Isabel Brochu, consultante en développement territorial et chroniqueuse à ICI-Saguenay–Lac-Saint-Jean, 14 octobre 2021.
La région du Saguenay–Lac-Saint-Jean est confrontée de plein fouet aux enjeux climatiques et de biodiversité, une réalité qui ébranle plus que jamais le récit régional porté par les milieux politiques, économiques et par certains médias. On raconte depuis longtemps que l’avenir du Saguenay–Lac-Saint-Jean repose sur l’extraction des ressources naturelles et sur les investissements des grandes entreprises. Le corollaire est qu’il faut écouter les demandes des multinationales et ne pas leur taper sur les doigts pour qu’elles poursuivent leurs investissements : «il ne faut pas qu’elles quittent la région». Cette histoire est racontée mais aussi crue par une très grande majorité de la population. On peut parier qu’elle nuit au changement, ou même le détermine mais d’une façon limitée à des paramètres bien précis et pas forcément en phase avec les nouvelles réalités. Ce texte propose de survoler deux grands enjeux liés à ce récit régional et d’illustrer comment ils s’expriment au sein de la classe politique municipale dans la présente campagne électorale. Le premier est la fiscalité relative aux barrages et installations de Rio Tinto Alcan et le second l’utilisation de la voie navigable du fjord du Saguenay (augmentation du trafic maritime).
Les multinationales Rio Tinto Alcan (RTA) et Produits forestiers Résolu (PFR) occupent une grande place dans le discours régional. La production d’aluminium et l’exploitation forestière sont deux secteurs économiques traditionnels. Ces compagnies ont des privilèges et avantages comparatifs hors du commun dont celui d’être propriétaires des barrages qui leur fournissent l’électricité nécessaire à leur production. Ces installations ont échappé à la nationalisation à la nationalisation de la production hydro-électrique en 1963 et cette exclusion n’a jamais été corrigée par la suite. Sans aller dans les détails de ce dossier complexe, disons que des ententes avec le gouvernement du Québec les obligent à investir et garantir des retombées régionales (investissements et emplois) à la mesure de ces avantages, ce qui n’est pas le cas actuellement. La classe politique régionale et les syndicats sont au fait de ce déséquilibre entre avantages et retombées réelles et ils l’expriment à travers diverses revendications : construire l’usine de remplacement avec la technologie AP60 à Jonquière, revoir la fiscalité qui s’applique aux barrages et installations des multinationales, débat sur le maintien du niveau du lac Saint-Jean et construction d’une usine de production avec la nouvelle technologie Elysis. Sans approfondir l’enjeu sur le niveau du lac Saint-Jean, il faut savoir que RTA est propriétaire des berges du lac Saint-Jean et que, en conséquence, elle a un droit de veto sur le niveau du lac. Elle a l’obligation de le maintenir entre 14 et 16 pieds sauf si l’apport en eau naturelle n’est pas suffisant pour répondre à ses besoins en électricité. La sécheresse de l’été 2021 a mené RTA à maintenir le niveau du lac à 13 pieds avec des conséquences réelles pour le milieu dont des fermetures de marinas, la fin prématurée de la saison de navigation et des plages transformées. Qu’en sera-t-il au cours des prochaines années si les changements climatiques entraînent d’autres sécheresses ?
Des barrages privés
Le débat sur le niveau de taxation des barrages et installations de RTA est un sujet d’actualité depuis fort longtemps mais il a culminé en 2020 en pleine séance du conseil municipal de Saguenay. Face au mépris de la multinationale envers la région, l’épuisement des stratégies collectives et l’absence de rapport de force avec RTA, le conseiller municipal Jean-Marc Crevier, ex-syndicaliste ayant 35 ans de militantisme au Syndicat des employés de l’aluminium d’Arvida et à la FTQ, a affirmé croire que la nationalisation des barrages était la seule solution. La parole de Jean-Marc Crevier est forte car il a été au cœur des luttes exigeant un nouveau pacte social sur l’aluminium entre RTA, anciennement Alcan, et la région. Sujet difficile à éviter, les candidats et candidates à la mairie apportent tant bien que mal quelques propositions à un problème où le gouvernement du Québec tient les rênes tout en se faisant le porte-voix de la compagnie. La candidate Julie Dufour veut faire pression sur la compagnie pour réclamer l’usine de remplacement à Jonquière, Josée Néron, la mairesse sortante, mise sur sa table de concertation sur l’aluminium qui n’a donné à ce jour que peu résultats et enfin, Serge Simard, ex-député libéral, a proposé de construire une nouvelle aluminerie à Port Saguenay pour faire concurrence à RTA. Cet enjeu reviendra en force au cours des prochaines années. On peut parier que le projet Elysis sera la porte de sortie d’une classe politique incapable de faire respecter les ententes avec la multinationale. Elysis est aussi un point de rencontre avec les enjeux environnementaux puisque cette nouvelle technologie permet de produire de l’aluminium sans GES. RTA a annoncé la construction d’une usine pilote à Alma mais, encore une fois, refuse de s’engager à construire l’usine de production au Saguenay–Lac-Saint-Jean. La domination de RTA est encore bel et bien réelle. Alors que l’hydro-électricité n’a jamais eu autant de valeur en raison de la crise climatique, le Saguenay–Lac-Saint-Jean ne peut pas profiter de cet avantage comparatif qui ,
Les ressources naturelles
Le développement du Saguenay-Lac-Saint-Jean est marqué par l’exploitation des ressources naturelles. L’argumentaire fallacieux sur la conciliation entre économie et environnement est donc omniprésent. Le projet de création d’une aire marine protégée en amont du fjord illustre la hauteur du défi pour la région. Le projet de construction d’une usine de GNL à Saguenay a divisé la population alors que le monde politique et le milieu des affaires se sont mobilisés sans nuance en appui au projet, à l’exception notable de Sylvain Gaudreault. Son rejet ne règle pas pour autant le rapport de la région aux enjeux environnementaux puisque la production de GES n’était pas la seule raison justifiant la mort du projet. Les impacts environnementaux liés à la hausse du trafic maritime sur le Saguenay ont occupé une place considérable aux audiences du BAPE sur GNL. Non seulement cet enjeu est encore d’actualité, il sera également un défi environnemental central pour Saguenay. En effet, en juin 2020, une liste soumise au ministère de l’Environnement et de la Lutte aux changements climatiques (MELCC) du Québec recommandait de créer une aire protégée en amont du fjord notamment pour protéger le béluga. En septembre 2020, un groupe de recherche demandait un moratoire sur le transport maritime dans le fjord pour la même raison. Dans la même période, le journaliste Jean-Thomas Léveillé (La Presse) nous apprenait que le gouvernement Legault avait retiré discrètement ce projet de la liste des aires protégées pour ne pas nuire au développement économique. Le MELCC avait reçu des pressions de groupes dont Port Saguenay et la Chambre de commerce et d’industrie de Saguenay-Le Fjord (CCIS). Au moment d’écrire ces lignes, un sondage demandé par Le Quotidien/KYK indique que 60% de la population est d’accord pour augmenter le trafic maritime si cela permet le développement économique. Outre toutes les critiques méthodologiques à faire à propos de ce sondage, ce coup de sonde montre que le sujet préoccupe le milieu des affaires. La CCIS présente la voie maritime du Saguenay comme la véritable colonne vertébrale économique depuis plus de 100 ans pour l’ensemble du Saguenay–Lac-Saint-Jean.
Au niveau municipal, l’enjeu du trafic maritime sur le fjord converge vers un lieu précis: le développement de la zone industrialo-portuaire (ZIP) liée au terminal maritime de Grande-Anse (La Baie). L’avenir de la ZIP repose sur l’attraction des industries ayant besoin de transport maritime, ce dernier s’ajoutant à l’achalandage actuel et prévu (bateaux de croisières, transport de bauxite de RTA, futur terminal maritime sur la rive nord du Saguenay, usine projetée de Métaux BlackRock). Tous les candidats et candidates pouvant aspirer à la mairie appuient le développement de cette zone sans nuance si nous considérons que le qualificatif «responsable» est peu significatif.
Nous avons choisi ces deux enjeux pour illustrer les tensions actuelles entre environnement et économie au Saguenay-Lac-Saint-Jean mais elles existent aussi pour le secteur forestier. Produits forestiers Résolu est aussi propriétaire de ses barrages et il y a des doutes légitimes sur les retombées régionales. La classe politique municipale fait front commun avec les compagnies forestières notamment via le groupe Alliance forêt boréale dont l’exécutif est formé du maire de Dolbeau-Mistassini et des préfets de la MRC Maria-Chapdelaine et de la MRC Fjord-du-Saguenay. Récemment, ce groupe appuyait la décision de Québec d’ouvrir un secteur de coupe forestière dans le dossier de l’aire protégée de la rivière Péribonka. Nous y retrouvons sensiblement le même rapport de force entre élu·e·s et milieu des affaires versus les groupes plus progressistes.
Conclusion
La région du Saguenay–Lac-Saint-Jean porte encore le même vieux récit régional confronté aujourd’hui à une urgence climatique qui exige un changement aussi rapide que profond. Sans nier les préoccupations fort légitimes sur le maintien des emplois dans les secteurs traditionnels, force est de constater que les options progressistes se font rares et qu’il faudra une transition culturelle avant celle du climat. Évidemment, quelques groupes réfléchissent et proposent d’autres modèles ou voies de réflexion, mais le déséquilibre de pouvoir est important et on le voit très bien dans la campagne électorale actuelle. La proximité entre les milieux politiques et des affaires est évidente et elle est appuyée par les positions éditoriales de certains médias. Il y a très peu d’élu·e·s progressistes qui osent s’exprimer publiquement contre des projets comme celui de GNL ou sur des enjeux aussi sensibles que la hausse du trafic maritime. Dans ce contexte, la venue d’un nouveau parti politique de gauche, Unissons Saguenay, relève de la science-fiction. Je me pencherai sur l’arrivée de ce parti dans mon prochain article.