« Sur le colonialisme, sur les conséquences humaines de la colonisation et du racisme, le livre essentiel est un livre de Fanon : Peau noire, masques blancs. Sur la décolonisation, ses aspects et ses problèmes, le livre essentiel est un livre de Fanon : Les Damnés de la terre. Toujours, partout, la même lucidité, la même force, la même intrépidité dans l’analyse, le même esprit de « scandale démystificateur ». Cet hommage d’Aimé Césaire dit assez la place qu’occupe Frantz Fanon (1925-1961) dans la conscience universelle. Dans le panthéon révolutionnaire qui s’élabore dès le milieu des années 1950, Fanon se situe clairement aux côtés d’Ho Chi Minh, de Che Guevara et des autres grandes figures du monde nouveau. Les Damnés de la terre (Maspero, 1961) ont été, et sont encore, la Bible des mouvements tiers-mondistes.
Mais Frantz Fanon gêne, aujourd’hui comme hier. En décembre 1961, quand la nouvelle de son décès parvint à Paris, la police commença à saisir les exemplaires des Damnés de la terre, qui « menaçaient la sécurité de l’Etat ». Les écrits de Fanon scandalisaient la droite et donnaient mauvaise conscience à la gauche, pas toujours très claire sur la question de l’indépendance algérienne. A la Martinique, la -terre où il vit le jour, Fanon dérange également. Certes, une avenue porte son nom à Fort-de-France, mais dans cette colonie, qui a choisi la voie de l’« assimilation », et qui est devenue département français, Fanon suscite le malaise. Lui, il est allé jusqu’au bout du combat de libération nationale, et il a défendu, sur le sol même de l’Algérie, la cause de l’indépendance. A la Martinique, on a plus ou moins renoncé à cette idée, non sans remords parfois. Du coup, face à Fanon, on est embarrassé. On préfère l’oublier. Et en Algérie ? En toute logique, il devrait être là-bas un héros national, lui qui fut un cadre du FLN. Mais le nationalisme algérien se définit comme arabo-islamique, et il est très difficile d’y inclure en bonne place un homme noir, étranger, qui plus est agnostique. Bref, personne ne sait s’il faut voir en Fanon un « Martiniquais », un « Français », un « Algérien », un « Africain », un « Noir » ; personne ne peut, ou ne veut, tout à fait se l’approprier. Serait-il donc lui-même un « damné » ?
Cinquante ans après la mort de Fanon, plusieurs ouvrages paraissent pourévoquer sa mémoire, son héritage, son devenir peut-être – le nôtre aussi ? La biographie importante de l’Américain David Macey (mort le 7 octobre), Frantz Fanon. Une vie, que les éditions La Découverte ont traduite en français livre les résultats d’une recherche riche, fouillée, minutieuse, et laisse passer un souffle épique, qui transporte le lecteur de la Martinique à l’Algérie, en passant par la Tunisie, la France et le Ghana. Du combat contre le nazisme à celui contre le colonialisme, les deux grandes tragédies du XXe siècle. Psychiatre, combattant, théoricien, Fanon y apparaît pour ce qu’il est : un contemporain capital. A La Découverte encore, on publie un autre ouvrage, en tous points remarquable. Frère du précédent, avec une couverture qui arbore le même portrait, ce livre rassemble, sur papier bible quasiment (il fallait au moins cela…), les oeuvres complètes de Frantz Fanon, avec une préface de l’historien Achille Mbembe et une introduction de la philosophe Magali Bessone.
La page de la colonisation ayant été tournée, Fanon, dit-on parfois en France, serait un auteur dépassé. Vraiment ? Quelle lumière crue jette pourtant son oeuvre sur nos débats contemporains ! Sur la question du voile, par exemple, il n’est que de lire L’An V de la révolution algérienne (1959). A mi-chemin entre l’enquête ethnographique, le reportage de guerre et le traité politique, ce livre hallucinant donne à comprendre mieux que tout autre ce que fut l’Algérie de ces « années de braise ». Entre autres choses, Fanon met en évidence la « rage » des colons à vouloir dévoiler les Algériennes, des colons mus à la fois par des pulsions érotiques et par des mobiles politiques. En effet, le programme colonialiste entend mobiliser contre les hommes algériens les femmes indigènes, encouragées, sous le couvert de l’émancipation, à s’enrôler en faveur de l’Algérie française. « A chaque kilo de semoule distribué correspond une dose d’indignation contre le voile et la claustration », écrit Fanon. Des campagnes d’occidentalisation de la femme algérienne sont organisées : « Des domestiques menacées de renvoi, de pauvres femmes arrachées de leur foyer, des prostituées sont conduites sur la place publique et symboliquement dévoilées aux cris de « Vive l’Algérie française ! ». » Et si Fanon tend à minimiser le fait de la domination sexiste subie par les femmes voilées d’hier, concernant celles d’aujourd’hui, comment ne pas voir, dans certaines positions extrêmes sur la laïcité, à l’extrême droite et au-delà, les rémanences d’une domination post-coloniale ?
Sur la question noire aussi, Frantz Fanon, quelle lucidité ! Pendant longtemps en France, on a voulu ignorer le sujet. Après les grandes heures de la « négritude », cela semblait hors de propos. En 2004, je travaillais avec des amis militants sur la question des discriminations, et j’avais proposé qu’on utilise le mot « noir ». Sans détour.
Cela avait inquiété au début : la crainte du qu’en-dira-t-on. Mais j’avais cité Fanon, Césaire, et nous avions franchi le Rubicon. C’est ainsi que fut lancé le CRAN, le Conseil représentatif des associations noires. Nous faisions nôtres les analyses de Fanon. Quand il évoque le désir de « lactification » de certaines femmes noires, qui aujourd’hui encore, prennent des produits pour se blanchir la peau, au péril de leur santé, au péril de leur vie. Quand il évoque « le Nègre, esclave de son infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité (qui) se comportent tous deux selon une ligne d’orientation névrotique ». Quand il évoque, enfin, l’expérience du Noir, être-pour-autrui, expérience assez semblable en somme à celle du juif, comme l’analyse Jean-Paul Sartre. Le professeur de philosophie de Fanon lui dit un jour : « Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. »
Une pensée toujours mobile
Actualité de Frantz Fanon encore, lorsqu’il évoque les « damnés de la terre », et que nous voyons, ici et là, les « indignés » du monde, du Nord et du Sud, de Wall Street à la Puerta del Sol. Dans son livre Frantz Fanon. De l’anticolonialisme à la critique postcoloniale, le philosophe Matthieu Renault a raison de dire que la réflexion de Fanon est une « théorie voyageuse ». Car il s’agit moins pour nous, aujourd’hui, de resituer son origine, son histoire ou sa « vérité », que de suivre les chemins d’une pensée toujours mobile, qui nous invite à des déplacements, plutôt qu’à des dépassements. Une pensée qui, commentée par les philosophes Jean-Paul Sartre, Hannah Arendt, Edward Saïd, Homi Bhabha, Charles Taylor, Judith Butler, et tant d’autres, constitue un carrefour important de notre modernité intellectuelle et politique.
Frantz Fanon et les Antilles, indique le titre de l’ouvrage stimulant du sociologue André Lucrèce, qui situe le penseur, à juste titre, dans son contexte caribéen. Oui, mais aujourd’hui, Frantz Fanon est l’auteur d’un Tout-Monde, pour reprendre la formule de Glissant, qui appelle à l’insurrection.
On lit Fanon, on prend son crayon, on commence à souligner les passages mémorables, on vibre, on bout, puis on arrête. C’est tout le livre qu’il faudrait souligner…
FRANTZ FANON, UNE VIE de David Macey. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) parChristophe Jaquet et Marc Saint-Upéry. La Découverte, 598 p., 28 €.ŒUVRES de Frantz Fanon. Préface d’Achille Mbembe, La Découverte, 884 p., 27 €.
FRANTZ FANON. DE L’ANTICOLONIALISME À LA CRITIQUE POSTCOLONIALE de Matthieu Renault. Ed. Amsterdam, 224 p., 14 €.
FRANTZ FANON ET LES ANTILLES d’André Lucrèce. Ed. Le Teneur, 166 p., 20 €.