François s’est joint en deux temps à notre équipe, équipe qui existe depuis 1982 et qui est composée pour l’essentiel de militants provenant d’organisations étudiantes, syndicales, de défense de droits sociaux et/ou politiques, soit une équipe à son image. Il est venu y effectuer son stage du Barreau en 1991 et fut notre locataire pendant 9 mois à titre d’avocat, le temps que les camarades de son équipe des sciences juridiques soient prêts à ouvrir un bureau et honorer ainsi sa promesse de s’associer avec eux.
Il nous écrivait ceci au moment de son premier départ le 26 août 1992 :
Après six mois de stage et neuf comme avocat où vous m’avez patiemment appris les rudiments de cet étrange métier au service des gens mal-pris… dans l’actuel contexte politique, il est assez rare de voir un beau ramassis de têtes bien faites, de grands cœurs, le tout dans un cadre organisationnel redoutablement efficace. .. dans un climat de travail empreint de solidarité, de respect mutuel, de confiance et de bonne humeur. » (Son local de travail était dans notre bibliothèque et son bureau était prolongé par une planche de plywood pour avoir un espace adéquat de travail).
Il a décidé de revenir s’associer avec nous le 1er février 1994 jusqu’à ce triste évènement qui l’a emporté.
Comme il l’a fait dans ses autres engagements auprès d’autres organisations, il a rapidement rédigé notre première convention d’associéEs (digne de ce nom) pour s’assurer (et je lis des passages de notre convention) « d’un développement harmonieux de l’Étude légale, de prévenir et régler les conflits et de réaffirmer les objectifs sociaux, politiques et juridiques qui fondent nos orientations communes ….
Soit de réaffirmer notre attachement aux valeurs d’égalité, d’équité et de justice sociale qui fondent l’action revendicative des mouvements sociaux ; se déclarer pleinement solidaires et partie prenante de la lutte contre toute forme d’exploitation et d’oppression et utiliser le forum judiciaire pour participer, dans la mesure de nos modestes moyens, à ce combat ; de maintenir et développer des liens avec les organisations vouées à la défense et à la promotion des droits des travailleurs et travailleuses avec ou sans emploi et de convenir que le droit social, le droit du travail et la lutte contre la discrimination constitue l’essentiel de notre pratique, tant sur le plan de l’éducation populaire, de l’organisation et de la représentation devant les tribunaux. »
Cette définition est toujours l’essence de l’orientation de notre équipe avec certains ajouts comme l’immigration et la médiation familiale.
François, dès son arrivée dans notre équipe, a développé principalement le volet du droit du travail car l’essence de notre pratique depuis 1982 était la construction d’une expertise permanente et de pointe quant à la loi sur l’assurance-chômage. De fait, à son arrivée en 1991, le gouvernement fédéral libéral décidait de se déresponsabiliser face au maintien d’un régime d’assurance-chômage en retirant sa participation financière et imposait de multiples coupures au régime dont notamment une augmentation des sanctions pour départ volontaire sans justification, congédiement pour inconduite ou refus d’emploi[i]. Le patronat y trouva un moyen complémentaire pour négocier à rabais les plaintes pour congédiements non justifiés au sens de la Loi sur les normes du travail notamment en proposant de tronquer leur silence auprès de la commission de l’assurance-chômage en échange.
François prenait la responsabilité des dits dossiers au plan du droit du travail et de la contestation à l’assurance-chômage avec une vigueur et un succès quelquefois surprenants. Disons qu’il a fait regretter à plusieurs employeurs d’avoir tenté une telle stratégie.
À son retour en février 1994, le gouvernement fédéral conservateur avait adopté pour les personnes ayant quitté leur emploi sans justification ou avait été congédié pour inconduite la peine capitale soit l’exclusion totale aux prestations[ii]. Cet appui indécent au patronat va doper la stratégie patronale de chantage et le retour de François répondait à des besoins essentiels à notre pratique et à la défense adéquate des droits des travailleurs et des travailleuses.
L’effet conjugué des coupures depuis le milieu des années 1970[iii], accélérées à compter de 1990, exclusions majorées, réduction du niveau de remplacement de revenu[iv] ou de la durée des périodes de prestations à l’assurance-chômage va accentuer nos interventions dans le domaine de l’aide sociale car plusieurs des travailleurs et travailleuses requérants nos services sont contraintEs à se prévaloir de ce régime qui a lui aussi connu des contre-réformes imposant une aide non plus en fonction des besoins essentiels des personnes mais en fonction de leur rapport au marché du travail[v].
La mobilisation des groupes sociaux et syndicaux à l’encontre de ces régressions quant à la mise en œuvre du droit à la sécurité sociale s’avérait insuffisante à arrêter cette accélération des mesures néolibérales.
Le mouvement derrière l’adoption d’une Charte d’un Québec populaire : le Québec qu’on veut bâtir initié par Solidarité populaire Québec en 1994 ne s’avérait pas assez puissant pour renverser ce rouleau compresseur dénaturant l’objet des politiques sociales adoptées à la fin des années 1960 (1969 : loi sur l’aide sociale[vi], 1971 : la loi d’assurance-chômage permettant de se qualifier à une période de prestations avec huit semaines de travail assurable soit l’équivalent de 160 heures de travail au cours de l’année précédente[vii]).François va assumer ce nouveau volet d’intervention avec d’autres membres de l’équipe.
Au même moment, l’accélération des mesures néolibérales va s’intensifier à l’encontre des programmes sociaux et des conditions de travail des travailleurs, autant au fédéral qu’au Québec avec l’arrivée au pouvoir du premier député conservateur devenu premier ministre au provincial sous l’étiquette du Parti Québécois[viii].
La cassure entre le mouvement social et les syndicats aux sommets économiques[ix] n’aidera pas à ce moment-là. Pour des juristes comme nous qui avons fait le choix de développer une expertise au service des travailleurs et des travailleuses syndiqués ou non syndiqués dans les domaines des politiques sociales et du travail, cela a eu un effet important de déstabilisation qui fera qu’à partir de ce moment, plusieurs, malgré qu’ils ou elles partagent toujours les objectifs et l’importance de maintenir une telle expertise accessible aux travailleurs et travailleuses exclus du marché du travail, devront quitter aux fils des années l’équipe pour s’assurer un revenu convenable en travaillant pour différentes centrales syndicales ou en milieu universitaire comme professeurs[x].
Pourquoi, tout simplement, parce que sous la gouverne du Parti québécois en 1996, l’aide juridique a été triturée, son accès limité de façon indécente en adoptant une période de référence annuelle plutôt qu’hebdomadaire, une couverture de service atrophiée et des tarifs réduits pour le travail effectué, tarifs qui n’ont toujours par rejoints aujourd’hui pour certains actes ceux versés en 1986[xi].
Ce même parti en 1998 adoptera une nouvelle loi d’aide sociale dite notamment de solidarité sociale qui augmentera les contrôles disciplinaires, instituera des présomptions de gains et qui conditionnera de plus en plus le droit à une aide à des mesures occupationnelles de « workfare » à vils salaires[xii].
Le secteur de l’aide sociale deviendra donc un des secteurs importants d’intervention de François. C’est certainement à travers le vécu des personnes qu’il a alors défendu avec acharnement que ses convictions politiques se sont raffermies, si cela est possible. Je me souviens l’avoir vu de retour d’auditions pour une aide d’urgence fulminer d’avoir dû se battre pour que des personnes puissent se qualifier à l’aide sociale, ce qui leur permettaient d’avoir enfin accès à leurs médicaments pour les traitements du SIDA ou du diabète et avoir donné de l’argent pour qu’elles puissent manger un repas chaud ou prendre l’autobus.
C’est certainement pour ces raisons que plusieurs des membres de l’équipe ont vers la fin des années 1990 décider pour la première fois de leur vie de participer à la création d’un parti politique que l’on voulait dépasser les limites de groupuscules politiques. RAP (1997), UFP (2002) puis Québec Solidaire (2006), partis qui doivent beaucoup à l’aptitude de François à générer des liens de solidarité, à aplanir les tensions et à favoriser la mise en commun d’objectifs politiques.
François, de part ses revenus de professeur et de chargé de cours, a été un pilier pour assurer au sein de notre étude une certaine stabilité financière mais également les choix de nos champs d’intervention malgré l’hécatombe créée quant à l’accès à la justice par la contre-réforme de l’aide juridique de 1996 adopté par le PQ.
L’âge de certains des associés venant, le maintien d’une expertise de pointe dans nos champs d’intervention ont permis d’avoir la confiance de plusieurs centrales syndicales et d’obtenir des mandats rémunérés à un « juste prix » permettant que certains assument partiellement le choix pour d’autres de maintenir notre intervention dans des champs comme l’aide sociale, la médiation en matière de droit du travail (normes minimales du travail) et d’appuyer le développement de nouveaux champs de pratique en matière d’immigration, de logement ou de médiation familiale. Et, pour un trop court moment, en matière pénale pour les personnes itinérantes et pour les travailleuses du sexe suite à l’engagement d’une collègue Natacha Binsse-Masse qui nous a quitté précipitamment à 33 ans suite à une maladie foudroyante il y a moins de trois ans.
Le départ de François crée un vide important au moment où son flair politique aurait été des plus nécessaires. Il crée un vide auprès des nouvelles associées pour lesquelles sa porte était toujours ouverte. La qualité de son écoute, la justesse de ses conseils faisait de lui un mentor naturel.
Au cours des dernières années, de plus en plus d’organisations travaillant avec l’ensemble des communautés culturelles montréalaises référent des dossiers à notre bureau et plus souvent qu’autrement François en assumait les mandats. Le contact avec la réalité de ces personnes immigrantes, réfugiées, à statut précaire (aide familiale) affinait nos interventions et nos analyses de l’insuffisance éhontée des mesures sociales actuelles. Il fut particulièrement fier d’un dossier référé par PINAY mené avec Alain Tremblay où le contexte créé par le programme d’aide familiale avait permis à un employeur d’imposer des conditions de travail se comparant à de l’esclavagisme au Canada.
François développait également récemment au sein de notre équipe avec d’autres en matière de droit du travail, une expertise en matière d’harcèlement psychologique au travail entre employeur et travailleurs mais également entre travailleurs.
Je sais qu’il était fier, en collaboration avec une instance syndicale, d’avoir mis en place une méthode d’intervention pour aborder une telle problématique entre travailleurs. Son côté posé, analytique et organisationnel lui permettait de trouver des solutions sur une des problématiques les plus difficiles en milieu de travail confrontant les organisations syndicales.
Ceci dit, si un travailleur victime d’un syndicat de boutique inféodé à l’employeur avait besoin de lui, il jouissait …. Je crois même dans tous les sens du mot pour assurer une défense adéquate à ce travailleur et illustrer les accointances du dit syndicat espérant que ce travailleur devienne un élément de changement.
Pour l’équipe du bureau, notre réaction à son décès a été entre nous, de lever un verre de vin à la vie et de se dire que nous devions poursuivre la lutte qu’il menait et notamment maintenir en vie notre projet de défense des droits humains, droit à la sécurité sociale, droit au travail, droit à l’égalité, droit à l’éducation…
Je n’ai pu échanger au cours des derniers mois avec lui sur la lutte actuelle car il se refermait de plus en plus sur lui-même et gardait son énergie pour ses dossiers et ses différents engagements mais comme il a travaillé avec une collègue à structurer plusieurs cours, je suis certain que cette lutte l’animait mais devait également l’inquiéter quant à la survie de Québec solidaire confronté au discours du vote utile, tout sauf le Parti libéral.
Aujourd’hui, la lutte contre l’accélération des hausses des droits de scolarité soulève la définition du droit à l’éducation. Droit à l’éducation qui n’est pas aussi réducteur que le simple accès à une salle de classe comme cela nous est présenté par ce gouvernement ayant également à sa tête un conservateur ayant pris cette fois-ci le logo libéral. De fait, on constate que le gouvernement libéral dans ses communiqués réfère au droit à l’éducation mais n’a pas osé insérer ces termes dans sa loi inique car cela aurait permis de façon plus percutante de référer à la définition qui en est donné au plan international, soit que l’on doit atteindre de façon progressive à tous les niveaux d’enseignement la gratuité, engagement d’ailleurs pris par le gouvernement du Québec en 1976 dans le cadre de son adhésion au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, l’un des deux pactes mettant en œuvre la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
Malgré ses réserves jacobines quant aux Chartes, je crois que François aurait été d’accord avec moi pour indiquer que la démocratie dans nos sociétés ne se résument pas simplement à répéter que la loi, c’est la loi et que si on n’est pas d’accord, il faut attendre la prochaine élection.
Mais comme l’indiquait le Barreau du Québec dans son mémoire présenté à la Commission surnommé Bouchard-Taylor la définition de la démocratie moderne est tout autre, voici un extrait du dit mémoire :
Suite aux errements politiques du XXe siècle, nous savons que la démocratie ne se limite pas aujourd’hui à la représentation électorale. Elle englobe aussi la garantie des droits et libertés, ainsi que l’État de droit (Rule of Law). Ce rappel est important car, dans des moments de doute collectif, Certains sont tentés de croire que le gouvernement peut à lui seul redéfinir les règles juridiques et ainsi faire fi de ce qui fonde sa légitimité. Le Québec est un État démocratique, gouverné par le droit. Les principes juridiques prééminents sont inscrits dans la Charte des droits et libertés de la personne, ce qui leur confère une valeur quasi-constitutionnelle. Ces principes protègent les droits et libertés de toutes les personnes qui se trouvent au Québec, citoyens ou étrangers, et de ce fait, ils protègent également les minorités. Toutes les Québécoises et tous les Québécois bénéficient, en principe, de la protection des droits par les Chartes. »[xiii]
Il semble que seulement quelques juges se sont rappelés pour refuser d’émettre une injonction du caractère prépondérant de la liberté d’association, de la liberté d’expression sur les règles de droit de la consommation invoqués.
Je laisse aux autres camarades ayant partagé davantage le travail de réflexion sur l’organisation de la lutte politique à se prononcer sur ce qu’aurait pu être l’apport de François à l’analyse actuelle des rapports de force et des choix qui s’offrent.
Je sais que François me trouvait naïf quant aux choix stratégiques de Québec solidaire, parti auquel j’adhère et que je soutiens dans la mesure de mes moyens et disponibilité. Je sais que l’histoire démontre qu’on peut faire des sauts importants vers l’avant mais qu’également l’inverse arrive. Le vote du Wisconsin est certainement inquiétant mais la population de cet état n’est pas similaire à celle du Québec.
Le ministre Bachand a dit et répété, lors de la présentation de ses deux derniers budgets, que l’orientation de ceux-ci constituait un acte fondateur d’une nouvelle société et il a raison. Ils remettent en question tous les droits humains énoncés dans nos Chartes ou Pactes internationaux mettant en œuvre la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui imposent une construction sociale basé sur la solidarité et non pas sur la notion d’utilisateur-payeur. Seul Québec solidaire présente une véritable alternative claire à ce choix, il devrait démontrer et indiquer être prêt à prendre le pouvoir. Les millions d’électeurs qui n’ont pas voté ou qui hésitent pourraient être prêt à entendre un tel discours, du moins je l’espère.
Les organisations syndicales, communautaires, de défense de droits doivent s’interroger sur leurs positionnements d’ici les prochaines élections sur leur participation au processus électoral.
Les décisions actuelles du gouvernement provincial libéral, pour ne parler que de celui-ci imposent une réflexion rapide sur ce sujet et malheureusement, nous ne pourrons compter sur François pour l’organiser et la structurer. À nous de prendre le[1] relais…
Jean Guy Ouellet est juriste et associé de l’étude d’avocatEs à laquelle était également associé François. Texte lu lors de l’hommage pour François le 7 juin 1972.