Sondage après sondage, on nous informe qu’une partie croissante de l’électorat chercherait une troisième voix. Au Québec, cette expression un peu fourre-tout renvoie à deux réalités politiques à la fois différentes mais également convergentes. D’une part, une volonté de « dépasser » le clivage indépendantiste/État canadien en revenant à des formes a peine modernisées du nationalisme traditionnel, et d’autre part revisiter en profondeur les grands projets historiquement associés à la gauche pour proposer une sorte de néolibéralisme à visage humain. Qu’en est-il vraiment ?
Expériences européenne
Tony Blair avait réanimé au tournant des années 1990 l’idée qu’il fallait « dépasser » les vieux paradigmes de la gauche et de la droite et « rénover » la social-démocratie. Il avait alors convaincu le Labor Party de lui confier la gouverne des choses et par la suite, Blair a effectivement « réaligné » le Labour pour en faire un parti essentiellement néolibéral, dans la lignée du gouvernement de droite de la fameuse Dame de fer, Margaret Thatcher. Le secteur public a été restreint en privatisant des segments profitables (l’énergie, les chemins de fer, les télécom). L’économie a été restructurée autour du puissant secteur financier au détriment de l’industrie. Les salaires et les conditions de travail pour la majorité des travailleurs et des travailleuses ont été sensiblement diminués pendant que chutait le taux de syndicalisation. Enfin, Blair a étroitement aligné la Grande Bretagne sur la politique états-unienne de « guerre sans fin » et de « réingénierie » du monde. De 1994 à 2007 tout au long de son « règne », Blair a de facto détruit l’héritage du Labour, l’un des piliers historiques de la social-démocratie européenne.
Succès et descente du « modèle »
Dans le monde, l’expérience de Blair a encouragé plusieurs partis de centre-gauche à explorer cette « troisième voie » qui, disaient-ils, était plus « réaliste » et permettrait de sauver un certain nombre d’acquis arrachés par les luttes antérieures, même dans le contexte du démantèlement du Welfare State mis de l’avant par le néolibéralisme. Le PS français, sous la gouverne de François Mitterrand et plus tard de Lionel Jospin, est allé dans ce sens. En Espagne, en Italie, en Allemagne et dans les pays scandinaves, une évolution semblable a eu lieu, permettant aux anciens partis social-démocrate de s’accrocher au pouvoir, du moins jusqu’au retour au pouvoir de la droite presque partout en Europe au tournant des années 2000. Actuellement, la « troisième voie » est dans une passe difficile. Les quelques partis de centre-gauche qui sont encore au pouvoir (en Espagne et en Grèce par exemple) sont discrédités pour leurs politiques. L’« austérité » mise de l’avant pour « équilibrer les budgets » semble aux yeux de beaucoup de gens une astuce pour faire payer à la population les dégâts de l’économie-casino, de la spéculation par les banques et de la gestion déficiente d’une économie manipulée par des méga opérateurs globalisés. Entre-temps, la droite maintient ses positions. Parallèlement, on assiste à une forme montée de l’extrême-droite qui capitalise sur le mécontentement des masses par des formules populistes, xénophobes et quelquefois racistes.
La « troisième voie » au Québec
Face aux échecs multiples du PQ depuis les années 1980, des voix sont apparues pour demander des changements importants dans l’orientation d’un parti qui était sur l’échiquier québécois de centre-gauche. Les transformations suggérées ont été traditionnellement de deux ordres :
- il faut renoncer aux politiques keynésiennes et s’engager dans le néolibéralisme (privatisations, déréglementations, alignement sur les politiques états-uniennes via l’intégration continentale, etc.) ;
- il faut renoncer au projet de souveraineté, car compte tenu du rapport de forces, cela ne fonctionnera pas. Ces propositions qui sont ici simplifiées sont récurrentes depuis les années 1980. Pierre-Marc Johnson, Lucien Bouchard et plus récemment, des ténors comme Joseph Facal et François Legault ont dit à peu près la même chose quoi utilisant des motivations et des formulations différentes.
Le projet de François Legault
Cet ancien ministre du PQ, un des rares péquistes directement issu du Québec inc., se retrouve maintenant à être le porteur de ce projet de liquidation, qui n’est pas sans écho au sein du PQ, du moins de son élite composée de parlementaires et de bureaucrates qui sont certainement inquiets de leur avenir en ces temps incertains. Sur le premier registre, soit le nécessaire réalignement à droite, la proposition de François Legault n’a rien de « choquante » pour la direction du PQ. À part quelques nuances ici et là, Marois et Legault pourraient très bien se réconcilier. Legault en passant a pris soin de se distancier d’un discours outrageusement de droite, dans le genre de l’ADQ, en se faisant le défenseur de l’État québécois, y compris dans le domaine économique. Il ne veut pas, dit-il, démanteler le secteur public, mais le « réaligner » pour le rendre plus « efficace », en réalité, pour qu’il adopte à peu près les mêmes critères marchands de rentabilité à court terme que le secteur privé. Son banc d’essai est le secteur de l’éducation qui serait, selon lui, largement en panne de « performance ».
Pourquoi, peut-on se demander, a-i-il alors quitté le PQ ? À part le sentiment de pouvoir qui (malheureusement) habite ces « personnalités », François Legault a estimé que le PQ comme parti ne serait pas enclin à accepter un tel tournant. Il a pensé que les milliers de personnes qui en sont membres (et qui ne sont pas des « radicaux » de gauche) ne seraient pas prêts à cette « réingénierie » qui voudrait dire, à toutes fins pratiques, le démantèlement progressif des acquis de la révolution tranquille (accès universel aux soins de santé, ouverture de l’éducation supérieure aux classes moyennes et populaires, politique proactive dans certaines domaines sociaux comme les CPE, etc.). Legault calcule également qu’une redistribution des revenus en faveur des plus riches comme cela se passe aux États-Unis et au Canada via la fiscalité notamment ne passerait pas bien auprès de la majorité des péquistes qui reste, comme la majorité de la population québécoise « malheureusement » attachée (c’est ce que regrettent les Alain Dubuc et André Pratte) aux valeurs d’égalité et de protection des plus démunis.
Le blocage de la souveraineté
Par ailleurs et c’est probablement l’élément-clé qui incite François Legault à lancer son propre projet est l’héritage « fondamental » du PQ, enchâssé dans l’article 1 de son programme, soit le projet de souveraineté. Lorsqu’il fut lancé dans les années 1970 par René Lévesque et Jacques Parizeau, ce projet espérait rallier non seulement les classes moyennes et populaires, mais aussi une « bourgeoisie » québécoise en émergence. 40 ans plus tard, cet espoir est anéanti. Les dominants, québécois comme canadiens, sont résolument hostiles, non seulement au projet de souveraineté, mais même à un réalignement mineur de la structure centralisatrice du fédéralisme canadien. Pour les partisans d’une « troisième voie », il faut donc capituler. François Legault espère regagner le pouvoir en mettant à l’écart cette question, ce qui est incompatible avec le PQ même si Pauline Marois renvoie la rupture à un lointain avenir pour se réfugier dans la « bonne gouvernance autonomiste ».
François Legault, contrairement à Tony Blair, doit donc éradiquer deux idées fondamentales en même temps, soit les politiques keynésiennes et le projet de souveraineté. C’est une grosse « commande », car en dépit de l’humeur volatile de l’électorat, il n’est pas certain qu’une majorité de la population aille dans ce sens. Il faut donc mener, et c’est ce qu’il fait, une puissance « bataille des idées », qui est orchestrée conjointement avec les diverses factions des dominants et les grands médias. On connaît les idées de base de cette « bataille des idées « :
- La souveraineté, comme le keynésianisme, est « dépassée ».
- Le PQ, comme le PLQ, est un « vieux parti », trop influencé, selon Québécor et le Réseau Liberté, par les syndicats.
- Sauver l’essentiel des acquis de la révolution tranquille exige d’en abandonner plusieurs et de permettre l’essor d’un capitalisme « moderne » au Québec et ce, dans le cadre du Canada.
Mais pour arriver jusque là, la propagande n’est pas suffisante. Il faut provoquer des changements sur l’échiquier politique, ce qui implique notamment de démanteler l’ADQ. Évidemment, la dislocation du PQ faciliterait également la « cause ». Et alors, un « nouveau » parti émergera pour prendre la place.
Résistances
Tous ces calculs des élites ont toujours le même défaut, à savoir qu’ils prennent les gens ordinaires pour des moutons bêlants et impuissants. Or rappelons-nous comment le peuple a résisté et même empêché la « réingénierie » promue par la droite depuis plusieurs années. Malgré d’innombrables tentatives, le PLQ qui gouverne depuis presque 10 ans a échoué à briser cette résistance syndicale, féministe, étudiante, écologiste. Du projet politique de Pierre Paradis (contre-révolution tranquille de 1983) à la réingénierie de Madame Forget en passant par le Rapport Gobeil (1986), on peine à réaliser le grand rêve néolibéral. Par ailleurs, des centaines de milliers de personnes ont dit non à la guerre. Des dizaines de milliers de citoyens ont bloqué les projets de pillage des ressources. En outre, la population appuie les revendications étudiantes, reste très attachée aux CPE. Le projet de Harper, il y a à peine un mois, a été rejeté par 84% des QuébécoisEs ! Sur le plan politique, l’indéniable montée de Québec Solidaire démontre également cette détermination.
Au-delà de la crise du PQ
Également au sein du PQ, il y a un ras-le-bol face à la dérive de Pauline Marois et de sa garde rapprochée. La stratégie imposée d’attirer les sensibilités (et les votes) de droite est de toute évidence un échec qui fait l’affaire de François Legault, mais aussi du PLQ et de l’ADQ. Reste à voir s’articuler une alternative qui remettrait le PQ sur une autre trajectoire, un peu comme ce qu’avait fait Jacques Parizeau jusqu’au référendum de 1995. Le Premier Ministre qui n’était certes pas un homme de « gauche » savait bien qu’une vaste coalition arc-en-ciel impliquant les secteurs populaires était nécessaire pour faire bouger les choses.
Aujourd’hui, il se trouve dans le PQ des milliers de personnes qui voudraient « réanimer » leur parti. Il faudrait cependant, pour qu’un tel projet puisse déboucher, que ces éléments progressistes du PQ admettent qu’ils ne détiennent plus le monopole sur un projet de transformation, surtout après le départ de personnalités marquantes comme Pierre Curzi. Ce n’est pas seulement que QS a acquis grâce à Amir Khadir une forte réputation : c’est que QS représente une autre « sensibilité », un autre « alignement » par rapport aux mouvements sociaux, anciens et nouveaux, qui sont la colonne vertébrale d’un projet progressiste au Québec. Loin de « diviser le vote » comme l’affirment certaines têtes pensantes frustrées du PQ, l’essor de QS est une chance pour relancer la résistance et éviter la mise en place d’une « troisième voie » qui serait en fin de compte ni « troisième » ni « nouvelle », mais qui consoliderait le pouvoir de ceux qui hier comme aujourd’hui continuent de dominer le peuple québécois. Les forces du changement sont, surtout si elles se mettent ensemble, beaucoup moins minoritaires que n’en disent les éditoriaux de la Presse et du Journal de Montréal.