À Ottawa, le gouvernement conservateur de Stephen Harper semble voguer vers une prochaine victoire électorale. À la surprise générale, le Premier Ministre a résisté à toutes les vagues. Cette « guerre de position » (au sens politique du terme) est bien menée par la droite canadienne bien qu’une majorité de la population soit opposée au projet de Stephen Harper. Comment expliquer cette énigme ?
Il y a déjà 80 ans, Antonio Gramsci, un philosophe de gauche italien, tentait de comprendre la persistance, voire la résilience des dominants. Comment se fait-il, demandait-il que l’État moderne reste contrôlé par une petite minorité de privilégiés alors que les dominés, la vaste majorité, ont le pouvoir, du moins sur papier, de s’imposer dans le cadre d’élections (relativement) libres et du pluripartisme ?
Résilience de l’État
Ce faisant, Gramsci tentait de décortiquer deux choses en même temps. D’une part disait-il, il faut analyser les incroyables capacités de cet État des dominants de se « déployer » dans le réel, tel une gigantesque toile d’araignée, qui s’étend jusqu’aux confins de la société, non seulement dans les dimensions économiques et politiques, mais aussi dans la psyché et la culture des gens. À vrai dire, la domination des élites est basée sur un système qui existait avant l’État contemporain, qui a pris forme dans les premiers balbutiements du capitalisme, et qui s’est par la suite raffiné et développé (pendant quelques siècles) pour se constituer en « machine étatique » moderne. Le rapport entre État et dominants est donc intime, mais dialectique (et changeant), ce qui explique par ailleurs la capacité des dominants justement de s’adapter : l’État peut être dictatorial ou « démocratique » (avec un petit d), inerte ou dynamique (le new deal de Roosevelt), très marqué idéologiquement (c’est le cas avec les néoconservateurs canadiens et états-uniens) ou partiellement « désidéologisé » (l’État « efficace » ), agressif et offensif envers les dominés (néolibéral), ou compromisant et « soft » (le social-libéralisme). Gramsci comparait l’État dominant à un système de « tranchées » (métaphore militaire issue de l’expérience de la Première guerre mondiale), où la domination repose non pas sur un seul centre de commandement où tout est centralisé, mais sur un système complexe de défense, agissant à plusieurs niveaux simultanément dans la guerre, capable, de ce fait, d’« épuiser » l’adversaire et de repousser des « assauts frontaux ».
Hégémonie
En disant cela, Gramsci abordait un deuxième terme de l’équation. Il faisait une critique, indirecte si on peut dire, à la conception dominante de la gauche qui pensait « renverser » l’État d’une manière radicale et succincte, soit par les élections, soit par l’insurrection. Devant les échecs répétés de la gauche, Gramsci préconisait alors une « guerre de position » (une autre métaphore militaire) où les dominés, pas à pas, doivent s’activer, non pas à « conquérir » l’État (conçu comme un lieu), mais à gagner l’« hégémonie », c’est-à-dire la suprématie au niveau des idées, de la culture, des valeurs « fondamentales ». Il pensait que ce travail culturel, cette grande « bataille des idées », pourrait, à longue, saper, délégitimiser l’appareil de domination et mettre de l’avant un autre projet de société. En fin de compte pour le philosophe italien, la transformation sociale n’était pas un processus « soudain », un moment « cataclysmique », mais une longue série de batailles et d’accumulations.
La droite a appris de Gramsci
Depuis, le monde a bien changé. Effectivement les dominés, sur les jalons tracés par Gramsci, ont changé les rapports de force, surtout après la Deuxième Guerre mondiale, en imposant le « grand compromis » qu’a bien expliqué Karl Polanyi. En pratique, les dominés, par leurs luttes incessantes, ont imposé de grandes réformes qu’on a connues sous divers labels : New Deal, Front populaire, État de bien-être social, révolution tranquille, etc. Mais au tournant des années 1980, le vent a tourné. Les dominants ont repris l’initiative. Dans le sillon des néolibéraux et plus tard des néoconservateurs, ils ont infiltré l’idée que le grand compromis keynésien devait être relégué, que l’État devait se désengager de ses fonctions sociales pour se recentrer sur ses fonctions de contrôle et de répression. En fin de compte, cette vaste offensive de la droite se fait d’une manière que Gramsci avait évoqué. C’est une bataille d’idées, « pour le cœur et l’esprit », et qui se fait dans le domaine de la culture, via non seulement le « noyau central » de l’État, mais aussi dans le vaste réseau de ce qu’Althusser appelait les « appareils idéologiques d’État », qui sont en fin de compte les institutions au centre de la reproduction, tel le système scolaire, les médias, les grands appareils culturels et même plus largement le tissu communautaire, associatif, culturel. Ce réseau ne fait pas que produire et diffuser des idées et des valeurs, il organise le processus de socialisation politique permettant l’intériorisation par les individus du principe de domination. Dans ce vaste faisceau, la tâche est de recentrer le système de pensée vers des références, des outils normatifs (réglementations et lois), des lieux de contrôle qui distillent, organisent, promeuvent le même message : l’individualisme possessif, la méfiance des autres, la compétition à tout crin, le respect de l’autorité, etc. En opérant ce tournant, la droite a marginalisé les véhicules traditionnels de la culture des dominés, comme les partis de gauche, les syndicats, les intellectuels progressistes.
Le projet révolutionnaire de Stephen Harper
Essayons maintenant de comprendre ce processus au niveau canadien. Le Parti Conservateur a été dans l’opposition, plus ou moins, pendant 50 ans, devant un grand parti centriste (le Parti Libéral), mieux en mesure de gérer le « grand compromis », sur la base d’une régulation sociale relativement stable et sur des taux de croissance économique basée sur l’élargissement du marché intérieur et l’endettement des ménages des classes moyennes et populaires. Mais aujourd’hui, cette régulation incarnée ne semble plus pertinente pour les dominants et ainsi est créé un espace pour un nouveau projet politique, « révolutionnaire » au sens où il ne s’agit pas d’une simple alternance, mais d’une véritable restructuration du pouvoir. Sur le plan « géopolitique », le projet est assez simple : aligner, totalement s’il le faut, le Canada sur les États-Unis et constituer la « forteresse Amérique du Nord », en misant sur le fait qu’à cette échelle continentale, les dominants canadiens sont moins vulnérables que s’ils sont confinés seulement à l’espace canadien. Sur le plan géo économique, il faut recentrer la reproduction du capital autour de deux axes, l’axe financier d’une part, structuré autour des grandes institutions financières de Toronto, et l’axe des ressources d’autre part, notamment (mais pas exclusivement) les ressources énergétiques de l’ouest et du Grand Nord. Sur le plan de la gestion politique enfin, il faut déplacer le « centre de gravité » vers l’Ouest, sur une sorte d’alignement Toronto-Calgary. Certes, il s’agit d’un projet, et non d’une situation stable, qui dépend de plusieurs facteurs, mais qui apparaît présentement aux dominants comme une stratégie « gagnante » pour stabiliser leur domination.
Le dilemme gramscien
Revenons à Gramsci. Comment faire passer un tel projet ? En fin de compte, la majorité de la population, composée de classes moyennes et populaires, n’est pas en accord. Et c’est là que la « guerre de position » entre en jeu. Avec l’aide d’une petite armée de jeunes intellectuels et technocrates issus du secteur privé, formés dans les universités états-uniennes, Harper persiste et signe. D’instinct, il pressent qu’il faut procéder pas à pas, minutieusement et méthodiquement, en menant la bataille des idées. Il faut constamment déstabiliser l’adversaire, le forcer à se mettre sur son propre terrain. Par exemple, en manœuvrant pour que le Parti Libéral se mette à appuyer le virage tout sécuritaire et ainsi se perdre lui-même. Parallèlement, cette stratégie implique de foncer tout azimut via des attaques agressives dans des médias américanisés, qui traitent les adversaires de cette américanisation de « traîtres » et de « lâches ». Mais au Québec surtout, cette idée passe mal, bien qu’elle soit promue par plusieurs grands médias et des think-tank comme l’Institut économique de Montréal, et de plus en plus, par des secteurs importants des partis politiques comme le Parti Libéral du Québec, l’ADQ et même le PQ. Malgré tout, la droite tente de s’imposer à partir de certains principes-clés : « Le secteur public » est le problème, et non la solution » ; Il faut plus de privatisation » ; « Il faut participer à la guerre « de civilisations » contre le tiers-monde récalcitrant» ; « Il faut se débarrasser des parasites du Plateau Mont-Royal, des gestionnaires de la fonction publique, des enseignants, des syndicats ». Et ainsi de suite.
Remettre le Québec à sa « place »
Pour les gramsciens de droite, il y a un autre enjeu. L’adversaire principal, le grand compromis keynésien, est étroitement associé au Québec avec la révolution tranquille et avec le projet d’émancipation nationale qui s’est à toutes fins pratiques combiné aux luttes et aux revendications sociales. Il faut donc, dans l’optique de Stephen Harper, briser cela aussi. Pour cela, il faut associer à cette œuvre les gestionnaires du statu quo, en particulier certains segments des classes moyennes « déclassées », et qui croient justement que les gens du Plateau Mont-Royal sont un « ennemi à abattre » (c’est ce vote de droite que tentent de s’arracher sur la scène provinciale les lambeaux de l’ADQ, mais surtout le PLQ et le PQ). M. Harper a cependant une carte encore plus importante dans son jeu. En effet, la grande bourgeoisie québécoise, que Jacques Parizeau et d’autres avaient espéré entraîner dans une grande coalition arc-en-ciel pour la souveraineté, se range dans le camp néoconservateur, pro-États-Unis et pro néolibéralisme, en pensant qu’elle pourrait mieux défendre ses intérêts dans cet ensemble plutôt que dans un projet de relance de la révolution tranquille. Ainsi, avec patience et détermination, avec un peu de chance aussi, les révolutionnaires de droite, espèrent réussir, du moins à court terme, leur projet « gramscien. Est-ce que l’aventure va s’arrêter là ? Certainement pas. Mais ça, c’est une autre histoire.
Par :
François Cyr (professeur au Cegep Ahuntsic) et
Pierre Beaudet (professeur à l’Université d’Ottawa)