Contre les représentations politiques et journalistiques « toutes faites » qui veulent que la démocratie représentative soit entrée en « crise », des éléments pour un recadrage sociologique de la question. Le texte est ancien, il n’a rien perdu de ses vertus éclairantes.
1992 – par Bernard Lacroix, professeur de science politique à Paris X – Nanterre, membre de l’Institut Universitaire de France
LA DÉMOCRATIE représentative est-elle en crise, en France aujourd’hui ? [1] C’est ce qu’il était possible de se figurer dans la période qui a précédé les élections des 22 et 29 mars 1992 en parcourant la presse. On y voyait de forts sérieux journaux s’émouvoir de l’absence d’intérêt des électeurs pour les prochaines échéances, commenter de non moins sérieux sondages découvrant l’ampleur de l’abstention attendue, quand ce n’était pas même de très responsables directeurs d’organes de presse abandonner la réserve coutumière qui sied aux circonstances électorales, pour descendre dans l’arène et prêcher la défense du vote et de la démocratie [2].
Il suffisait ainsi à « l’observateur », sous l’effet de cette tendance à la généralisation qui est propre à l’expression spontanée du jugement politique, de convoquer en vrac et tout à trac les « indicateurs » ordinairement mobilisés en pareil cas, pour se voir confirmé dans l’évidence de cette crise annoncée : l’accroissement du taux des abstentions aux consultations électorales remarquable et remarqué depuis le référendum sur la Nouvelle Calédonie ; l’hémorragie militante qui semble gagner tous les partis politiques à l’exception du Front national dont se faisaient alors l’écho en privé secrétaires de sections ou responsables de fédérations parce qu’ils en voyaient les effets dans les difficultés à recruter pour la tenue des bureaux de vote et la surveillance des dépouillements ; le discrédit des hommes politiques mesurable dans tous les entretiens avec des électeurs, immédiatement rapporté (en ce temps où les journalistes n’avaient pas encore de procédure de traduction en Haute cour à se mettre sous la plume) tant au vote de la loi sur le financement des partis politiques qu’au prolongement des affaires mettant en cause des élus ; le succès croissant du Front national qui semblait recueillir les fruits de la vigueur de sa dénonciation de l’affairisme et des compromissions, non seulement des hommes au pouvoir, mais également de l’établissement. On pouvait encore ajouter à cette liste pour faire bonne mesure : les états d’âme d’élus vis-à-vis de l’efficacité des institutions dans lesquelles ils siègent parce que celles-ci leur paraissent de plus en plus vidées de leur substance ; la baisse tendancielle de l’identification partisane des électeurs mesurée par les sondages (encore que le phénomène soit loin de faire l’accord des spécialistes) ; ou même la crise du syndicalisme attestée par l’effondrement des effectifs et la chute sensible de la participation aux élections professionnelles. On n’était pas loin, du coup, d’un tableau apocalyptique suggérant une dangereuse désaffection des citoyens pour leurs représentants et leurs institutions, appelant tout naturellement à la défense d’une démocratie en péril.
Mais le problème était-il bien posé ? C’est d’abord de ce doute que j’ai souhaité m’ouvrir en observant que « la crise » ainsi évoquée, outre qu’elle procède d’une « notion attrape-tout » qui embrasse trop évidemment tous les phénomènes précédents, passe trop vite pour un fait établi, pour ne pas susciter immédiatement un réflexe de vigilance. En évoquant à haute voix ce doute et en prenant de la distance vis-à-vis de ce diagnostic, il me semblait utile de faire part de quelques appréhensions que m’inspiraient le baptême intellectuel et la mise en circulation de l’idée de « démocratie continue ».
On aura compris, à la façon dont nous avons spécifié l’interrogation, que c’est d’abord le rapport de l’analyste à la formulation du problème telle que ce dernier la rencontre dans la presse, qui est en question. Ce rapport invite à s’interroger sur ce qui fait que l’analyste ignore le plus souvent superbement qu’il est issu des mêmes formations (notamment universitaires) que le journaliste (au point que l’un et l’autre mettent en jeu, sans même le savoir, les mêmes schémas de perception et les mêmes schémas d’analyse des problèmes). Il conduit à s’interroger également sur les mécanismes qui les conduisent à adopter des positions voisines en méconnaissant la posture de distance intellectuelle qui leur est commune au regard de la définition concrète des phénomènes (ce qui les mène pratiquement l’un et l’autre à faire, sans le savoir, de la politique par procuration). Il conduit enfin à s’interroger sur tout ce qui fait que le journaliste et l’analyste sont, à peu de choses près, en accord avant même toute réflexion sur une question (quelle que soit la force que chacun tire de rencontrer confirmation de sa conviction dans la position homologue de l’autre). Seule, en fait, une sociologie des relations entre universitaires, journalistes et autres prétendants au statut d’expert en vision et prévision politiques permettrait de comprendre, dans toutes ses raisons d’être, leur ignorance partagée de ce qui fait leur connivence conflictuelle quotidienne. Faute de pouvoir, ne serait-ce qu’esquisser l’analyse qui s’impose, on se contentera, au titre de préalable à celle-ci, de s’attarder sur la manière dont l’usage non discuté de la forme initiale du problème informe la réponse qui peut lui être apporté, jusqu’à convaincre d’une « réalité » loin d’être assurée. Le problème inhérent à l’usage immédiat de la catégorie de « crise de la démocratie représentative » n’est pas sans ressembler, de ce point de vue, à celui que soulevait L. Boltanski à propos d’un tout autre objet, lorsqu’il observait, relativement à l’emploi des notions de « classe » ou de « catégorie socio-professionnelle » par les politologues, que ces catégories étaient utilisées « comme un donné préexistant à l’analyse », bref « comme un instrument d’analyse mais jamais comme un objet d’analyse » [3]. On pouvait et on devait ainsi, à mon sens, observer que la définition a priori de ce problème est le produit d’un effet de théorie, qu’elle engage un point de vue politique neutralisé et qu’elle conduit finalement, par delà ses difficultés intrinsèques, à confondre la posture du savant et celle du politique. Ces observations obligeaient à réévaluer le problème posé et sans doute à le reformuler d’une façon qui soit plus conforme aux exigences du travail d’analyse.
Effet de théorie et définition du problème
Le problème était-il bien formulé tout d’abord dans ses termes ? La « notion » ou le « concept », comme on voudra, de « démocratie représentative » n’a rien d’une catégorie positive qui s’imposerait en elle-même et pour elle-même devant les phénomènes empiriques qui requièrent notre attention. Elle est au contraire le produit d’un travail social et intellectuel de construction. Elle a, à ce titre, une histoire qui en fait le résultat et des luttes politiques qui ont vu s’imposer un certain type d’institutions et des luttes symboliques visant à définir le sens de celles-ci. Et ce ne sont pas l’amnésie collective des conditions de sa construction ni le travail spécifique de neutralisation dont elle a été l’objet qui suffisent à transformer cette notion en un pur outil intellectuel technique sur lequel devrait d’emblée exister un accord entre nous. Il faudrait pouvoir en appeler en premier lieu, pour montrer que cette notion ne s’impose pas logiquement comme point de départ dans notre discussion, à un échantillon d’entretiens avec des électeurs, réalisés en vue de comprendre leurs usages du vote : ils renvoient avec une remarquable fréquence à un sentiment d’impuissance pratique relativement aux affaires publiques, ceci étant d’autant plus vrai que ces électeurs sont interrogés sur des affaires qui les concernent parce qu’elles sont en relation avec leur activité professionnelle. La « démocratie » ainsi mise en avant dans la définition de notre problème n’est en ce sens peut-être pas aussi « démocratique » que l’emploi du terme ne l’annonce. Il suffit peut-être par ailleurs d’être familier des statistiques relatives à l’origine sociale ou bien à l’activité professionnelle de telle ou telle catégorie d’élus ou de représentants pour être convaincu que la représentativité invoquée n’est pas non plus aussi équitable que le terme paraît le promettre. On ne saurait mieux saisir d’emblée, en face de tels démentis empiriques, du contenu logique de l’idée de « démocratie représentative » sa dimension constitutive d’arbitraire méconnu comme tel.
Il faudrait au demeurant tout ignorer du travail de mise en forme de cette vision et de cette conception du régime et des institutions, entre autres dans le cadre du travail spécifique des légistes d’État, tout ignorer aussi de la place de celle-ci dans la formation des façons de voir et de concevoir des hommes qui incarnent aujourd’hui l’État, pour se dissimuler que cette vision résulte d’une construction intellectuelle et remplit des fonctions sociales. Existerait-il une « théorie classique de la représentation » sans l’immense effort collectif d’appropriation et de systématisation dont fait l’objet l’époque révolutionnaire par les acteurs, les hauts fonctionnaires et les professeurs de la IIIè République [4] ? Que serait notre vision de la représentation politique sans le travail de mise en forme des grands théoriciens du droit public dont les noms de M. Hauriou ou de R. Carré de Malberg restent les emblèmes ? Il faut souligner deux aspects de ce travail de formalisation intellectuelle. Bien que cette entreprise soit placée sous le patronage de l’invocation de la science, cette formalisation n’est en rien ordonnée à une démonstration empiriquement fondée, pas plus qu’elle ne procède d’une quelconque manipulation expérimentale. Il s’agit au contraire d’une sorte de synthèse a posteriori destinée à connecter des éléments hétérogènes, inventés au fil des luttes historiques sans plan d’ensemble et à faire de ces éléments un ensemble organisé et justifié : l’affirmation spécifique d’un groupe comme « corps de représentants » au sein d’un ensemble d’organes interdépendants, la formalisation de l’usage de l’élection comme procédure d’État pour désigner les titulaires des fonctions politiques, l’extension de ce qui devient le « droit de suffrage » etc… On se trouve donc finalement en présence d’un ensemble de pratiques d’organisation collective qui se sont imposées sans avoir été programmées comme telles et sans cohérence a priori, justifiées par la finalité réputée les avoir inspirées et devenues principes de façons de voir explicitement enseignées à la plupart de ceux qui sont conduits aux carrières politiques, c’est-à-dire aux carrières « administratives » comme aux carrières « électives ». Si l’on convient alors avec P. Bourdieu de nommer « effet de théorie » tous ces effets pratiques bien réels qui trouvent leur origine dans la mise en place de groupes permanents dotés d’organes permanents de représentation et qui doivent leur succès non seulement à leur création mais aussi à ce qu’ils s’arment d’une théorie pour justifier leurs entreprises et fonder leur activité, comment ne pas voir que l’emploi de la notion de démocratie représentative est l’un de ces effets de théorie ? Avec pour conséquence : la consolidation d’une façon de voir naturalisée mais aussi la présentation de l’arbitraire dont cette construction est issue sous le visage de ses justifications indépendamment de la distance qui peut exister entre celles-ci et les processus constitutifs des réalisations observables.
Définition du problème et neutralisation d’un point de vue politique
On est certes très loin de tout savoir des circonstances et des compromis qui concourent, par l’intermédiaire de la reconnaissance par les autorités politiques de l’autorité des légistes, à la naissance et à l’affirmation d’une activité symbolique spécifique des hommes du droit ; loin de tout savoir aussi des relations étroites qui existent, dans des formations sociales différentes, entre l’autonomisation d’une activité de juriste et l’autonomisation de l’activité proprement politique des hommes de pouvoir. Il reste que chacune de ces activités n’existerait pas sans l’autre comme on le voit dans toutes les conjonctures où les hommes de pouvoir en quête de ressources de légitimation dans les luttes qui les opposent à leurs adversaires ont recours au service des professionnels de l’autorité juridique et où, en contrepartie, ceux-ci profitent de l’occasion pour défendre leurs enjeux propres, en cautionnant à travers la logique proprement intellectuelle dans laquelle ils mettent en forme ces enjeux, les enjeux temporels de ceux auxquels ils attachent leur sort.
On peut en appeler sur ce terrain, au-delà même de l’intérêt d’histoires anciennes pour dépassionner notre rapport au présent, à l’autorité de E. Kantorowicz lorsqu’il montre la connivence qui unit, en fait, dans la Bologne du XIIè siècle le pouvoir culturel des juristes au pouvoir temporel des autorités [5]. « Si l’autonomisation du droit a pour effet d’assurer au prince des pouvoirs d’une espèce nouvelle, plus dissimulés, et plus légitimes, parce que fondés sur l’autorité que la tradition juridique et ses gardiens ont conquise contre lui, elle est aussi, commente P. Bourdieu [6], au principe des revendications que les juristes lui opposent et des luttes de pouvoir dans lesquelles les détenteurs du monopole de la manipulation légitime des textes peuvent invoquer la légitimité spécifique du droit contre l’arbitraire du prince ». On peut aussi renvoyer pour d’autres analyses du même phénomène au beau livre de S. Hanley [7]. Ce travail n’est pas simplement la critique de la vérité historiographique établie selon laquelle le lit de justice serait l’instrument de l’absolutisme monarchique émergent. Il ne se borne pas non plus à faire voir (malgré l’intérêt évident de cette suggestion pour l’étude des institutions) le caractère singulièrement différent selon les circonstances des relations de pouvoir effectivement engagées par delà l’identité de dénomination d’une procédure. Il est aussi, grâce à l’évocation précise et détaillée des luttes (pratiques et symboliques) sur la définition de l’institution, la démonstration exemplaire des transactions, rarement vécues et explicitées comme telles, qui fondent la collusion entre le Parlement de Paris et l’autorité royale dont chaque partenaire tend finalement à être le bénéficiaire. On ne nous en voudra donc pas de remarquer, dans le même sens, que le droit constitutionnel n’intéresse le législateur de la IIIè République qu’en des circonstances très particulières, dans les années 1880 d’une part, dans les années 1890 de l’autre c’est-à-dire très précisément dans ces temps de fondation de la République où elle est confrontée à l’Ordre moral tout d’abord, au « péril » anarchiste ensuite. Comment ne pas voir, dès qu’on ne passe plus sous silence le contexte des « réformes » des programmes et des enseignements du « droit » [8], que les prérogatives qu’elles donnent aux Facultés de droit sont en relation avec les préoccupations politiques des pouvoirs publics, bref que ces réformes attestent une fois encore les mêmes attentes et la même entente tacites entre les mêmes protagonistes que dans les circonstances évoquées à l’instant.
Ce partage collusif des tâches ni vraiment pensé ni explicitement maîtrisé comme tel par les protagonistes des affrontements où se négocie en pratique ce singulier contrat est loin d’être sans efficacité sociale à plus long terme, si l’on s’accorde à reconnaître que l’aspect proprement politique du travail de domination requiert impérativement un travail approprié pour fonder l’ordre social en raison, en particulier lorsque, sous l’effet de l’apparition d’un marché de biens symboliques, cet aspect particulier de l’organisation de la domination doit pouvoir être publiquement justifié. Sans doute, la délégation de ce travail symbolique de justification n’est-elle pas sans inconvénient pour les hommes de pouvoir : elle les conduit notamment à perdre une part de leurs droits de regard et de contrôle directs sur les visions de l’ordre en usage. Mais ils ne perdent pas tout au change puisqu’ils y gagnent au moins en compensation, outre tous les bénéfices de dissimulation attachés à l’allongement des circuits de légitimation, tous les profits qui s’attachent à l’exercice d’un ministère qui a toutes les apparences de l’indépendance (à la manière de nos actuelles autorités administratives dites justement indépendantes !) ainsi que tous les profits qui s’attachent à ce que ce magistère s’enveloppe dans son exercice des catégories de l’universel. De sorte qu’en mettant en circulation le produit de leur travail et de leur idéologie professionnelle de la chose publique ces légistes attachés hier à la défense de l’ordre monarchique, aujourd’hui à la défense de l’ordre public (avant que de devenir ces intellectuels pour colloques organisés par les hommes politiques défenseurs de l’ordre européen demain) rendent finalement aux hommes de pouvoir le signalé service de dire la théodicée de leurs privilèges communs. Mais ceci au prix d’une transfiguration qui la neutralise, en la présentant comme incontestable : n’est-elle pas l’expression du droit ? En la présentant comme irréprochable : n’est-elle pas l’expression de la raison universelle ?
On aura compris, s’il est vrai que la notion de « démocratie représentative » comme résultat du travail de mise en forme des juristes républicains entre 1880 et 1930 est la dernière en date des rationalisations juridiques neutralisantes qui font de nécessité vertu, ce qui rend son usage dans la définition d’un problème impropre à toute analyse aux yeux du sociologue. Ce n’est évidemment pas son caractère proprement juridique. Ce n’est pas non plus son archaïsme éventuel. C’est surtout que produit du travail de célébration de l’autorité politique par un personnel délégué à cette fin, mais célébration déniée par sa mise en forme par un personnel qui est aussi un personnel spécialisé dans le maniement des formes, cette notion est une philosophie d’État à l’usage des hommes de l’État : une philosophie de fonctionnaires et d’hommes politiques qui tend à devenir, notamment grâce à leur travail collectif, une forme a priori de la définition de la politique comme savoir relatif à l’État propre à l’élite intéressée à son fonctionnement. Elle interdit, à ce titre, non seulement de comprendre le double aspect, pratique et symbolique, de la représentation mais également d’analyser celle-ci, de façon réaliste, dans sa figure de relation sociale.
Définition du problème et confusion des rôles du savant et du politique
On peut ainsi comprendre, à partir de l’observation que la notion de démocratie représentative est le produit d’une transaction entre les enjeux des hommes politiques liés à la défense des mécanismes de dévolution des positions de pouvoir, et les enjeux du travail juridique liés à l’affirmation collective de l’autorité du droit, sous l’espèce de la rationalisation du mode institué de dévolution des positions de pouvoir, que l’usage sans précaution de cette notion conduise à confondre, sans même s’en apercevoir, le travail proprement intellectuel d’analyse d’une situation politique particulière et le travail proprement politique de célébration de l’ordre établi. Tout tient, pour tenter de le dire d’un mot, à ce que la définition du problème qui nous occupe dans les formes dans lesquelles ce problème se pose, du point de vue de la philosophie d’État naturalisée qui est aujourd’hui la façon légitime d’aborder les questions politiques, transforme l’analyste, sans même qu’il s’en rende compte, en homme d’État, même s’il s’agit d’un « homme d’État » dépourvu des ressources d’action que donne l’occupation d’une position dans l’État. On touche du doigt cette action d’enrôlement insidieux si l’on s’attarde au rapport aux phénomènes observables qu’engage la désignation a priori de ces phénomènes dans le cadre et dans les termes de la notion de crise de la démocratie représentative. L’emploi de cette dénomination a priori préjuge tout examen des faits et emprunte la forme d’un jugement avant même toute enquête circonstanciée. Bien dans la ligne de l’exercice juridique de qualification a priori des faits au nom de l’autorité qui s’attache au magistère juridique, l’emploi de cette dénomination enferme dans un qualificatif qui devrait être le résultat d’une investigation, avant même que les manifestations du phénomène aient fait l’objet d’un quelconque travail empirique. L’économie de travail sur chacune des manifestations de l’objet de l’interrogation et l’information de la recension des phénomènes par la définition préalable de leur sens interdisent alors de deux façons l’investigation : en empêchant la mise en cause par la dynamique de la réflexion elle-même de la définition préalable du problème ; en assujettissant le chercheur à ce cadre préalable d’intelligence des faits. Tout se passe comme si le chercheur anticipait le résultat de son travail en projetant sans le savoir sa vision initiale des choses sur le terme de la recherche. De question introductive la définition initiale du problème devient insensiblement réponse, sans que ce problème ait jamais été construit c’est-à-dire réfléchi comme tel. Au bout du compte, le défaut de protocole empirique laisse alors jouer à plein l’effet de plus value substantielle attaché à la propension du substantif à créer dans la ligne de pente propre au rapport naturel au langage, la substance. Le tour est joué : l’utilisation dans la formulation initiale du problème d’une idéalité politique (démocratie représentative) puis son « transport » du début à la fin de la recherche, transforment le statut de celle-ci, d’idéal politique toujours tendanciellement à réaliser en réalité politique constitutive du monde. On retrouve ainsi, dans le cas d’espèce, le problème général de l’objectivisme en analyse politique dont on a tenté d’élucider quelques effets ailleurs [9]. Celui-ci est d’autant plus importun ici que cette formule généralisante préalable à toute formulation claire de questions conduit à traiter tous les phénomènes regroupés sous le générique de « démocratie représentative » comme autant de manifestations d’un problème unique, alors que ceux-ci ont peut-être, chacun pour ce qui les concerne, leur explication propre.
Mais ce n’est pas tout. On n’aura pas été sans remarquer tout ce que ce diagnostic a priori enferme de préoccupations thérapeutiques. Car il est, avant tout autre chose, constat de dysfonctionnement. Pourquoi nous demandons-nous, l’élection, mesurée aux taux de participation constatés, paraît-elle avoir moins d’attrait pour les électeurs qu’en d’autres circonstances passées ? Pourquoi nous demandons-nous implicitement de même, est-ce le parti qui dénonce avec le plus de vigueur les élus et l’action des élus, qui paraît être, au vu des résultats des consultations électorales, le seul à accroître son audience ? Paradoxalement cependant, ce constat se trouve être relativisé à peine énoncé. Dans sa présentation en relation avec l’attestation de la finalité démocratique du système représentatif. Dans la connexion établie entre l’observation de l’insuffisance des accomplissements représentatifs et la pérennité essentielle de l’assimilation de la démocratie à la représentation. Dans l’invocation de la présence de l’être sous le patronage duquel se place la question à l’instant où l’existence de celui-ci paraît se dérober. Le problème qui requiert notre attention entretient ainsi un double rapport inavoué à l’action. D’abord en ce qu’il est appel à l’action : comment s’y prendre pour remédier à cette inquiétante infirmité et améliorer le fonctionnement de l’institution conformément à ce qu’elle devrait être ? Mais aussi en ce que la formulation du problème est déjà action, action sur les auteurs de cet appel à l’action : technique de réassurance par rappel des fins supérieures au service desquelles il faut à tout prix se placer. La difficulté intellectuelle que révèle cet engagement à peine voilé n’est pas sans ressembler à celle que l’on rencontre à propos de la représentation lorsqu’on découvre que celle-ci est envisagée le plus souvent « sous l’aspect pratique et du point de vue de l’État c’est-à-dire uniquement sous l’angle de son efficacité fonctionnelle » [10]. En cédant aux exigences de l’expertise au détriment de l’analyse, on se trouve conduit à raisonner « comme si les faits sociaux n’existaient qu’en vue du rôle qu’ils sont censés remplir et comme si ceux-ci n’avaient d’autre cause originelle que le sentiment, clair ou confus des services qu’ils sont appelés à rendre » [11]. Or, ajoutait Durkheim aussitôt, « faire voir à quoi un fait est utile n’est pas expliquer comment il est né ni comment il est, ce qu’il est ». De sorte que faire valoir au titre de la défense de la démocratie les remèdes à lui apporter pourrait bien être, au contraire de ce que croient trop de charitables samaritains intéressés à la défense de cette cause, le meilleur moyen de ne pas se mettre en position d’en comprendre les avatars.
On croit ainsi avoir progressé dans l’examen de quelques-unes des difficultés auxquelles expose l’usage de la notion de « démocratie représentative » dans l’analyse des problèmes conventionnellement rassemblés sous le terme de « crise de la démocratie représentative ». Dès qu’on s’intéresse en effet, aux inventeurs de cette notion (les professeurs de la IIIè République), à l’archéologie de l’activité de ses promoteurs (le travail de formalisation juridique) ou même à ses usages et aux inclinations entraînées par ces usages (objectivisme et fonctionnalisme), on est renvoyé à une série d’observations convergentes qui alertent sur les ambiguïtés qu’elle doit à ses origines : son avènement comme outil intellectuel de rationalisation accompagnant la construction d’un régime, le rôle d’auxiliaires du pouvoir de ses auteurs, sa propension à enrôler dans les rangs d’un parti au service d’une cause enfin. Il s’agit donc d’abord de reconnaître que la notion de « démocratie représentative » est impropre à l’analyse, même et y compris des phénomènes qu’elle permet de répertorier, tout simplement parce qu’elle n’a pas été construite pour cela. Mais inversement, du point de vue du travail scientifique, tout, depuis l’objectivisme et le fonctionnalisme d’une notion qui trahissent les préoccupations pratiques et la hauteur de vue de ses auteurs jusqu’à sa fonction de théodicée mobilisatrice commande d’abandonner celle-ci à ses ambiguïtés parce que, non contente d’être un obstacle à l’examen des faits, elle détourne de l’analyse. Car s’il n’est pas de théorie pertinente de la représentation sans retour sur la construction sociale de cette façon de faire et de cette façon de voir ni sans analyse du mode sur lequel cette façon de voir devient façon de croire en s’imposant jusqu’à faire apparaître la délégation comme nécessaire c’est-à-dire justement comme fonctionnelle, on ne peut pas se contenter pour comprendre le fonctionnement effectif de la représentation d’une sorte de répétition, dans la forme de la distance intellectuelle, des raisons supposées de l’utilité de celle-ci. En soulignant cet aspect des choses, il ne s’agit pas, loin de là, d’interdire au savant l’action politique au nom de la science. Il s’agit seulement d’admettre que l’analyste politique a tout à gagner à l’explicitation des présupposés politiques qui hantent son rapport au monde, ne serait-ce que pour ne pas se prendre au jeu du porte parole en confondant son propre rapport politique au monde avec celui de ceux qu’il cherche à comprendre.
On ne peut pourtant malheureusement pas se satisfaire, à l’évocation de la crise actuelle de la représentation, de comprendre ce que la forme et peut-être l’existence du problème doivent à la façon dont celui-ci s’impose à l’analyste politique parce qu’il habite son regard, préalablement à toute analyse. On ne saurait, en effet, oublier, au nom de « la réalité », cette réalité de la crise de la représentation qui est d’être attestée par ceux qui en parlent, que ce soit pour en dénoncer l’existence ou pour appeler à en conjurer les effets. Quel que soit l’intérêt du retour sur l’observateur, informé par la sociologie, puisque celui-ci conduit à voir en quoi, en matière politique notamment, l’observateur est impliqué dans la « réalité » qu’il décrit, il faut aussi prendre acte afin d’en rendre compte, du fait que cette vision s’impose à d’autres, précisément sur le mode de « la réalité » et que cette vision de la réalité, à son tour, parce qu’elle sert à justifier des entreprises politiques, tend à exister au moins à travers les réalisations qu’elle inspire. Érik Neveu a récemment proposé une piste intéressante en ce sens : ce serait dans ces « essais » que se doivent désormais de publier les plus en vue des journalistes politiques que prendrait forme cette résurgence du thème de « la crise de la représentation » [12]. Ce n’est que dans un second temps qu’interviendraient d’autres « spécialistes », universitaires ou intellectuels, pour interroger à leur tour le phénomène et le relier, par exemple, au « déclin de l’engagement » [13]. Cette indication a le mérite de la clarté : car, s’il est hors de doute que « la crise de la représentation » apparaît d’un point de vue immédiat comme un effet public de dissonance cognitive, elle invite, si on ne croit pas à la génération spontanée, à mettre en relation cette apparition avec certaines transformations structurelles des relations entre hommes politiques et journalistes dont il n’est pas sûr qu’on ait épuisé toutes les conséquences. Mais ceci sans oublier que la sociologie des phénomènes politiques tend à se confondre avec la sociologie de l’inconscient politique refoulé à l’oeuvre dans notre présent politique : c’est pourquoi cette crise apparaît aussi comme un avatar conjoncturel du travail de légitimation, jamais organisé ni explicitement pensé comme tel, de la justification élective de la délégation.
Un effet public de dissonance cognitive
Une fois reconnu que la « démocratie représentative » est moins cette réalité constitutive du monde dans lequel nous vivons qu’une figure rationalisatrice qui sert à justifier dans ce monde l’organisation de la délégation, la « crise » dont nous avons à nous occuper est moins celle de la « démocratie représentative » en tant que telle que la « crise » de l’image officielle que peuvent s’en faire ceux qui tiennent à la politique parce que la politique les tient : les hommes politiques parce que leur image publique (et donc leur image de soi) dépend de leur réussite à l’épreuve de la compétition électorale, et tous les professionnels du travail « intellectuel » nécessaire aujourd’hui au travail politique, qui, en adoptant les façons de voir qu’ont accrédité les hommes politiques, se font, explicitement ou implicitement les auxiliaires de leur travail. Tout donne à penser de ce point de vue, que l’idée de « démocratie représentative » n’est utilisable sans risque de rencontrer le démenti dans le débat public, qu’à la condition que cette figure « rationnelle » supporte l’épreuve pragmatique de sa validité. Malheureusement, dans la conjoncture, toute une série de phénomènes hétérogènes (depuis les réactions d’amertume ou de protestations qui se traduisent en abstention ou en repli quand ce n’est pas en votes Front national, en passant par l’hostilité à la classe politique montée en épingle par les sondages sans oublier toutes les dénonciations publiques entretenues par le dévoilement des « affaires ») constituent autant de démentis qui empêchent cet usage économique de la notion. Le premier aspect du problème posé sous la dénomination a priori de « crise de la démocratie représentative » est donc celui de la dissonance cognitive à laquelle la conjoncture et les débats appelés par la conjoncture exposent les hommes politiques ainsi que tous les « intellectuels » (et notamment les journalistes) qui contribuent à la défense symbolique des enjeux de ces derniers. C’est le premier fait qui doit retenir notre attention puisque, pour des raisons qui tiennent à notre formation ainsi que pour des raisons qui tiennent aux conditions d’exercice de notre travail (se faire connaître et reconnaître comme intellectuel suppose d’abord, dans un contexte où les critères de la définition socialement légitime du travail intellectuel échappent aux intellectuels, de se faire admettre comme expert des problèmes posés dans la forme publique dans laquelle ces problèmes sont exposés), nous sommes pris dans la définition du problème et de ses termes consacrés. Nous risquons purement et simplement de ce fait de rester aveugle à ce qu’une conviction partagée peut n’être en aucune façon une analyse de la réalité.
Le propre des situations de dissonance cognitive, on le sait depuis l’ouvrage classique de L. Festinger [14], n’est pas seulement de conduire les gens exposés au démenti de leurs attentes par le cours des choses à défendre, à la faveur de l’accommodation à laquelle ils sont contraints, ce à quoi ils tiennent, parce que cela structure leur rapport au monde. Il est aussi de les pousser, comme cela apparaît immédiatement à l’observateur étranger à leurs convictions, à exagérer, malgré la nécessité où ils se trouvent d’en rabattre sur leurs prétentions, les éléments constitutifs de leur credo plutôt qu’à le renier en bloc. La présence d’un acte de défense par anticipation au coeur de la formulation du problème qui nous occupe (ou si l’on veut, la découverte par l’observateur étranger à ce credo en la valeur transcendante de la représentation comme principe de la démocratie, d’une protestation révulsive en sa faveur, dans la question posée) est un mécanisme d’exagération de cette sorte. Cette découverte, somme toute assez banale, n’en est pas moins une indication de premier ordre que la crise invoquée n’a, en toute hypothèse, peut-être pas l’importance, l’ampleur, ou le volume que lui prêtent ceux qui sont portés, à raison de leurs enjeux, à la dénoncer avant même d’en avoir examiné les manifestations. On voit tout l’intérêt qu’il y a à reconnaître un problème mal formulé pour ce qu’il est, si l’on veut se donner des chances de le résoudre. Il n’y a rien d’étonnant ni même d’illégitime à ce qu’en se défendant, les hommes politiques et les intellectuels, attachés à la défense de ce qui est une de leurs raisons de vivre, prennent ainsi la défense de la démocratie ainsi que du principe représentatif censé en être l’incarnation contemporaine. Mais à condition qu’ils ne réussissent pas, à la faveur de ce discours intéressé, à nous faire prendre des vessies pour des lanternes et par exemple la défense des intérêts des représentants et des intérêts des porte-parole de la démocratie, pour la défense de la démocratie.
Voilà bien le second aspect du problème formulé qui doit retenir notre attention : n’en déplaise à tous les spécialistes du concept en mal de pureté et à tous les entrepreneurs en morale qui se transforment pour le plus grand profit de l’image qu’ils peuvent se faire d’eux-mêmes, en héros de la démocratie, il se pourrait bien * rien n’interdit, au moins en rigueur, d’en faire l’hypothèse * que les constituants pratiques de la « démocratie représentative » sous les visages multiples sous lesquels nous faisons l’expérience de celle-ci (soit d’un côté, l’ensemble des jeux et des enjeux propres aux entrepreneurs politiques pérennisés par toutes les rétributions dont est désormais assorti l’exercice des mandats électifs, et de l’autre, les actions de défense et de promotion de la démocratie offertes par toutes les occasions de défendre ces jeux et ces enjeux) donnent à cette organisation collective la force considérable de l’institution. Personne n’a de prise, à brève échéance et sauf circonstances particulières, sur ces éléments. Si l’on ajoute à l’observation que cette crise a la particularité d’être dénoncée en même temps qu’elle est annoncée (au point qu’on ne peut pas ne pas se demander si elle n’est pas tant annoncée que parce qu’elle est annoncée par ceux-là mêmes qui tirent profit de prétendre la conjurer) que pour des raisons structurelles qui tiennent au débat public les seuls à pouvoir être entendus sont ceux qui parlent de cette « crise » dans les termes et dans les formes consacrés, alors que tous ceux qui expriment autre chose que cette vérité officielle sont de fait réduits au silence, on admettra peut-être plus aisément qu’avant de souscrire à la crise de la démocratie représentative, on pourrait en retarder le constat jusqu’à l’inventaire ! S’il s’avérait en particulier que l’une ou l’autre des manifestations de cette crise supposée, analytiquement considérée, est redevable d’une explication propre à la faveur d’une construction pertinente, l’expression globale et globalement dénonciatrice d’une crise de la démocratie représentative apparaîtrait peut-être pour ce qu’elle est : la forme nouvelle d’un fantasme socialement et politiquement situé, aussi ancien que l’État parlementaire.
Il reste, troisième aspect du problème, qu’on ne peut pas se contenter d’identifier un mécanisme de dissonance cognitive en se satisfaisant de prendre à partie une idée reçue, et en restant, par là même, prisonnier du jeu de l’expertise. Il n’est pas possible, en rigueur, de faire comme si l’univers de ceux qui s’expriment publiquement en matière de politique était un monde objectivement unifié a priori, en passant sous silence l’hétérogénéité des origines, l’hétérogénéité des trajectoires ou la concurrence qui opposent entre eux les professionnels de la politique voire les enjeux très différents qui distinguent ceux-ci des journalistes ou des spécialistes de l’observation de la vie politique, quelle que soit la solidarité organique qui les attache les uns aux autres. Trop générale, l’observation d’une dissonance cognitive généralisée ignore les manifestations très différentes de ce phénomène selon les gens considérés, par exemple en fonction de l’activité qu’ils exercent (les attentes professionnelles de l’homme politique et du journaliste ne sont pas semblables, même s’ils partagent les mêmes convictions politiques) ou selon qu’ils se reconnaissent ou non dans le parti au pouvoir (le malheur de la majorité fait aujourd’hui le bonheur de l’opposition). Et le problème est moins, au demeurant, de constater cette déception des attentes que de comprendre comment et pourquoi le monde politique en est arrivé là. La critique de la généralité de l’observation conduit ainsi au réalisme sociologique. Elle place, en effet en premier lieu, le problème sur le terrain sur lequel ce dernier mérite d’être posé : celui de l’attente de réélection des hommes au pouvoir, cela va de soi, mais également de façon beaucoup plus large celui de l’attente anticipée de transformation du rapport de force partisan dans le cadre de la relation qui unit les hommes de l’opposition aux hommes au pouvoir (la dissonance cognitive pouvant alors prendre l’aspect pour l’homme de l’opposition du démenti d’une progression escomptée), ou, si l’on veut, sur le terrain des attentes propres à tous ceux qui s’intéressent pratiquement à l’activité politique (soit qu’ils aspirent à son exercice, soit qu’ils attendent quelque chose de ceux qui aspirent à son exercice) et à partir duquel s’opposent tous ceux qui peuvent prétendre à des postes de représentation, à tous ceux qui n’ont pas ou ne se serviront pas de cette chance. Mais cette critique conduit également à être attentif à l’autre face de l’attente de réélection c’est-à-dire au travail politique comme travail de l’homme politique pour se faire élire. On sait, sans entrer dans le détail, la tendance de ce travail à la rationalisation pour parler comme Max Weber, inséparable de l’avènement de l’entreprise politique moderne et de la forme que celle-ci donne à la politique comme donnée immédiate de notre expérience ; son développement comme activité spécifique de démarchage pour intéresser les électeurs à l’opération électorale, toujours plus systématique et plus systématiquement orientée, ce qui conduit les candidats à devenir plus sensibles aux enjeux de leurs suffrageants ; son organisation comme travail partagé soucieux de ses relais (du colportage des bulletins à la création de journaux) puis comme travail collectif appuyé sur des organisations (le parti machine électorale) ce qui explique les relations organiques qui se nouent entre l’activité politique et la presse ; son autonomisation comme travail symbolique spécifique appelant la définition de biens symboliques particuliers (les promesses électorales) et incorporant tendanciellement de plus en plus de capital symbolique objectivé, ultimement responsable de ce que « la politique » finit par se confondre avec les problèmes que l’élite intéressée au fonctionnement de l’État définit sous ce nom. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que cette critique attire finalement l’attention sur les effets inhérents aux transformations de la division du travail symbolique sous l’espèce de laquelle s’accomplit aujourd’hui le travail politique.
Une transformation structurelle des relations entre hommes politiques et auxiliaires de leur travail.
On rencontre ici, au titre des conditions de possibilité de construction de la réalité de la crise supposée de la démocratie représentative, le résultat des transformations structurelles, à la fois évidentes et insensibles, qui ont bouleversé, ces vingt dernières années, les relations entre le monde politique et la presse et dont on n’aperçoit pas l’importance lorsqu’on se contente de les nommer : je veux parler des sondages et de la primauté conquise par l’information télévisuelle. Des sondages, parce qu’ils font du futur électoral tel que le construisent les hommes de presse à partir de cet instrument, le présent de la vie politique au quotidien. De la primauté conquise par l’information télévisuelle, parce qu’en disqualifiant au nom de son efficacité supposée des formes plus anciennes de travail politique, elle fait de l’excellence télévisuelle le principe d’une nouvelle définition de l’excellence politique. À quoi il faudrait ajouter, pour décrire complètement un système d’interdépendances entre partenaires inégalement et différemment puissants qui se referme sur lui-même, les organes spécialisés nés de l’expansion et de la transformation du marché de la publicité : puisque, à travers le marché des recettes publicitaires, leur présence et leur intervention rappelle à l’ordre de la rentabilité économique, avec une brutalité jusqu’alors moins explicite et moins explicitement revendiquée, les entreprises de presse en tous genres. Car, avec ces innovations tout est en place, sans d’ailleurs que cette situation ait jamais été voulue par personne et sans qu’elle soit jamais complètement contrôlée par quiconque, pour que se développent deux enchaînements aux effets convergents qui, en se renforçant mutuellement, accroissent l’emprise sur la vie publique d’une presse de plus en plus soumise aux exigences économiques et de plus en plus assujettie aux visions qui ont cours dans les milieux économiques. Le premier enchaînement se laisse voir dans la transformation de la hiérarchie entre la presse écrite et la presse audiovisuelle sous l’effet de leur audience respective : cette transformation sensible à travers les résultats de n’importe quelle enquête parmi les jeunes aspirants au journalisme ou parmi les journalistes débutants, contraint le travail politique à se rendre intéressant pour sa retransmission visuelle et à se conformer aux impératifs que les « hommes d’information » croient être ceux de leur métier. Simultanément, en installant l’activité politique dans la confrontation permanente avec « l’opinion publique », les sondages donnent à la presse une autorité qui permet aux journalistes de se poser, sous couvert de l’apparente neutralité de « l’enquête d’opinion » et donc avec un surcroît de légitimité, en porte parole du « citoyen ». L’effet le plus spectaculaire de ce deuxième enchaînement est de faire passer le journaliste du statut de faire valoir au rang de détenteur du dernier mot. Toutes les conditions sont alors réunies pour permettre l’apparition de ce débat inédit qui passe pour être « le débat public » quoiqu’il se réduise au face à face entre hommes politiques et journalistes parce qu’il est d’abord la lutte qui les oppose entre eux pour le monopole de la position de porte parole.
Il est impossible de décrire toutes les conséquences attachées à cette dynamique telles qu’on commence à les analyser ici ou là [15] ; transformation sensible de l’activité politique, l’omniprésence de ces verdicts sur leur action imposant aux hommes politiques de nouvelles contraintes dans l’exercice de leur métier en même temps que la démonstration permanente de leur art tactique les expose davantage à la réprobation publique ; transformation non moins évidente de l’activité gouvernementale, le gouvernement par les sondages exacerbant à la fois l’activisme de distinction entre professionnels aux intérêts électoraux opposés et l’accord de fait entre hommes politiques confrontés aux mêmes contraintes qui pousse à l’immobilisme ; transformation du sens de l’élection enfin, la campagne électorale perdant en importance et en intérêt parce que toute la vie politique devient cette campagne électorale permanente dont la presse donne le coup d’envoi après chaque élection, dont elle définit les étapes à partir des événements « médiatiques » qu’elle suscite et qu’elle arbitre, et dont elle se fait ultimement le juge en en évaluant les performances, comme s’il s’agissait d’un simple spectacle sportif.
Toutes ces transformations observables signalent et accomplissent la réorganisation et l’autonomisation d’une configuration d’interdépendance asymétrique. D’un côté, sous l’effet de la concurrence qui oppose entre eux les professionnels de la politique ainsi que sous l’effet de la conviction partagée que la reconnaissance par les médias, hier instrument du travail politique, devient un élément de la stature politique (ce qui fait que la concurrence entre professionnels de la politique tend à prendre de plus en plus la forme d’une concurrence pour l’accès aux médias), les professionnels de l’activité politique tendent à anticiper les exigences qu’ils savent être celles des hommes de médias. De l’autre, sous l’effet de cette autonomie accrue, les hommes de médias sont conduits à promouvoir la vision de la politique qui est la plus proche de leur vision de la politique, notamment en valorisant les entreprises les plus proches de leurs représentations et de leurs aspirations (la génération morale, SOS racisme ou les apôtres de l’humanitaire…) au détriment de toutes les entreprises politiques plus traditionnelles renvoyées, du même coup, à l’image d’entreprises « passéistes », « archaïques » quand ce n’est pas purement et simplement « ringardes ». Mise en forme « intellectuelle » de la dénonciation des hommes politiques qu’autorise la maîtrise de l’instrument réputé mesurer leur distance aux préoccupations des « citoyens » en même temps qu’exploitation, rendue possible par le privilège du dernier mot, de toutes les contestations, exogènes ou endogènes, dont ces hommes font l’objet, la promotion du thème abstrait de « la crise de la représentation » par quelques journalistes multipositionnels de renom pourrait bien n’être rien de plus que l’expression journalistique de la transformation du rapport de force qu’on vient d’évoquer.
Cet antagonisme complice entre hommes politiques et journalistes définit une structure qui existe, pour ainsi dire, deux fois, bien que sous deux modes distincts : une première fois, au titre des relations qu’il spécifie, ce qui explique qu’on le rencontre dans à peu près tous les « événements » de la vie publique où les observateurs croient déceler une manifestation de la « crise de la représentation » ; et une deuxième fois au titre des catégories et des schèmes de perception de ces « observateurs » ce qui explique maintenant que, présent dans tous les événements qui mettent en jeu ce complexe stabilisé de relations, il tend à réactualiser indéfiniment la vision des choses qu’il accrédite. On peut donc en débusquer empiriquement la présence et les effets aussi bien dans l’étude d’une réunion politique telle que le congrès de Rennes du Parti socialiste, d’une grève, d’une manifestation voire de l’une quelconque de ces causes défendues dans les journaux [16], que sous la plume de l’un ou l’autre de ces auteurs d’essais à prétention généralisante évoqués par É. Neveu [17]. Nous vivrions ainsi, à croire ces témoins, une crise de l’autorité partisane. Désespérément identique « à droite » (avec naguère la contestation des quadras) et « à gauche » (avec l’exacerbation des « tensions » entre « courants » au parti socialiste), ce phénomène serait le résultat des rivalités entre équipes et leaders de générations différentes induites par l’agenda que définit l’échéance présidentielle. Tout aussi « préoccupante », à leurs yeux, serait la multiplication des « demandes » sans réponse politique en provenance de « la société civile » : nous assisterions désormais à une explosion de « causes » toutes plus justes et plus dignes d’intérêt les unes que les autres, dont le point commun serait de ne pas être prises en charge par les organisations dont c’est la raison d’être, organisations politiques ou syndicales entre autres.
Or, comment ignorer, devant ces figures de rhétorique, tout ce que leur vulgarisation doit à la construction des relations d’interdépendance qu’on vient d’évoquer ? Comment dissocier le « constat » dans la presse d’une crise de l’autorité partisane, de l’usage de la presse dans les conflits de tendance et de coteries ? Les entreprises partisanes visant à déstabiliser les hommes en place ne prendraient sans doute pas cet aspect de luttes arbitrées par la presse si la configuration des relations entre professionnels de la politique et professionnels de la presse n’encourageait de telles tentatives. Inversement, l’expression publique des désaccords interpartisans ne porterait sans doute pas autant atteinte au crédit public « du parti » si elle n’exacerbait d’une façon toute particulière les tensions internes et si elle ne contribuait, en faisant exister publiquement les dissensions, à créer le sentiment collectif de différends insurmontables. Pourquoi alors chercher plus loin les raisons de la conviction qui se fait jour parmi « les observateurs » du discrédit croissant dont seraient victimes les partis ? On peut en dire autant de « la multiplication des causes » que nous serions censés avoir sous les yeux. On n’en est pas quitte, en effet, avec cette floraison, après avoir évoqué « l’émiettement du social » ou « le retour de la société civile ». Comment la multiplication et la diversification des « causes » serait-elle possible sans la multiplication (on pense à la morphologie de la profession de journaliste) et sans le travail des porte-parole en quête de causes ? Comment pourrait-on assister à une « explosion des demandes sociales » si la multiplication des ressources offertes à la « publication » des causes (à tous les sens du terme) n’encourageait les gens en mesure de le faire, à en inventer, et si l’accroissement du nombre des porte-parole de métier sans cause ne poussait ceux-ci à se faire les porte-drapeau de nouvelles croisades ?
On ne veut certes pas réduire l’explosion numérique des protestations et des mécontentements, réputés paralyser le « système politique » en le surchargeant, à la possibilité qui leur est offerte de s’exprimer. Mais pas plus qu’on ne croit pouvoir ignorer tout ce que les causes qui réussissent doivent de pouvoir exister à leur affinité préalable avec la vision du monde propre au monde des journalistes pas plus ne croit-on pouvoir ignorer ce que la prolifération anarchique des « demandes politiques insatisfaites » doit à la possibilité qui leur est donnée, de se faire voir ou entendre c’est-à-dire de s’exposer dans les médias. Cette observation n’interdit pourtant pas de noter, même sur un échantillon limité d’auteurs attestant de la crise de la représentation dans les termes qu’on a mentionnés, quelques manifestations, dans la rhétorique comme dans l’argument, d’un point de vue très particulier. Quoique notre accoutumance à ce type de propos ne nous y rende pas sensible, il y a, par exemple, de la dénonciation à peine euphémisée dans l’observation d’un déclin de l’autorité partisane : l’impuissance des détenteurs légitimes de l’autorité choque évidemment l’auteur de ce verdict, même s’il déguise son indignation en appel au sursaut.
Inversement, et même si nous ne sommes pas plus portés que précédemment à y faire attention, il y a de l’auto-célébration dissimulée dans l’éloge de la société civile au nom de la nouveauté. Mais le plus curieux reste que cette vision ne fait pas que mettre en scène en l’inversant sur le mode de la valorisation de soi au détriment de l’autre, la préséance de fait de l’homme politique par rapport au journaliste, caractéristique de leurs relations quotidiennes. Elle témoigne aussi d’autre chose, présent sous les dehors d’un mélange de modestie et d’assurance, de retrait et de hauteur et qui n’est pas sans rappeler l’effet d’oracle dans l’exercice de l’autorité sacerdotale tel qu’on le rencontre dans le propos de l’homme politique d’appareil. Comment ces journalistes peuvent-ils ainsi en venir à faire de la politique d’une manière qui n’est pas très éloignée de celle des hommes politiques, malgré tout ce qui les distingue ? Est-ce parce que ces hommes sont aussi d’anciens militants ou parce qu’ils exercent comme détenteurs de mandats électoraux des fonctions électives ? Sans doute. Mais c’est aussi qu’en se servant des sondages qui font exister, dans l’univers symbolique du débat public, des groupes qui s’opposent aux groupes au nom desquels s’expriment les hommes politiques, ils sont placés, à leur corps défendant en situation de porte-parole, ce rôle imposé les conduisant, à leur tour, à se poser en s’opposant aux hommes politiques sans qu’ils cessent de défendre, et pour cause, la politique comme travail légitimé et légitimant du porte-parole qui est le propre de l’homme politique. Leur discours sur la représentation en dit ainsi autant sinon plus sur ses auteurs et leurs enjeux que sur les défauts éventuels de la représentation. Cela suffirait pour l’abandonner à ses chimères si, parce qu’il est le produit d’une situation qu’il tend à perpétuer, il ne paraissait assuré d’un certain avenir.
Un avatar conjoncturel du travail de légitimation de la justification électorale de la délégation
Reste toutefois un ultime problème : comment ces essais d’herméneutique politique, bien que non concertés, peuvent-ils se recouper partiellement jusqu’à se rencontrer autour de la figure de la crise de la représentation ? Il ne faut pas négliger, de ce point de vue, l’indication que constitue la formation de ces auteurs et notamment leur passage par des Facultés de droit ou des Instituts d’Études Politiques. Il existe ainsi, en deçà même de l’implication dans la lutte pour la position de porte-parole dans la compétition politique légitime, une autre raison majeure à cette convergence et qui tient aux stéréotypes communs que ces hommes doivent à leurs apprentissages passés. On ne peut pas ignorer, sous cet aspect, les effets attachés à l’enseignement de « la théorie de la représentation » comme principe de justification officiel du mode de sélection des hommes politiques, et plus généralement comme raison d’être acceptée et acceptable de l’organisation politique qui est la nôtre. Cette « conception » peut encore aujourd’hui faire l’objet d’enseignements systématiques, par exemple à travers l’enseignement systématique des raisons réputées la justifier. Elle sert plus souvent et plus simplement de principe de description implicite de la vie politique. Mais ce n’est, en tout cas, qu’à partir de sa consécration et de son inculcation scolaires, qu’elle devient principe de vision et de prévision formateur de « l’oeil politique », commun à une fraction croissante des prétendants aux fonctions politiques. Cette observation nous renvoie, devant un phénomène apparemment aussi singulier et aussi conjoncturel que le constat d’une crise dans la représentation, à une tout autre chronologie que celle du présent et de l’immédiat : à l’histoire longue de l’invention de la délégation et à la rationalisation de celle-ci sous la figure de la « théorie » de la représentation ; à la routinisation de cette forme d’organisation sous les traits du rite électoral en lequel elle s’incarne, et sous la forme des schèmes langagiers qui servent à en parler ; à sa naturalisation comme principe de vision et de division sous l’effet et de son institutionnalisation et sa transmission. Cette observation nous renvoie, en d’autres termes, à l’histoire de la délégation politique, inséparable de l’avènement de l’opération électorale, mais aussi à l’histoire de la formalisation et de la consécration scolaires de cette alliance responsable de la formation d’un nombre croissant de ceux qui seront appelés à se servir de l’élection et de ses justifications. Seule finalement, cette double chronique d’un même processus met en situation de pouvoir comprendre non seulement les réalités auxquelles tous ceux qui se posent en « représentants » (qu’ils occupent ou non des fonctions officielles de ce type) ont à faire face, mais également les « images » que ces derniers engagent dans le travail qu’ils accomplissent, pour maîtriser ces « réalités ».
Il faudrait, en somme, pour examiner comme devrait l’être cet ultime aspect de l’usage du motif de « la crise de la représentation » consubstantiel à la définition de la réalité que cet usage contribue à réaccréditer, pouvoir s’attarder sur les origines et le devenir de la délégation et de sa légitimation électorale. Rappeler qu’à l’époque révolutionnaire, la délégation politique change quasiment de nature avec le gigantesque coup de force symbolique qui la fait apparaître comme justifiée, en inaugurant les luttes proprement symboliques pour la définition et l’imposition des principes (le peuple ou la Nation) au nom desquels les titulaires des positions de délégués se reconnaissent en commun le droit d’occuper ces postes. La délégation vient en ce sens au monde, dans le contexte de discrédit de l’Ancien Régime, comme une auto-proclamation collective qui s’autorise des justifications qu’elle se donne. Mais il faudrait s’attarder aussi sur la construction du lien entre l’opération électorale et l’invention de l’idée de représentation, en place seulement avec l’avènement de la IIIè République. En la circonstance encore, ce sont les délégués qui mettent en forme la justification de l’autorité qu’ils se reconnaissent, mais ils s’abritent maintenant derrière le sens qu’ils imputent et qu’ils veulent voir reconnu à l’opération électorale : l’affirmation d’une relation entre l’électeur et son mandataire supposée transformer ce dernier en « représentant » du premier. Cette affirmation intéressée qui prend corps à l’occasion de la mise en forme intellectuelle du sens de l’élection en relation avec les luttes pour la bonne représentation électorale, notamment à la faveur de l’intervention des légistes de la République, répète ainsi, à un degré supérieur, l’autoproclamation ignorée comme telle, accomplie trois quart de siècle plut tôt. Et la transfiguration de la délégation en représentation permet, au bout du compte, de faire passer l’organisation collective de l’État dans laquelle les mandants ne s’expriment que par la voix de leurs représentants, pour l’incarnation supérieure de la démocratie. On comprend, à l’évocation de cette histoire ensevelie sous les conditions de son accomplissement que le sens progressivement donné à l’élection d’instrument de représentation et qui devient son sens officiel, reste exposé à la menace de voir réapparaître ce qui est la vérité prosaïque de l’élection, son fonctionnement comme pure et simple technique de ratification ou encore, car cela revient au même, que « la représentation » ne puisse se perpétuer comme illusion politique bien fondée qu’au prix de la réaffirmation de son sens officiel, c’est-à-dire du sens auquel croient et doivent faire croire ceux qui s’en servent.
C’est pourquoi, et ceci est important pour notre propos, la construction sociale de la délégation politique sous l’espèce de la représentation électorale puis sa consécration comme principe de fonctionnement de l’État parlementaire, ne peut se passer en pratique de ce qui la justifie, soit aujourd’hui encore de la réattestation du principe représentatif dont elle est réputée tirer son autorité. Mais comme l’opération électorale n’a pas été initialement inventée pour permettre « la représentation des citoyens », comme elle ne peut être contrôlée au point de rendre par avance certain qu’elle accréditera pour tous ceux qu’il convient d’intéresser à son interprétation, sa fonction officielle, elle ne joue son rôle d’épreuve de justification de ses raisons d’être que moyennant un travail symbolique spécifique qui la mette à l’abri des contestations qui prendraient appui sur les principes réputés la justifier. On aura reconnu l’engagement collectif des « représentants » politiques observable à l’issue de chaque élection, pour, quels que soient les enjeux en matière de postes qui les oppose entre eux, faire dire au résultat électoral ce qu’il signifie. Ou bien la discussion, sous couvert de neutralité scientifique, des résultats électoraux dans les formes dans lesquelles ceux-ci demandent à être présentés, par les experts en tous genres, ceci pour ne rien dire de tous les savants débats autour de l’élection attestant de son essence démocratique. Un aspect méconnu et pourtant essentiel de la légitimité et de la longévité sociales du vote est, en somme, au terme du long procès historique d’institutionnalisation de cette technologie légitimatrice de la délégation, que l’usage de cette procédure conduit à faire régulièrement plébisciter le sens que ceux qui s’en servent, ont intérêt à lui voir reconnu. Tout se passe, de ce point de vue, comme il se doit, tant que l’usage de l’opération électorale appelle les candidats et les vainqueurs des joutes électorales à s’acquitter de ce travail symbolique comme par surcroît ; tout devient un tantinet plus problématique lorsque leurs auxiliaires obligés dans ce travail prennent de l’autonomie (comme c’est le cas dans la situation qui nous occupe) quoique rien de très grave ne soit en cause, puisque, sous l’effet de leur formation précisément, ces auxiliaires restent pétris des façons de voir requises.
On comprend, au terme de cet effort sommaire d’archéologie, que la discussion politique autour de « la crise de la représentation » participe du travail de légitimation indispensable à la réaccréditation régulière de l’opération électorale et de son sens, ce travail n’étant pas explicité et pensé en tant que tel notamment parce qu’il tire une part essentielle de son efficacité de n’être dévolu à quiconque en particulier. On s’explique surtout le principal paradoxe attaché aux usages actuels du thème de la crise de la représentation, soit que l’existence de cette crise soit déniée, soit que son importance soit majorée : sous l’apparence de la critique, et parfois même de la critique intellectuellement la plus subversive, l’entreprise de conservation n’est jamais très loin. Quelle critique, en effet, pourrait sembler plus radicale que celle selon laquelle « la représentation » telle que nous la connaissons, n’est pas une bonne représentation des points de vue, des façons de voir et finalement de la diversité des sensibilités des citoyens ? Mais dire que cette représentation n’est pas la bonne représentation ne veut pas dire qu’elle ne peut pas l’être. On mesure l’ambiguïté de l’argument, et par là son enfermement dans le travail de légitimation lorsqu’il ne s’agit que de réactiver la justification électorale de la délégation politique au prix d’ajustements mineurs : regrouper les élections… pour ne pas lasser l’électeur ( !) ou introduire le soupçon de « proportionnelle » qui permettrait, le débat n’est pas neuf, de ne laisser aucun « grand courant d’opinion » en dehors du Parlement. On s’explique également que cette humeur critique vis-à-vis de notre organisation politique se résolve ultimement, au moins sous la plume des journalistes les plus intégrés au monde politique, en défense et illustration du métier politique… pourvu que ceux qui l’exercent, sachent se mettre à la page, c’est-à-dire se faire les modestes artisans de la réforme intellectuelle et morale de la politique que prêchent désormais les journalistes [18]. I1 n’y a peut-être rien d’étonnant finalement à ce que, sous l’emprise d’une socialisation qui a accoutumé les hommes politiques à penser la délégation dont ils sont bénéficiaires sous la figure de la représentation et dans une conjoncture où, sous l’effet du développement d’une nouvelle forme de division du travail politique qui conduit les journalistes, sous l’empire de l’autorité que leur donnent les sondages, à se croire les représentants autorisés de « l’opinion publique », ces mêmes hommes politiques soient convaincus, devant les difficultés électorales qu’ils rencontrent, du bien fondé de la leçon que leur administrent les journalistes.
On aimerait avoir suggéré que comprendre « la crise de la représentation » suppose de prendre au sérieux la solidité de la représentation soit d’un côté la solidité de la délégation comme institution, et de l’autre le résultat pragmatique de son fonctionnement qui est de réserver la possibilité de prendre part au débat public aux seuls porte-parole, c’est-à-dire à ceux qui doivent à l’histoire de la représentation d’avoir un titre à se faire passer pour tel. On nous accordera peut-être de ce point de vue, l’intérêt qu’il y a à remettre le problème sur ses pieds, en observant d’abord les positions à partir desquelles cette crise supposée est sensible et donc les gens qui s’en font les porte parole, pour se convaincre que cette crise n’est peut-être pas beaucoup plus que la crainte publiquement exprimée par ceux qui sont officiellement en charge de l’expression politique que celle-ci leur échappe. Car le problème aujourd’hui posé par « la crise de la représentation » pourrait bien être, au total, moins celui de cette crise en tant que telle que celui de la coexistence entre le sentiment publiquement exprimé de celle-ci et un fonctionnement routinier de la délégation politique qui ne semble pas, à vue d’oeil, connaître plus de déboires qu’il n’en connût par le passé.
On ne prétend certes pas nier, par là, la superposition de crises de confiance hétérogènes dont journalistes et hommes politiques se font l’écho : crise de confiance dans les perspectives d’avenir de gens confrontés à des transformations qui condamnent leur façon passée de vivre, ce désespoir existentiel s’exprimant notamment dans des votes en faveur du Front national ; crise de confiance dans la classe politique, liée à ce que, sous l’effet des transformations du journalisme, les enjeux strictement professionnels des hommes politiques deviennent plus immédiatement visibles, en contradiction avec les attentes d’honnêteté et de moralité inhérentes au principe de délégation ; crise de confiance vis-à-vis des hommes au pouvoir, isolés dans leur tour d’ivoire et présumés responsables d’avoir organisé, en donnant leur appui à la pensée gestionnaire en laquelle se reconnaît aujourd’hui le patronat et la noblesse d’État, le durcissement des conditions d’existence quotidienne. Mais on ne veut pas oublier ce que la perception et la mise en scène dans le débat public de ces phénomènes doit à l’usage institué des « instruments de mesure » de « l’écart » entre les « préoccupations » des électeurs et les « conceptions » des hommes politiques, c’est-à-dire à l’intervention des multiples entreprises intéressées à l’utilisation de leurs résultats. Cette omniprésence des sondages pourrait même apparaître la principale différence par rapport à d’autres époques d’invocation de telle ou telle forme de crise dans la représentation, si l’attention au plus immédiatement visible ne dissimulait, ici comme toujours, des transformations autrement essentielles : la construction, sous l’effet de la consécration sociale et scolaire de l’opération électorale, des processus qui tendent à ne consacrer comme « représentants » que des prosélytes convertis à cette façon de faire et à cette façon de voir, entre autres. On trouvait ainsi un début de confirmation de ces indications dans l’analyse des résultats électoraux contemporains de ces réflexions. Les élections régionales et cantonales des 22 et 29 mars 1992 (ceci serait vrai a fortiori du référendum sur le traité de Maastricht ou des élections législatives de 1993) témoignaient, dans leur logique propre, et de cette solidité institutionnalisée des mécanismes de délégation politique, et de ces formes d’humeur superposées, qu’on vient d’évoquer. Comme le montraient les taux de participation démentant les pronostics alarmistes des instituts de sondage, elles attestaient de l’enracinement d’un sens de l’usage du vote en dépit de l’absence de confiance en la classe politique. Comme le suggérait l’éparpillement des voix entre les forces politiques représentées dans la compétition et le rejet du parti socialiste, elles reflétaient l’inquiétude vis-à-vis de l’avenir à travers la sanction infligée aux gouvernants présumés responsables de l’accroissement des difficultés de beaucoup.
Mais ces observations conviaient surtout à un retour critique sur « la crise de la représentation ». Parler en ces termes, n’était-ce pas se transformer en intellectuels d’État, plus enclins à laisser l’État s’exprimer et s’organiser dans nos travaux qu’à comprendre les ressources, les usages et finalement la force de ce dernier ? N’était-ce pas, du même coup, renouer avec le fantasme du légiste, dont un peu d’histoire rappelle qu’il n’a pas le mérite de la nouveauté : avec l’utopie d’une démocratie comme construction de papier où se laisse voir l’irrépressible méfiance devant toute intervention incontrôlée du « peuple » ? N’était-ce pas, en somme, se contenter de l’une de ces entreprises de modernisation conservatrice (en l’espèce du droit) qui passent aujourd’hui pour la fin mot du travail intellectuel ? La démocratie est, au meilleur sens du terme, trop intéressante pour pouvoir être abandonnée à ceux qui, en prétendant l’organiser et la canaliser, tendent toujours plus ou moins à s’en réserver l’usage.
Bernard Lacroix
[1] Un première version de ce texte a été présentée au colloque « La démocratie continue » organisé à Montpellier les 2 et 3 avril 1992 dont les actes sont en cours de publication.
[2] . On a fait figurer en guise de préambule la couverture et un article du journal “Libération” du 16 mars 1992 pour rappeler au lecteur une thématique qu’il aura probablement oubliée lorsqu’il parcourra ces lignes et qu’il risquerait, de ce fait, d’imputer à l’imagination malveillante du sociologue. Cette couverture et cet article empruntés au dossier de presse qu’on a rassemblé pour la préparation de la présente communication sont exemplaires de positions largement reproduites, à l’époque, dans la plupart des grands organes de presse.
[3] . Boltanski (L.), Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Les Éditions de Minuit, 1982, p. 53.
[4] . Redor (M. J.), De l’État légal à l’État de droit : I’évolution des conceptions de la doctrine publiciste française (1879-1914), Paris, Economica, 1991.
[5] . Kantorowicz (E.), « Kingship under the impact of scientific jurisprudence », in Clagett (M.), Post (G.) and Reynolds (R.), dir., Twelfth century Europe and the formation of modern society, Madison, The university of Wisconsin Press, 1961.
[6] . Bourdieu (P.), La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p.553.
[7] . Hanley (S.), Le lit de justice des rois de France, Paris, Aubier, 1991.
[8] . Comme le fait P. Favre dans son ouvrage Naissances de la science politique en France. 1870-1914, Paris, Fayard, 1989, p.92.
[9] . Lacroix (B.), « Ordre politique et ordre social : objectivisme, objectivation et analyse politique », in Grawitz (M.), Leca (J.) , dir., Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, tome 1, p. 469-565.
[10] . Lacroix (B.), « Conclusion » in d’Arcy (F.), dir., La représentation, Paris, Economica, 1985, p.177.
[11] . Durkheim (E.), Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 1963, p.89.
[12] . Neveu (E.), « La dynamique des médias dans la construction de la crise de la représentation », L’Aquarium, Automne 1992, n° 10, p.5-23.
[13] . Politiques, 2, printemps 1992 « L’utopie en panne : l’engagement ».
[14] . Festinger (L.), Riecken (H.), Schachter (S.), When prophecy fails. An account of a modern group that predicted the destruction of the world, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1956 [traduction française sous le titre L’échec d’une prophétie. Psychologie sociale d’un groupe de fidèles qui prédisaient la fin du monde, Paris, PUF, 1993].
[15] . On a tenté d’en recenser quelques-unes dans Lacroix (B.), « A quoi servent les sondages ? », Revue de science administrative de la Méditerranée occidentale,22-23, 2è/3è trimestre, 1988, p.123-146. L’ouvrage le plus important sur la question reste toutefois celui de P. Champagne [Faire l’opinion : le nouveau jeu politique, Paris, Éditions de Minuit, 1990] auquel on ajoutera, pour les problèmes évoqués ici, l’article précité d’É. Neveu.
[16] . Collowald (A.), Gaïti (B.), « Des causes qui parlent », Politix,16, 4è trimestre 1991, p.7-22. Faute toutefois de dissocier nettement le rapport du porte-parole d’une cause à la presse (quelque soit la multiplicité de ses dimensions) et le rapport de l’analyste des mécontentements à leur expression dans la presse, les auteurs de cette stimulante enquête cèdent malheureusement, pour partie, à la propension actuelle à croire que le travail scientifique doit conduire l’observateur à voir les phénomènes dans les termes mêmes où les voit l’acteur : c’est le cas en particulier lorsqu’elles élargissent leur propos de l’examen d’une manifestation spécifique à l’étude de la mise en scène publique de « la crise de la représentation » (p.15-22). C’est précisement sur cet oubli de la position de l’observateur et ses effets sur le regard intellectuel, ou plus précisément encore sur le réalisme de premier degré qu’engendre cet oubli parce qu’il conduit immanquablement à accorder aux phénomènes politiques et (ou) à leurs images dans la presse la même présence et la même réalité que leur accordent leurs porte-parole, qu’on a souhaité attirer l’attention dans la présente intervention.
[17] . July (S.), Le salon des artistes, Paris, Grasset, 1989 ; Duhamel (A.), Les habits neufs de la politique, Paris, Flammarion, 1989 ; de Virieu (F. H.), La médiacratie, Paris, Flammarion, 1990.
[18] . On pourra se reporter, parmi beaucoup d’autres variations du même style, à l’urgence des quatre modernisations de la vie politique, telle que l’évoque A. Duhamel dans son ouvrage précité Les habits neufs de la politique.
Source: Fondation Copernic