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Gramsci : du conseil ouvrier à Machiavel

par Michael Lowy

(Extrait d’un article paru dans Actuel Marx 2009/2, n° 46)

Les idées d’Antonio Gramsci sur les problèmes d’organisation ont connu, entre 1919 et 1934, une évolution si profonde et si radicale qu’on pourrait presque parler de « rupture idéologique ». Tandis que ses articles, publiés pendant les années qui précédèrent la fondation du Parti communiste italien (1921), dans l’édition piémontaise du Avanti, organe officiel du Parti socialiste italien, et dans l’hebdomadaire Ordine Nuovo, périodique de l’aile communiste du PSI, posent les questions organisationnelles dans des termes très proches du « luxemburgisme », les cahiers rédigés en prison vers 1933-1934 dépassent le « jacobino-blanquisme » et se situent directement sous l’égide du Prince de Machiavel. Certains indices suggèrent clairement que cette évolution idéologique découle des transformations profondes que le mouvement ouvrier et communiste a connues au cours de ces quinze années, dans le monde en général, et en Italie en particulier.

Tout d’abord, pour comprendre le « spontanéisme » implicite dans les écrits de Gramsci pendant la période 1919-1920, il faut les insérer dans leur contexte historico-social :

a) sur l’ensemble du continent, après la guerre, et sous l’influence de la révolution soviétique, le mouvement ouvrier était dans une période d’ « essor de masses », avec l’éclosion ininterrompue de mouvements de grève, de révolutions sociales et même de soulèvements communistes (Allemagne et Hongrie, en 1919).

b) En Italie, en particulier, les masses prolétariennes montraient beaucoup plus d’initiative et de combativité que les directions des syndicats ou du Parti socialiste [45]. À Turin, au cours d’un mouvement historique, dont Gramsci fut le témoin direct et le participant, les ouvriers révoltés sont allés jusqu’à occuper les usines et organiser spontanément des conseils ouvriers.

c) La direction du parti, dominée par des éléments « centristes », était très en retard par rapport au niveau révolutionnaire des masses, au point qu’au cours de la grève générale de Turin, elle refusa son appui intégral au mouvement, qu’elle critiquait âprement comme une « déviation anarchiste ». Comme Rosa Luxemburg en 1904, Gramsci était devant un parti formellement révolutionnaire – le Parti socialiste italien se prétendait « section de la IIIe Internationale » – mais miné intérieurement par le parlementarisme et le réformisme.

Il n’est donc pas surprenant que Gramsci emploie, dans ses articles des années 1919-1920, des formules très proches du programme de la Ligue Spartacus [46]  et qu’il nomme Rosa Luxemburg, à côté de Marx et Lénine, parmi les inspirateurs de sa conviction fondamentale : « La révolution communiste ne peut être réalisée que par les masses et non par un secrétaire de parti ou un président de la république, à coups de décrets » [47]. Pour Gramsci, comme pour Rosa Luxemburg, ce sont les mouvements spontanés et incoercibles des masses laborieuses qui indiquent le sens précis du développement historique. Ces mouvements sont préparés souterrainement, dans l’obscurité des usines et de la conscience des foules, où se forgent peu à peu l’autonomie spirituelle et l’initiative historique de la masse[48].

En Italie, la grande manifestation historique de la spontanéité révolutionnaire du prolétariat s’est concrétisée dans les conseils ouvriers de 1919-1920, au sein desquels les travailleurs se formaient à la gestion sociale, se préparaient à l’autogouvernement dans l’État ouvrier [49] [49]. Par conséquent, le pouvoir politique de la masse, le pouvoir de guider le mouvement, doit appartenir aux organismes représentatifs de la masse elle-même – le conseil et le système des conseils – tandis que les techniciens de l’organisation (qui, en tant que techniciens, spécialistes, ne peuvent être révoqués), doivent être cantonnés à des fonctions purement administratives, sans aucun pouvoir politique [50].

Quel doit être le rôle du parti dans cette situation ? Selon Gramsci, le parti ne doit jamais essayer de limiter mécaniquement le mouvement au cadre étroit de son organisation : il deviendrait inconsciemment un organe de conservation et verrait le processus révolutionnaire échapper à son contrôle et à son influence. Dans le cas concret du conseil d’usine, le parti et les syndicats ne doivent pas se poser comme des tuteurs ou comme les superstructures déjà constituées de ces nouvelles institutions [51].

Bien au contraire, le parti doit être l’instrument du « processus de libération intime par lequel l’ouvrier d’exécutant devient initiateur, de masse devient chef et guide, de bras devient cerveau et volonté » [52]. En somme : le parti communiste ne doit pas être un rassemblement de doctrinaires, de « petits Machiavel », ni « un parti qui se sert de la masse pour tenter une imitation héroïque des jacobins français », mais « le parti des masses qui veulent se libérer par leurs propres moyens, de façon autonome », de l’esclavage capitaliste [53]. Cette structure des rapports entre le parti et la masse se reflète au niveau de son organisation interne, qui doit, selon Gramsci, se constituer « de la base au sommet » : « Dans chaque usine (de Turin), il existe un groupe communiste permanent avec son propre corps dirigeant. Les groupes isolés se rassemblent selon la position topographique de leurs usines dans des groupes de quartier, lesquels créent un comité dirigeant au sein de la section du parti » [54].

Pendant la période qui va de 1927 à 1935, le mouvement ouvrier en Europe a souffert de l’impact de transformations radicales, aussi bien dans son rapport de force avec l’adversaire que dans sa propre structure :

a) recul général du mouvement révolutionnaire, stagnation politique des masses, défaites répétées du communisme, ce qui provoque, chez les dirigeants, une tendance à accorder une importance extrême au parti et aux « chefs » [55].

b) la défaite des partis ouvriers coïncide, en Italie et en Allemagne, avec la prise du pouvoir par le fascisme, appuyé par de larges couches populaires politiquement arriérées de la ville et des campagnes – événements qui produisirent, dans certains secteurs de l’intelligentsia social-démocrate (Karl Mannheim, Erich Fromm) un profond ressentiment et une grande méfiance envers les « tendances irrationnelles » et la « peur de la liberté » des grandes masses et, parallèlement, chez les dirigeants communistes, un repliement vers l’appareil du parti et un renforcement de l’autorité des « chefs » sur la « masse ».

c) Enfin, à cette époque (1927- 1935) commençait à se cristalliser le processus de bureaucratisation interne du mouvement communiste – le « stalinisme » –, qui a atteint l’un de ses points culminants en 1935, avec les procès de Moscou et la liquidation de l’ancienne direction bolchévique. Ces trois événements : recul des masses, victoire du fascisme et développement du stalinisme constituent, à notre avis, la clé pour la compréhension de la métamorphose des idées politiques de Gramsci.

Un des symptômes les plus clairs de cette métamorphose est sa position face aux thèses de R. Luxemburg, qui, explicitement approuvées en 1919, sont maintenant classées comme des théories « hâtivement et même superficiellement » développées, à partir de l’expérience de 1905. Il reproche notamment à Rosa Luxemburg d’avoir sous-estimé les éléments « volontaires » et organisationnels de la lutte révolutionnaire, portée qu’elle était par ses préjugés « économistes » et spontanéistes ; elle aboutit ainsi à une forme de déterminisme économique rigide, aggravé par un véritable « mysticisme historique » [56]. D’après les Notes sur Machiavelli, écrites par Gramsci en prison, le spontanéisme, partant de présuppositions mécanistes, ignore la résistance de la « société civile » aux irruptions de l’élément économique immédiat (crises, etc.) et oublie que les prémisses objectives ne conduisent à des conséquences révolutionnaires que lorsqu’elles sont « activées » politiquement par des partis et des hommes capables[57].

Pour le Gramsci de 1933, le parti doit exercer le rôle d’un « prince moderne », héritier légitime de la tradition de Machiavel et des jacobins. En tant que tel, il « prend la place, dans les consciences, de la divinité ou de l’impératif catégorique » et devient le point de référence pour définir ce qui est utile ou nuisible, ce qui est vertueux ou scélérat. Il a enfin une « fonction de police progressiste » [58]. En d’autres termes : « Partant du principe de ce qu’il existe des dirigés et des dirigeants, des gouvernants et des gouvernés, la vérité est que les ‘partis’ ont été jusqu’à présent le moyen le plus adéquat pour l’élaboration des dirigeants » [59].

L’organisation interne du parti révolutionnaire obéirait, à son tour, aux principes du centralisme démocratique, défini comme « l’insertion continuelle des éléments naissant du fond des masses dans la structure solide de l’appareil de direction » [60]. Cela implique nécessairement une hiérarchie interne bien délimitée : à la base, un élément diffus d’ « hommes communs, dont la participation est caractérisée par la discipline et par la fidélité et non par l’esprit créateur » ; au sommet, le groupe dirigeant, « doté d’une force hautement cohérente, centralisatrice et disciplinante, et peut-être pour cela inventive » ; entre les deux, un élément intermédiaire, qui articule les extrêmes [61]. Ajoutons cependant que Gramsci n’était pas insensible aux dangers d’un tel programme organisationnel ». Ses critiques à l’égard du « centralisme bureaucratique », des habitudes conservatrices des bureaucraties dirigeantes et du fétichisme aliénant du parti [62] suggèrent, malgré tout, une certaine continuité entre l’auteur des Notes sur Machiavelli et celui des éditoriaux de Ordine Nuovo.

Notes

[45] A. Gramsci souligne le « paradoxe historique par lequel en Italie ce sont les masses qui poussent et ‘éduquent’ le Parti de la classe ouvrière et ce n’est pas le Parti qui guide et éduque les masses ». Il ajoute : « Ce parti socialiste, qui se proclame guide et maître des masses, n’est pas autre chose qu’un pauvre notaire qui enregistre les opérations exécutées spontanément par les masses » (Ordine Nuovo, Torino, Einaudi, 1954, pp. 161, 162).

[46] A. Gramsci, Ordine Nuovo, op. cit., p. 399 : « La société communiste ne peut pas être construite impérativement, avec des lois et décrets : elle naît spontanément de l’activité historique de la classe ouvrière… ». Voir « Que veut Spartacus », in A. et D. Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin 1918-1919, Paris, Éditions Spartacus, 1949, pp. 89-98.

[47] A. Gramsci, Ordine Nuovo, op. cit., p. 489.

[48] Ibid., pp. 96, 124, 139.

[49] Ibid., p. 95.

[50] Ibid., p. 100.

[51] Ibid., pp. 70, 127.

[52] Ibid., p. 157.

[53] Ibid., pp. 139-140.

[54] Ibid., p. 178.

[55] Voir C. Lefort, « Le marxisme et Sartre », Les Temps modernes, no 89, avril 1953, p. 1566.

[56] A. Gramsci, Notes sur Machiavelli, Sulla Politisa e sullo Stato Modern, Torino, Einaudi, 1955, 4e edizione, p. 65.

[57] Ibid., pp. 5, 66, 78.

[58] Ibid., pp. 6-8, 26.

[59] Ibid., p. 18.

[60] Ibid., p. 76.

[61] Ibid., p. 53.

[62] Ibid., pp. 51, 76, 157.

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