Dans son dernier ouvrage, Franck Fischbach, philosophe français, cherche à déterminer « ce qui est vivant et ce qui est mort dans le socialisme » au XXIe siècle. L’angle de l’ouvrage est résolument universitaire, Fischbach passant en revue toute une série d’auteurs classiques de la philosophie et de la sociologie en vue de reconstituer les fondamentaux philosophiques du socialisme. Au travers de sa relecture de Durkheim, Dewey, Honneth, Hegel et Heidegger, pour ne nommer que les principaux, il développe une série de thèses qui cherchent à démontrer que le socialisme est non seulement un idéal, mais qu’il est aussi un possible inscrit dans l’ADN même des sociétés modernes.
Une mise en garde sur cet ouvrage : si certains chapitres sont plus accessibles – le premier par exemple –, d’autres sont d’un niveau d’abstraction assez élevé, malgré la grande capacité de synthèse de Fischbach pour résumer les idées d’auteurs classiques.
Un des principes au cœur de sa réflexion est un axiome de la sociologie, à savoir que l’être humain est fondamentalement un être social. Aristote soulignait déjà que les animaux peuvent être soit grégaires ou solitaires et qu’ainsi, la capacité à vivre collectivement et à s’organiser, autrement dit la capacité politique, n’est pas donnée à toutes les espèces. Or les êtres humains possèdent cette capacité autant que celle d’être égoïstes. Avec l’entrée dans la modernité, cette potentialité connaît un développement majeur.
En effet, une des caractéristiques typiques des sociétés modernes, selon Durkheim, est la complexification de la division sociale du travail dans le monde industrialisé. Les sociétés modernes complexes demandent une organisation et une coordination de plus en plus élaborées pour être fonctionnelles, mais pour l’heure, « l’état de concurrence » entre entités économiques les laisse non organisées. La modernité fait donc émerger un potentiel émancipateur, mais non encore réalisé : « l’idée fondamentale [du socialisme] est celle de l’association en vue de la coopération » (p. 49) – ce que Saint-Simon formulait déjà au début du XIXe siècle. La dépendance accentuée par la modernité est encore « subie, inconsciente et non choisie », alors qu’il faudrait qu’elle devienne « volontaire, consciente, organisée ».
Cette ambition scientifique des pères de la sociologie doit être constamment, selon Fischbach, reliée à une forme de gouvernement démocratique visant l’élaboration des principes réfléchis de la société par elle-même. C’est la condition pour éviter les écueils rencontrés par les socialismes du XXe siècle. Cela signifie étendre la forme démocratique à l’ensemble de la vie sociale. C’est là que Fischbach s’éloigne de Durkheim, auquel il reproche d’avoir conservé un modèle étatique républicain plutôt centralisateur dans sa conception du socialisme.
Fischbach fait donc intervenir John Dewey, philosophe américain pragmatiste dont les idées étaient proches du socialisme. Celui-ci aurait compris l’importance d’une conception dynamique de la démocratie, comme intelligence collective et organisée de la société. Ici encore, la critique du libéralisme de marché refait surface : un marché capitaliste est peut-être libre pour les producteurs en quête de profit, mais il ne l’est pas pour les consommateurs (et pour les travailleurs et travailleuses aurions-nous envie d’ajouter). L’interdépendance et la division du travail ne sont dans l’état actuel que des contraintes subies par les individus, parce qu’elles sont utilisées au profit de quelques-uns. L’égalité est donc un soubassement nécessaire à une organisation collective.
Dans un débat avec Axel Honneth (qui vient de publier en allemand un ouvrage sur le socialisme, qui devrait être traduit dans les prochains mois en français), Fischbach précise sa conception du socialisme, en l’opposant à celle du théoricien critique allemand qu’il taxera de « libérale ». Pourquoi le socialisme a-t-il échoué jusqu’à maintenant ? Pour Honneth, trois « fautes originelles » du socialisme sont à mettre en cause. La première : avoir eu une conception purement économique de la liberté, délaissant par le fait même les sphères politiques et privées. Cela a eu pour conséquence de négliger les autres formes de domination, en particulier celles liées au genre ou à l’ethnicité. Deuxième faute découlant de la première : cela a eu pour effet de ne voir qu’une seule tranche de la population, les travailleurs et producteurs comme étant le sujet porteur du socialisme. Troisième faute : voir dans les changements historiques une certaine nécessité, un enchaînement qui allait de soi, une téléologie.
Les corrections qu’un socialisme devrait apporter à ces erreurs pour être refondé sont donc, selon Honneth : 1) Rééquilibrer l’importance accordée aux autres sphères par rapport à la sphère économique. La réciprocité doit y être travaillée tout autant que dans la sphère de la production. 2) Les acteurs du socialisme, les citoyennes et les citoyens au sens large du terme, doivent tous être impliqués dans l’espace public démocratique. Il ne faut donc pas que le socialisme soit porteur d’intérêts particuliers, il faut qu’il représente l’universalité. 3) Il faut faire place à l’« expérimentalisme historique », autrement dit répertorier les expériences passées et actuelles qui peuvent servir d’exemples, les « utopies réelles ». Plutôt que de s’intéresser à qui les mène, il est plus important de savoir en quoi ces expériences peuvent mener au socialisme.
Fischbach critique cette posture de Honneth en arguant que ces éléments ne relèvent plus vraiment d’un socialisme, mais d’une démocratie sociale approfondie – ce qui n’est pas suffisant pour parler de socialisme et rentre plutôt dans la catégorie de « la gauche » que décrie Fischbach. Tout d’abord, lutter contre toutes les formes de domination extraéconomiques n’a rien de purement socialiste, le libéralisme s’en réclame déjà ouvertement dans sa défense des droits de tout acabit. Dans le même sens, l’élargissement du sujet du socialisme à l’ensemble de l’espace public revient aussi pour lui à une conception purement libérale. Quitte à avoir une définition plus restreinte de la portée du socialisme, Fischbach se refuse à abandonner la notion de classe sociale lorsqu’il est question de son sujet politique.
« [L]e socialisme est l’articulation spécifiquement socio-économique de la révolution démocratique – et reconnaître cela est le seul moyen de ne pas dissoudre le socialisme dans le démocratisme » (p. 113). Le socialisme est donc pour Fischbach spécifiquement situé dans les rapports de production et dans les rapports relevant du travail. Il ne doit pas avoir la prétention d’être un discours englobant, il doit préserver sa spécificité d’être un point de vue situé dans l’émancipation économique.
La sphère économique est un ancrage, une effectivité et un contenu à la quête d’égalité, d’association et de complémentarité. « [L]e socialisme avance que les droits fondamentaux ne devraient pas être conçus comme des droits propres à des individus désocialisés ou abstraction faite des rapports sociaux qu’ils entretiennent les uns avec les autres » (p. 122). La prégnance de l’économie sur toutes les sphères sociales est une réalité objective dans le monde contemporain, face à laquelle il faut travailler à l’horizontalité des rapports sociaux. La liberté doit donc d’abord se réaliser dans la sphère du travail.
Pourquoi se concentrer sur le travail ? Revenant aux fondements du social, Fischbach constate que la rationalité est sociale. Autrement dit, l’intelligence est toujours collective et historiquement déterminée ; ce sont les conditions entourant les individus qui leur permettent de développer leurs pensées, leurs innovations. L’intelligence individuelle n’est pas le point de départ, mais bien la fin, possible grâce à la maîtrise des conditions sociales (p. 151). Or le travail de l’universel, au sens de Hegel, c’est le travail qui consiste en une réelle coopération consciente – une conscience de participer à l’œuvre commune. « [I]l y a toujours déjà des formes de coopération à l’œuvre en toute formation sociale, mais […] le socialisme est porteur de l’exigence de développer toujours davantage les lieux, les formes, les occasions et l’intensité de la coopération sociale » (p. 199). La coopération ne doit pas être limitée à la sphère politique ; et la démocratie doit s’étendre, « en tant que manière coopérative d’agir », à l’ensemble de la vie sociale, y compris le monde du travail, de la production et de la consommation (p. 199). L’atteinte de la liberté, dans sa conception socialiste, est donc beaucoup plus exigeante que dans sa mouture libérale, où la liberté individuelle est un préalable dont il faut s’assurer.
C’est par un dernier détour théorique par Foucault que Fischbach répond finalement à la question titre de l’ouvrage, à savoir ce que devrait être un gouvernement socialiste. Foucault a bien décrit selon lui la gouvernementalité libérale comme une gestion, elle est à la fois « omniprésente et autolimitée » ; elle se branche en effet sur la rationalité des sujets économiques qu’elle gouverne. C’est une rationalité qui s’occupe des moyens, une rationalité instrumentale au sens de Weber (p. 248). Or un gouvernement socialiste s’occuperait aussi des fins plutôt que de les laisser à la convenance des individus se percevant avant tout comme des acteurs économiques devant maximiser leurs intérêts personnels. Il y aurait donc au cœur du socialisme de Fischbach une conception de la vie bonne et non simplement de la vie juste (à la manière de la social-démocratie libérale rawlsienne). Cela suppose tout de même deux difficultés de taille : comment définir positivement quelles sont ces fins et comment ne pas retomber dans le piège du socialisme du XXe siècle dans la forme démocratique donnée au projet socialiste ? Ces questions restent somme toute entières.
Fanny Theurillat-Cloutier
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