Gramsci à Ottawa

L’évolution politique et électorale du Canada favorise la consolidation du Parti Conservateur et de son projet « révolutionnaire » de réingénierie de l’État et de la société canadienne. Mais ce projet ne va pas sans frictions, ni résistances. Les classes populaires urbaines au canada-anglais ont largement intériorisé le welfare state canadien comme élément cimentant l’identité canadienne spécifique et les conservateurs tardent à plonger de profondes racines au sein des communautés immigrantes dont les élites restent souvent acquise au PLC comme au NPD. Enfin, l’élection d’Obama au sud fissure les  aspects les plus outranciers du modèle de référence idéologique bushien, c’est-à-dire impérial, néoconservateur et belliciste.

Il y a déjà 80 ans, le philosophe communiste tentait de comprendre la persistance, voire la résilience de l’État capitaliste. Comment cet État, demandant-il, peut-il résister aussi fortement aux élans d¹émancipation populaire, en fin de compte, à la grande majorité de la population dont les intérêts objectifs sont en contradiction avec ceux d’une petite élite au contrôle de cet État justement ? Certes, cette réflexion théorique répondait à un autre environnement sociopolitique, notamment au chapitre de la configuration des classes sociales[1].

Résilience de l’État

Ce faisant, Gramsci tentait de décortiquer deux choses en même temps. D’une part disait-il, il faut analyser les incroyables capacités de cet État des dominants de se « déployer » dans le réel, tel une gigantesque toile d’araignée, qui s’étend jusqu’aux confins de la société, non seulement dans les dimensions économiques et politiques, mais aussi dans la psyché et la culture des gens. En réalité, Gramsci contestait alors une idée alors fort répandue dans la gauche de l’époque, et qui voyait l’État un peu comme un « lieu » physique (le siège du gouvernement), ou encore un groupe particulier (l’état-major des dominants). Pour le philosophe, l’État était la matérialisation d’une structure de classe particulière, exprimant des rapports sociaux. L’État apparaît alors comme un réseau organisant la production et la reproduction des classes dominantes, lesquelles irradient l’ensemble des activités humaines. À vrai dire, la domination des élites est basée sur un système qui existait avant l’État contemporain, qui a pris forme dans les premiers balbutiements du capitalisme, et qui s’est par la suite raffiné et développé (pendant quelques siècles) pour se constituer en « machine étatique » moderne. Le rapport entre État et dominants est donc intime, mais dialectique (et changeant), ce qui explique par ailleurs la capacité des dominants justement de s’adapter : l’État capitaliste peut être dictatorial ou « démocratique » (avec un petit d), inerte ou dynamique (le new deal de Roosevelt), très marqué idéologiquement (c’est le cas avec les néoconservateurs canadiens et états-uniens) ou partiellement « désidéologisé » (l’État « efficace » ), agressif et offensif envers les dominés (néolibéral), ou compromisant et « soft » (le social-libéralisme). Mais au bout de la ligne, c’est l’État capitaliste.

Hégémonie

Gramsci comparait la chose à un système de « tranchées » (métaphore militaire issue de l’expérience de la Première guerre mondiale), où la domination repose non pas sur un seul centre de commandement où tout est centralisé, mais sur un système complexe de défense, agissant à plusieurs niveaux simultanément dans la guerre (la guerre de classe), capable, de ce fait, d’« épuiser » l’adversaire et de repousser des « assauts frontaux ». Gramsci n’est pas le premier auteur politique à puiser ses références, son vocabulaire, de l’art de la guerre, ou celui  des arts dramatiques. Mais c’est sans doute l’un de ceux qui appréhende le plus lucidement la grande complexité des ensembles sociaux et politiques (blocs) et l’importance des idéologies.

En disant cela, Gramsci abordait le deuxième terme de sa problématique. Il faisait une critique, indirecte si on peut dire, à la conception dominante de la gauche radicale qui pensait « répéter », si on peut dire, l’expérience soviétique : on s’organise contre et en dehors de l’État, on accumule des forces, et puis on fonce, en s’emparant de cet État, en le détruisant, et en mettant un autre État (révolutionnaire) à la place. En fin de compte estimait-il, ce « modèle » n’en était pas un, les conditions spécifiques et singulières de la Russie ne pouvant être dupliquées. Il préconisait alors une « guerre de position » (une autre métaphore militaire) où les dominés, pas à pas, s’activeraient à « conquérir », non pas l’État (conçu comme un lieu), mais l’« hégémonie », c’est-à-dire la suprématie des dominants au niveau des idées, de la culture, des valeurs « fondamentales », ainsi sapant, délégitimisant l’appareil de domination et en mettant de l’avant, encore là de manière décentralisée et dans tous les « recoins » de la société, une autre société, une autre structure, jusqu’à ce que, espérait-il, le rapport de forces change et permette, enfin, aux dominés de renverser les dominants. Il faut noter que Gramsci n’excluait absolument pas l’idée d’une « révolution » (le surgissement des dominés dans l¹histoire), mais il voyait ce moment comme un processus, une longue série de batailles et d’accumulations, et non pas (comme cela était présent dans l’imaginaire de la gauche de l’époque) comme un « assaut frontal », cataclysmique.

Le retour de la droite

Par la suite, l’histoire a évolué. La « leçon » de Gramsci a fait son chemin. Les dominés, et leurs mouvements sociaux et politiques, ont continué leur résistance. Peu à peu et surtout après 1945, ils ont imposé aux dominants, dont plusieurs s’étaient alliés au projet fasciste, une sorte de grand compromis, qu’on a connu sous divers labels : New Deal, Front populaire, État de bien-être social, révolution tranquille, etc. Les dominants n’ont rien accepté de tout cela au départ, ils ont résisté de toutes leurs forces. Mais les dominants se sont entêtés, par la victoire populaire contre le fascisme, vaincu par les résistances ouvrières et populaires épiques aux États-Unis, en Europe et ailleurs. D’autre part, les dominés dans le tiers-monde se sont soulevés et ont renversé l’appareil colonial, « produit dérivé » (et terriblement destructeur) de l’État capitaliste au centre. L’humanité est alors entrée dans une autre phase, si on peut dire. Certes, l’incontournable lutte des classes n’a cessé d’être la trame principale. Dominés contre dominants, mais aussi dominants contre dominants, tout cela a créé un univers instable dont les contradictions se sont élargies, pour finir par éclater, à la fin des années 1970, ouvrant ainsi un nouveau cycle. Pour simplifier, appelons cela le cycle du néolibéralisme.

Comment le qualifier ? Pour les dominants d’orientation néolibérale, il faut remonter dans l’horloge du temps et revenir à la situation du capitalisme « pur », pour ne pas dire « sauvage » qui prédominant avant les grandes réformes. Pour cela, il faut restructurer l’État, le désengager de ses fonctions sociales pour le recentrer sur ses fonctions de contrôle et de répression. Il faut casser les classes populaires en autant de segments divisés les uns contre les autres, précariser le plus grand nombre, jouer les jeunes contre les vieux, les immigrants contre les natifs, les hommes contre les femmes, les régions contre le centre, et ainsi de suite. Et il faut également « recoloniser » ou « reconquérir » le tiers-monde turbulent, et aussi remettre à leur place les puissances « subalternes » (Chine, Inde, Brésil, Russie) qui rêvent de contester l’hégémonie de la « triade » (Amérique du Nord, ­ Union Européenne, ­ Japon).

La grande bataille des idées

Cette vaste offensive de la droite pour « reconquérir » et « consolider » s’est faite et se fait d’une manière que Gramsci évoque. C’est une bataille d’idées, « pour le cœur et l’esprit » (hearts and minds), et qui se fait dans le domaine de la culture, via non seulement le « noyau central » de l’État (l’appareil de contrôle), mais aussi (et surtout) dans le vaste réseau de ce qu’Althusser appelait les « appareils idéologiques d’État », qui sont en fin de compte les institutions au centre de la reproduction, tel le système scolaire, les médias, les grands appareils culturels (dont les Églises) et même plus largement le tissu communautaire, associatif, culturel. Ce réseau ne fait pas que produire et diffuser des idées et des valeurs, il organise le processus de socialisation politique permettant l’intériorisation par les individus du principe de domination. Dans ce vaste faisceau, la tâche est de recentrer le système de pensée vers des références, des outils normatifs (réglementations et lois), des lieux de contrôle qui distillent, organisent, promeuvent le même message : l’individualisme possessif, la méfiance des autres, la compétition à tout crin, le respect de l’autorité, etc.

Ce faisant, sont particulièrement visés les véhicules traditionnels de la culture des dominés, comme les partis de gauche, les syndicats, les intellectuels progressistes. Il faut certes les « casser » (à long terme), mais immédiatement, il faut les marginaliser, les forcer à la capitulation, au reniement et dans certains cas, les convier à bénéficier des prébendes du pouvoir en contrepartie d’un tonitruant ou discret renoncement aux idées « de jeunesse ». (C’est le  sort d’une bonne partie de la génération dite soixante-huitarde). L’utopie de l’émancipation est présentée comme du folklore (au mieux), ou comme un sombre complot pour détruire l’ordre et aller à l’encontre de l’histoire, ce qui est inacceptable, puisque celle-ci est seulement  à sens unique : vers le capitalisme. Sauf dans les rares périodes d’intenses confrontations, les fonctions de répressions politiques des dissidents (surveiller et  sanctionner) sont peu utilisées. Il suffit le plus souvent de discréditer et d’isoler les empêcheurs de mettre trop de grains de sable dans la « machine ».

Un projet révolutionnaire

Essayons maintenant de comprendre ce processus  au niveau canadien. Le Parti Conservateur, traditionnellement le parti préféré des dominants, a été dans l’opposition, plus ou moins, pendant 50 ans. Il ne correspondait pas à l’équilibre des forces issues du grand compromis de l’après-guerre. C’est l’autre grand parti des dominants, le Parti Libéral, qui a été le véhicule pour cette gestion politique keynésienne. Ce Parti dit de centre en fait gérait, au profit des dominants, le compromis en question, en équilibrant les fonctions répressives avec les fonctions sociales (parfois aiguillonné par le CCF-NPD qui servit de réservoir d’idées et de cadres, et de vitrine expérimentale dans quelques provinces). Rapport de force oblige, on acceptait la présence, voire parfois la participation d’une gauche dite modérée (la social-démocratie), accompagnée d’une présence institutionnelle des grands mouvements sociaux (syndicaux surtout). Ce « partenariat », globalement, faisait l’affaire des dominants. Il était basé sur une régulation sociale relativement stable et sur des taux de croissance économique basée sur l’élargissement du marché intérieur et l’endettement des ménages des classes moyennes et populaires De tout cela est issu le « cercle vertueux » des «  trente glorieuses ».

Mais peu à peu, les rapports de forces ont changé. Aujourd’hui, la régulation incarnée par le Parti Libéral ne semble plus pertinente pour les dominants et ainsi est créé un espace pour un nouveau projet politique, « révolutionnaire » au sens où il ne s’agit pas d’une simple alternance, mais d’une véritable restructuration du pouvoir. Plus qu’un changement de gouvernement, il s’agit peut-être d’un changement de régime et très certainement de périodes. Sur le plan « géopolitique », le projet est assez simple : aligner, totalement s’il le faut, le Canada sur les États-Unis et constituer la « forteresse Amérique du Nord », en misant sur le fait qu’à cette échelle continentale, les dominants canadiens sont moins vulnérables que s’ils sont confinés seulement à l’espace canadien. Sur le plan géo économique, il faut recentrer la reproduction du capital autour de deux axes, l’axe financier d’une part, structuré autour des grandes institutions financières de Toronto, et l’axe des ressources d’autre part, notamment (mais pas exclusivement) les ressources énergétiques de l’ouest et du Grand Nord. (À moyen terme, cette course aux ressources posera crument la question de l’accès à l’eau potable). Sur le plan de la gestion politique enfin, il faut déplacer le « centre de gravité », de l’Ontario et du Québec (où il a résidé), vers l’Ouest, sur une sorte d’alignement Toronto (« détaché » de son hinterland ontarien) – ­ Calgary (capitale de l’économie des ressources). Certes, il s’agit d’un projet, et non d’une situation stable, qui dépend de plusieurs facteurs (dont la fluctuation du prix des ressources justement), mais qui apparaît présentement aux dominants comme une stratégie « gagnante » pour stabiliser leur domination.

Le dilemme gramscien

Encore là la question revient à celle posée par Gramsci. Comment faire passer cela ? Comment rallier la majorité de la population, majoritairement composée de classes moyennes et populaires, majoritairement au Québec et en Ontario, « bénéficiaires » (à des degrés très inégaux) du grand compromis d’antan ??!!?? Cette question, la plus difficile en fin de compte, est sérieusement abordée par Stephen Harper et la nouvelle équipe qu’il a installée depuis 2006 à Ottawa. Ce sont pour la plupart des jeunes intellectuels et technocrates issus du secteur privé, formés dans les universités états-uniennes, extrêmement sûrs d’eux (en majorité des hommes), agressifs (ils possèdent la vérité) et munis de ce qu’on pourrait appeler une « haine de classe », ce qui leur donne un élément essentiel dans la lutte politique, soit la passion. D’instinct,  ils pressentent qu’il faut procéder pas à pas, minutieusement et méthodiquement, en menant la bataille des idées. Il faut constamment déstabiliser l’adversaire, le forcer à se mettre sur son propre terrain. Par exemple, en manœuvrant pour que le Parti Libéral (et même le NPD) se mette à appuyer le virage tout sécuritaire et ainsi se perdre lui-même. Parallèlement, cette stratégie implique de foncer tout azimut via des attaques agressives dans des médias de plus en plus « berlusconisés », qui traitent les adversaires de cette américanisation de « traîtres » et de « lâches ». Cela implique également que le Parti Libéral, de même que les sociaux-libéraux du NPD soient à peu près totalement désarmés devant la restructuration (accélérée par la crise) du capitalisme. Dans ce chaos le projet des révolutionnaires de droite apparaît comme le seul « cohérent ». Ce projet est en voie de devenir hégémonique  parmi les dominants canadiens (auparavant divisés) et parmi les couches moyennes et populaires dans certaines régions (l’Ouest) et dans certains secteurs (les couches moyennes dans la PME et le secteur privé).».

La guerre de position

Mais au Québec, cette idée passe mal. Certes, il y a les larbins des dominants canadiens, tels l’Institut économique de Montréal (une annexe, à vrai dire, du Fraser Institute). Il y aussi les médias « berlusconisés », qui préfèrent détester les classes populaires que de voir la menace de l’axe Toronto-Calgary, où on espère se retrouver un rôle d’intermédiaire, de gérant, de faire-valoir. Il y a la droite politique, l’essentiel du Parti Libéral du Québec, l’ADQ et mêmes les « lucides » du PQ. Mais c’est là qu’entre en scène une autre contradiction. Tout en combattant les vestiges du keynésianisme, les dominants ont en effet autre chose en tête. Dans une large mesure, le projet du grand compromis, dans la dynamique québécoise, a été le projet de la souveraineté. Pendant des décennies, le PQ a capté, pour l’essentiel, les forces vives qui voulaient élargir la révolution tranquille, consolider un capitalisme national « moderne » et inclusif, et donc établir un État indépendant. Les dominants canadiens, pour des raisons trop évidentes, étaient et demeurent totalement opposés à cela.

Ce qui fait qu’il se produit au Québec un étrange mélange. Les dominants, objectivement menacés par le projet « révolutionnaire » (l’axe Calgary-Toronto) sont tentés de trouver avec Harper, si possible, un terrain d’entente, puisque l’ennemi « principal » est le projet nationaliste/réformiste, identifié (de moins en moins) au PQ. Et c’est justement là où s’ouvre la brèche. En fin de compte, Harper mise sur la crainte d’une partie des dominants, mais aussi des couches moyennes « déclassées » (celles qui ont été tentés par l’ADQ), d’un retour des forces du changement. C’est plus frappant dans les régions périphériques, où l’État keynésien a toujours eu des effets très mitigés et où beaucoup de gens peuvent dire, en partie avec raison, que l’État au Québec, c’est pour le Plateau Mont-Royal. C’est peut être dans le sens qu’il faudrait lire les avancées du Parti Conservateur dans les régions du Centre et de l’Est du Québec malgré une remarquable et constante pauvreté de son personnel politique. Pour les médias berlusconisés et dans le sillon de la stratégie sophistiquée des intellectuels et des think-tank de la droite, l’« ennemi » a un nom et un visage : il est gestionnaire de la fonction publique (ou encore enseignant-e dans le réseau public), il est syndiqué, il habite Montréal. Et il faut le débarquer. Ainsi, avec patience et détermination, avec un peu de chance aussi, les révolutionnaires se doteront d’une « majorité » politique, en misant sur ces avancées, en capitalisant sur la dislocation des adversaires, et sur un système politique totalement anti démocratique, qui permet à un Parti de capter le pouvoir avec une minorité des votes exprimés et un taux de participation populaire anémique.

Pour ne pas conclure

Nous avons donc en face de nous une stratégie bien pesée, appuyée sur des moyens considérables, et qui a une vision à long terme des choses. Inévitablement, il faut œuvrer un peu de la même manière. Pour le moment, nous ne nous avancerons pas trop sur ce terrain. Mais notons certaines tendances. Le social-libéralisme (et dans sa forme québécoise, le PQ) est en crise terminale,  il ne reviendra pas. Il ne correspond plus aux rapports de forces actuels. Pour survivre, il doit changer de nature en se dévoyant et en se « recentrant » vers la droite, ce faisant, accélérant sa propre perte. Pour autant, cela ne veut pas dire qu¹une option plus radicale devient plus probante. Soyons clair : le déclin du PQ n’ouvre pas nécessairement la voie à une gauche plus radicale. Loin s’en faut.  Dans un sens, la gauche doit coaliser tous ceux (la vaste majorité de la population) qui sont menacés par le projet révolutionnaire de droite. Pour cela, la gauche doit réinvestir dans la bataille des idées, ouvrir de vastes chantiers où s’élaborent des propositions et des stratégies de résistance (comme cela a été le cas avec le Forum social québécois), où expriment à la fois radicalité, réalisme et pluralité (pas de projet magique, pas d’organisation magique). C’est possible, mais cela ne sera pas facile. Sur une note plus optimiste, constatons les avancées de Québec solidaire qui montrent la voie, très longue, qui nous attend.

[1] En fait Gramsci s’inspirait du succès de la révolution russe mais aussi, il tirait les leçons implicites de cette dure et amère défaite de la révolution allemande.

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