche. Pour cela, Harper peut aussi miser sur la persistance du PLC dans ses «bastions» non-francophones du Québec. Il peut aussi, marginalement, espérer une avancée relative du NPD, qui a quand même augmenté son vote (en pourcentage surtout), essentiellement en enlevant des votes au Bloc. Il fallait voir le visage épanoui et ironique de Thomas Mulcair aux lendemains de son élection, énormément fier d’avoir drainé le vote nationaliste, comme si c’était à la limite plus important que d’avoir vaincu le Parti conservateur. Fédéraliste d’abord, social-démocrate ensuite (et loin derrière), voilà le nouveau message du NPD (version Mulcair) au Québec.

Qui a l’initiative ?

Le Québec et le Canada sont déjà entrés dans une nouvelle ère qui va se traduire par de puissantes confrontations sociales. Que la résistance soit faible  ou plus forte,  cela aura un impact certain. Néanmoins, il faut admettre que les dominants ont l’initiative. S’ils l’ont, c’est tout simplement parce que les dominés ne l’ont pas. Le rapport de forces qui avait caractérisé les «trente glorieuses» aux lendemains de la deuxième guerre mondiale n’est plus en faveur des classes populaires, disloquées par le néolibéralisme, en perte de sens (devant le discours populiste de droite), désabusées de ses représentations politiques historiques comme le PLC, voire le NPD. Au Québec, la crise larvée du PQ, bien plus dramatique que l’érosion du Bloc, relève de la même dynamique. Les Lucides et autres droitiers du PQ ont raison de dire que le parti doit bifurquer. Leur option, davantage pour regagner le pouvoir à tout prix, est de liquider l’héritage historique qui avait fait converger la question sociale avec la question nationale. En se déplaçant vers la droite, le PQ pourrait, selon les lucides, regagner le «centre» et gagner les élections. C’est moins que probable, en constatant ce qui vient de se passer à l’échelle canadienne. Quant à l’option de «retourner aux racines» vers la gauche, elle semble totalement utopique pour le petit cercle qui dirige le PQ et ne vole nulle part, en dehors des cercles nostalgiques du SPQ-Libre par exemple.

Nos défis

Les mouvements sociaux et la gauche politique devraient cependant bien réfléchir avant de célébrer le déclin du PQ. Leur défaite est aussi, dans une large mesure, la nôtre. C’est choquant d’entendre cela mais c’est vrai. Bien que critique et même dans l’opposition au PQ la plupart du temps, la gauche dans ses bastions principaux subit également le déclin du keynésianisme, si ce n’est que par la dislocation des concentrations populaires dans le secteur manufacturier, dans le secteur public, dans les régions. De cet éclatement, le populisme de droite ressort gagnant actuellement, et non la gauche. Comment alors s’en sortir ? Il faudra ne pas avoir peur de quitter les sentiers battus. Par exemple, en participant, massivement, à la recomposition politique et sociale des «néo prolétaires», exclus du mode keynésien, condamnés à la pauvreté et la précarité, marqués par des facteurs comme l’immigration. En faisant cela, on ne se rendra pas plus populaire à Hérouxville ou avec ceux qui votent pour André Arthur et à court terme, les résultats politiques directs (électoraux) seront minimes. Mais à moyen et à long terme, c’est comme cela que nous bloquerons la droite et surtout, que nous reconstruirons la gauche. Concluons donc sur une note optimiste en affirmant que nous avons hier «évité le très pire», ce n’est pas rien et cela n’a pas été un cadeau. Capitalisons sur cette victoire relative, ce répit, pour amorcer la «longue marche» qui nous attend pour confronter, isoler et éventuellement vaincre les dominants. D’ou l’importance de poursuivre patiemment notre travail de construction de ce grand parti de gauche dont nous avons tant besoin.

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