NCS – Alexa, de quelle origine es-tu ?
A.C. – Mon père qui est norvégien d’origine a vécu aux États-Unis, en Norvège et en Suisse avant d’immigrer à Montréal avec ses parents, ses frères et sa sœur dans les années 1950, années où les immigrants s’intégraient au milieu anglophone (la famille parlait le norvégien, le suisse-allemand et l’anglais). Ma mère est une Anglo-canadienne ayant grandi à Montréal en anglais. Je suis née en Angleterre en 1971, alors que mon père y travaillait dans le domaine financier. Nous y avons habité deux fois, soit de 1971 à 1975 et entre 1981 et 1985. À part un séjour de deux ans à Toronto, j’ai grandi à Montréal où j’ai fréquenté une école d’immersion française. En 1990, ma famille a déménagé à Calgary à cause du travail de mon père, mais moi, je suis restée à Montréal. Mes parents accordaient beaucoup d’importance à l’engagement envers sa communauté et à l’éducation ; ils nous ont aussi inculqué le sens de l’effort, de la discipline et du dépassement de soi.
NCS – Tu as fait des études universitaires, lesquelles et pourquoi ?
A.C. – Après le cégep, en 1990, je me suis inscrite à l’Université McGill à un baccalauréat en études de l’Asie de l’Est pour connaitre les cultures, les religions, les langues du Japon et de la Chine, espérant que ces études pourraient me mener à une carrière diplomatique ou de relations internationales, mais j’ai abandonné ces études quand je suis devenue enceinte d’un premier enfant. À McGill, j’avais rencontré le futur père de mes enfants, un francophone. J’avais emménagé avec lui dans la Petite-Bourgogne et au moment de la naissance de ma fille en 1991, j’avais à peine 20 ans ; cette naissance fut suivie d’une deuxième dix-huit mois plus tard. Le père de mes enfants est devenu très malade, il avait la sclérose en plaques. Notre vie a été difficile : pauvreté, isolement, violence conjugale… À cette époque, j’ai cherché un endroit où me retrouver avec d’autres femmes, un espace où je pouvais trouver un peu de calme, du soutien et la possibilité de prendre part aux luttes féministes.
NCS – Parle-nous de cet espace où tu as commencé à prendre part aux luttes féministes.
A.C. – J’ai alors commencé à fréquenter le Centre des femmes de Verdun ; c’est là où ont commencé ma prise de conscience féministe et mon militantisme. C’est là aussi que j’ai commencé à connaitre l’histoire du Québec du point de vue des femmes issues du milieu populaire francophone. Ça m’a en outre rendue sensible à la question nationale.
Ce centre faisait partie de L’R des centres de femmes du Québec qui regroupait environ 90 centres (aujourd’hui il y en a une centaine). Le centre intervenait sur trois fronts : 1) l’aide et le soutien aux femmes vivant des difficultés dues à la pauvreté, à l’isolement, à des problèmes de santé ou de la violence ; 2) une démarche d’éducation populaire pour tenter de mieux comprendre les causes des conditions des femmes, de relier les problèmes qu’elles vivent les uns aux autres et de prendre petit à petit un peu de pouvoir sur leur vie ; 3) la possibilité de traduire ces apprentissages et ces prises de conscience en actions collectives. Donc, c’est en participant à ces activités du centre que je suis devenue une féministe engagée, consciente que nous étions nombreuses à subir les affronts du sexisme et du patriarcat. Tranquillement, on m’a fait de la place. Ce qui fait la beauté de ces centres, c’est qu’ils sont organisés de manière à permettre la prise en charge collective du groupe par les membres. On m’a même proposé un emploi, du travail de comptabilité.
Cette expérience extraordinaire m’a permis de m’intégrer au mouvement des femmes et d’être en contact avec L’R des centres de femmes, le regroupement national des centres de femmes. Cela m’a permis de participer en 1992 au Forum national des femmes, Un Québec féminin pluriel[1], réunissant plus de 1200 femmes d’organisations et horizons différents. L’idée de ce rassemblement était de dessiner un projet de société féministe et de générer de l’énergie pour créer des lieux de convergence dans les luttes à mener. Parmi les propositions retenues se trouvait la volonté de lutter contre la pauvreté, moment marquant le tournant de gauche du mouvement des femmes.
En 1994, j’ai déménagé dans les Cantons de l’Est avec le père de mes deux enfants (quelques années plus tard, je suis devenue monoparentale). J’ai trouvé un emploi au Centre des femmes de Lennoxville ; je suis devenue une des deux employées : je coordonnais la programmation, je m’occupais de la vie associative, je représentais l’organisme auprès des autres groupes de femmes. Ce centre surtout anglophone avait une orientation plutôt caritative et était assez isolé car, bien qu’il ait été en contact avec d’autres centres et qu’il faisait partie de ConcertAction Femmes Estrie, une table des groupes de femmes, ces contacts n’étaient pas très développés et le clivage francophones-anglophones était présent. Comme j’avais été dans un centre francophone à Montréal, j’avais envie qu’on développe des liens de solidarité beaucoup plus forts entre ce centre et les autres, au-delà des questions de langue et d’histoire nationale.
Un jour, la coordonnatrice de la Marche des femmes contre la pauvreté, Du pain et des roses, Michèle Rouleau (ex-présidente de Femmes autochtones du Québec), est venue nous rendre visite et ça a beaucoup résonné pour moi. On avait vécu la crise de 1990-1991 avec toutes les retombées négatives sur les programmes sociaux et la dynamique politique s’éloignant d’une sorte de solidarité sociale. Il fallait trouver le moyen de réinstaurer un sens de la justice sociale aux choix de société.
NCS – Comment as-tu répondu à l’appel ?
A.C. – J’ai répondu avec passion à ce projet de marche et j’ai proposé au centre d’embarquer dans ce projet, de me confier des responsabilités et d’être dégagée de mon travail trois jours semaine pour coordonner la section estrienne de la Marche des femmes contre la pauvreté. À cette époque, un des constats des luttes féministes était l’appauvrissement de femmes, donc on a décidé d’orienter les revendications vers l’État autour de mesures concrètes pouvant, à court terme, avoir un impact important sur les conditions de vie des femmes.
NCS – Quelles étaient les revendications de la Marche des femmes contre la pauvreté, Du pain et des roses ?
AC – Les revendications, au nombre de neuf, étaient :
– une loi proactive sur l’équité salariale ;
– l’augmentation du salaire minimum au-dessus du seuil de la pauvreté (8,15 $ de l’heure) ;
– l’application de la Loi sur les normes du travail à toutes les personnes participant à des mesures d’employabilité ;
– un système de perception automatique des pensions alimentaires avec retenue à la source ;
– la création d’au moins 1500 nouveaux logements sociaux par année ;
– l’accès aux services et aux programmes existants de formation générale et professionnelle, avec soutien financier adéquat, pour toutes les personnes qui ne sont pas prestataires de l’assurance-chômage ou de la sécurité du revenu, en vue de leur insertion ou réinsertion au travail ;
– l’application rétroactive de la réduction du parrainage de 10 ans à 3 ans pour les femmes immigrantes parrainées par leur mari ainsi que la mise sur pied d’un mécanisme d’accès aux droits sociaux pour les femmes parrainées victimes de violence conjugale et familiale ;
– le gel des frais de scolarité et l’augmentation des bourses aux étudiantes et aux étudiants.
L’idée de la Marche était que des femmes, en marchant durant dix jours à partir de trois villes[2] vers Québec, portent ces revendications dans tous les villages pour sensibiliser la population au fur et à mesure de la marche, mais aussi qu’elles contribuent à améliorer le rapport de force pour faire en sorte que le gouvernement ne puisse les éviter. Ce qui s’est passé est un phénomène plutôt unique dans l’histoire du Québec et des mouvements sociaux. Pour des raisons que je ne m’explique pas encore parfaitement, il y a eu une énorme sympathie pour les 850 femmes marchant leur 20 km par jour et tous les médias se sont rués sur nous. On avait établi un rapport de force qu’on n’avait pas eu depuis plusieurs années et ce fut un changement de la nature des luttes féministes qui avaient surtout, dans la période précédente, porté sur les droits reproductifs et la construction d’un réseau de services. C’était un virage remarquable et remarqué dans la lutte féministe. Tout d’un coup, un discours féministe de gauche parvint dans l’espace public, pour réclamer des mesures précises de l’État et ce dernier s’est senti obligé d’y répondre. Ce discours a été très médiatisé par les médias militants, les médias locaux, puis nationaux. Il faut dire que la Marche a su profiter d’un moment particulier : le Parti québécois (PQ) a été élu en 1994 et il promettait la tenue d’un référendum pour la fin de 1995 ; il se montra plus ouvert aux revendications des femmes et y répondra partiellement par diverses législations dont nous avons été critiques à l’époque, mais je dirais que nous avons eu de meilleures réponses à ce moment-là que celles qu’on a eues depuis.
NCS – Quels gains les femmes ont-elles faits grâce à cette immense mobilisation ?
A.C. – Concrètement, on a eu une hausse du salaire minimum, une loi sur les pensions alimentaires et, un an plus tard, une loi sur l’équité salariale et un gel des frais de scolarité en 1994, la réduction du temps de parrainage des conjoints ou conjointes. Les effets de cette marche se sont fait sentir longtemps après parce que, durant la marche des femmes, on a avancé l’idée d’une marche des femmes à l’échelle planétaire. On se rendait compte qu’on faisait face à des phénomènes semblables comme la mondialisation de l’économie et que si on élargissait les solidarités féministes, peut-être aurions-nous un meilleur rapport de force pour imposer des changements plus importants.
Un autre effet de la Marche, c’est que la Fédération des femmes du Québec (FFQ) a été invitée à prendre part au Sommet économique organisé par le PQ sous la direction de Lucien Bouchard avec l’objectif du « déficit zéro ». Françoise David, présidente et porte-parole de la FFQ, a opposé un non résolu et fort à cette proposition, brisant ainsi le consensus établi par le patronat et le mouvement syndical sur l’idée qu’il fallait entrer dans une période de coupures, de restrictions budgétaires et de réorganisation de l’État. Le fait qu’elle ait pu jouer un rôle majeur lors de ce sommet et provoquer des débats importants dans l’espace public montre, outre les qualités personnelles de Françoise, la force du mouvement des femmes ; c’était un résultat tangible du rapport de force des femmes.
NCS – Qu’est-ce qui explique le succès de la Marche de 1995, selon toi ?
A.C. – Outre cette conjoncture politique, le succès de la Marche s’explique par le succès de la mobilisation grâce à l’établissement d’un immense réseau de diffusion et de mobilisation rendu possible par un travail de coalition très large et intense de divers secteurs des mouvements sociaux – mouvement féministe, syndical, étudiant, populaire et communautaire – et de groupes religieux progressistes ; il y eut aussi l’enthousiasme communicatif et passionné de très nombreuses femmes et de leur réseau de proximité. Cet enthousiasme a gagné les médias et nous avons eu une forte couverture médiatique. Aussi, les femmes étaient attendues dans les villages quand elles y arrivaient. En Estrie, par exemple, on prévoyait au départ 50 marcheuses, puis 100, 125… il y en eut 225 ! Ce qui posait un énorme problème de logistique, comme vous pouvez l’imaginer, puisqu’il fallait les loger et les nourrir durant 10 jours.
Après la Marche, il y a eu des débats internes, entre autres certaines militantes reprochaient au mouvement de ne pas suffisamment tenir compte des groupes marginalisés, dont les lesbiennes. Ces dernières, alors qu’elles étaient partie prenante du mouvement, étaient même au bureau national, dénonçaient le tabou dont elles étaient victimes. En effet, les femmes hétérosexuelles du mouvement pensaient que si le mouvement était perçu comme faisant une place aux lesbiennes, il perdrait en crédibilité. Après la Marche, en 1996, celles-ci se sont organisées, notamment au sein de la FFQ, pour ne plus vivre cet effacement. Cela a permis que des groupes prennent position en appui aux démarches et aux désirs des lesbiennes. Dans les années 1999-2000, le mouvement s’est mis à soutenir explicitement les revendications visant l’égalité des droits pour les lesbiennes, notamment avec la Marche mondiale des femmes.
NCS – Qu’est-ce que l’expérience de la Marche t’a apportée ?
A.C. – Pour moi, la marche, ce fut la découverte du pouvoir du travail collectif, on peut militer longtemps, mais c’est rare de ressentir un mouvement ; on fait partie d’un mouvement, mais parfois on arrive à gouter ce que ça veut dire. Ce fut une période de solidarité entre femmes allant au-delà des revendications que nous portions ; c’était l’occasion pour plusieurs d’entre nous, moi y compris, d’avoir du temps seule, libre des tâches quotidiennes, libre des responsabilités familiales où on pouvait avec d’autres femmes réfléchir à notre avenir, à notre devenir, à ce qui va ou va moins bien dans notre vie et d’avoir d’autres personnes avec qui y réfléchir dans un contexte où d’une certaine façon on n’avait plus trop peur. C’est quand même majeur, d’une part, ça m’a donné le gout de poursuivre les luttes sociales de manière intense et ça m’a radicalisée. J’ai vu les limites de la troisième voie, celle empruntée par les gouvernements sociaux-démocrates dans le monde, et le PQ était encore à ce moment-là tantôt social-démocrate, tantôt néolibéral. De l’autre, cela a internationalisé ma perspective et, sur un plan plus personnel, m’a permis de faire un bout de chemin sur l’affirmation de soi.
Après la Marche, je me suis séparée de mon mari et j’ai dû rester en Estrie en raison de la garde des enfants. Je me suis inscrite à un certificat en rédaction française pour perfectionner mes compétences en français étant donné que je voulais être pleinement capable de travailler et de vivre en français au Québec. En même temps, de 1996 à 1998, j’ai milité plusieurs jours par semaine dans le groupe Solidarité populaire Estrie. C’était une coalition régionale de tous les groupes syndicaux, féministes, sociaux, étudiants, populaires (pour la défense de droits) et communautaires (de services), qui luttaient pour la justice sociale et contre le virage néolibéral des gouvernements. Au fédéral, la réforme Axworthy voulait réduire le transfert aux provinces des sommes concernant les programmes sociaux en santé et en éducation, et au provincial, c’était la hantise du « déficit zéro » du PQ. Puis, par besoin d’argent, j’ai abandonné mes études, encore une fois, et cherché du travail. J’ai travaillé au Comité des travailleurs et travailleuses accidenté-e-s de l’Estrie où j’ai principalement aidé des travailleuses au bas de l’échelle, du textile et de la chaussure, subissant des blessures au travail ou ayant des maladies qui découlaient de leurs conditions de travail. Elles et ils peinaient à faire reconnaitre leurs droits devant la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST). Il s’agissait de donner un service de défense aux accidenté-e-s du travail, mais on tentait aussi de les informer de leurs droits et de les mobiliser dans des actions. Ce fut une expérience assez extraordinaire ! On a organisé avec Madeleine Parent, entre autres, un 8 mars au Théâtre Granada où 400 personnes sont venues de partout au Québec assister à un spectacle de solidarité faisant le lien entre les luttes des travailleuses des années 1940-1950 et celles des années 1990. Puis, j’ai eu un emploi dans un groupe d’éducation populaire, la TROVEP[3] où je faisais du matériel pédagogique. En 1998, j’ai décidé de retourner vivre à Montréal ; comme mère monoparentale, j’avais besoin d’être plus entourée de gens plus proches.
NCS – Quelles ont été tes activités une fois de retour à Montréal ?
A.C. – Je constatais que je manquais d’outils pour comprendre le monde et pour accéder à de meilleurs emplois. Je me suis inscrite à l’Université Concordia, car cette université est plus progressiste que McGill, considérant qu’il manquait de discours alternatifs sur le plan économique, sous l’influence de la pensée de Ruth Rose, l’économiste féministe qui a beaucoup soutenu le mouvement des femmes. Mais après une session, je n’ai pas trouvé ce que j’y cherchais : c’était un programme tout à fait orthodoxe et pas critique du tout. Tout en militant, en travaillant et en m’occupant de mes enfants, pour finir mon baccalauréat, je me suis inscrite dans le domaine des affaires publiques et communautaires et d’analyse des politiques. J’ai complété mon baccalauréat en 2004 pour faire ensuite une maitrise en études des médias sur la question de la réconciliation avec les peuples autochtones.
NCS – Pourquoi ce sujet ?
A.C. – J’avais une amie de Québec, Pénélope Guay, qui avait mis sur pied une maison d’hébergement pour les femmes autochtones en milieu urbain, la maison Missinak. C’était aussi une amie de Manon Massé, avec qui j’étais en couple. On passait beaucoup de temps à parler des relations entre Autochtones et non-Autochtones. À cette époque, au Québec, on avait des liens avec des femmes dans le monde entier, mais on avait très peu de connaissances et de contacts avec les femmes autochtones du Canada ! Ça me dérangeait énormément. En 2006, à travers mes engagements militants, j’ai eu l’occasion de passer six jours sur la grève de la baie d’Hudson avec des femmes inuites venant de tous les villages du Nunavik, pendant lesquels elles ont parlé de leur vie, des effets du colonialisme, de leurs souhaits pour l’avenir. Tout cela m’a donné le gout de fouiller davantage les rapports entre le Québec, le Canada et les premiers peuples, car, comme féministe, je suis intéressée par toutes les questions de domination. Aussi, en 2005-2006, pour mon mémoire, j’ai travaillé sur le discours de la guérison dans les auditions de la Commission royale d’enquête sur les peuples autochtones dont le rapport a été publié en 1996. Je m’inspirais des travaux faits en Afrique du Sud postapartheid pour comprendre comment on peut passer d’une société d’exploitation et d’oppression totale à une société plus juste. On avait beaucoup d’espoir à ce moment-là sur la possibilité de réconciliation des différentes composantes du peuple sud-africain. Puis, en 2006, j’ai continué à travailler sur cette question des relations entre les Autochtones et les non-Autochtones au Canada dans le cadre d’études doctorales en communications à Concordia, dans un programme conjoint avec l’UQÀM et l’Université de Montréal. Ma recherche portait sur la tuerie des chiens de traineau dans les territoires inuits dans les années 1950 et début 1960, organisée par la police canadienne et la Sureté du Québec, massacre s’inscrivant dans le processus de colonisation et génocidaire du Canada. Mais en 2009, j’ai suspendu mes études pour me présenter à la présidence de la FFQ.
De 1999 à 2002, j’ai travaillé à la FFQ ; j’avais été embauchée pour faire le lien avec les féministes du Canada hors Québec pour qu’il y ait une coordination de la Marche mondiale des femmes. On pensait que, parce que j’étais anglophone, j’allais comprendre ce que voulaient les féministes canadiennes, mais ayant toujours milité en milieu québécois, je n’ai guère compris les dynamiques. Aujourd’hui, je les comprends mieux, mais à l’époque mes connaissances du mouvement féministe canadien étaient limitées. Il était question que le Canada se dote d’une coordination pancanadienne de la Marche mondiale et ce n’était pas simple parce qu’au Québec on avait lancé la Marche sur le plan international sans créer à l’avance un lien particulier avec les féministes canadiennes. Par ailleurs, les deux réseaux avaient des traditions politiques et des pratiques différentes, voire en tension. Il a fallu beaucoup de temps et de négociations pour trouver un terrain d’entente. Rapidement, le travail avec le Canada est devenu une petite partie de mes responsabilités. À la fin, j’étais coordonnatrice de la Marche au Québec avec une grosse équipe et responsable des liens avec le Canada.
NCS – Comment s’est organisée la Marche mondiale ?
A.C. – La FFQ, son équipe et sa présidente ont assuré la Coordination du Québec de la Marche mondiale des femmes (CQMMF) et ses divers comités composés de groupes membres et non membres. La CQMMF a tenu un processus de consultation très décentralisée pour identifier et adopter les revendications à retenir. De plus, la coalition a fait tout un travail d’éducation populaire en vue de la mobilisation. On a aussi introduit de nouveaux thèmes par rapport à la marche Du pain et des roses, comme la violence faite aux femmes et ce qu’on appelait alors les discriminations, qu’elles soient raciales ou sexuelles. C’était donc l’élargissement de nos connaissances des différentes problématiques vécues par les femmes. Je dirais aussi que ce fut l’occasion d’une certaine radicalisation du mouvement dans la mesure où, sur le plan de l’analyse, on commençait à faire des liens entre le capitalisme mondial, la globalisation de l’économie et des questions comme la violence faite aux femmes. La coalition a été à l’origine de centaines d’activités dans des villes et villages du Québec ; durant 10 jours, il y a eu 40 000 femmes dans les rues, 300 000 cartes postales signées, une mobilisation importante pour le rassemblement au Canada, des centaines d’articles dans les journaux. Vraiment, c’était considérable !
NCS – Est-ce que la marche a été l’occasion de mobiliser de nouveaux groupes ?
A.C. – Oui, la coalition s’élargit, en particulier avec Femmes autochtones du Québec (FAQ)[4] et voit à ne pas les soumettre à la volonté de la majorité dans la coalition, mais à discuter et à travailler de nation à nation. On tente de faire en sorte que dans toutes les régions du Québec des ponts se fassent entre femmes des communautés autochtones et femmes québécoises, et ça met en place une tradition qui va se renforcer et aboutir en 2004 à un Protocole de solidarité mutuelle qui régit aujourd’hui les relations officielles entre la FFQ et FAQ. Cette démarche est reprise à chaque renouvèlement de présidence au sein de la FFQ ou de FAQ dans une cérémonie où on réitère notre désir de travailler de nation à nation et de déconstruire ensemble le colonialisme[5]. C’est une façon de garder vivante l’entente.
NCS – Le mouvement syndical était-il partie prenante de cette mobilisation ?
AC – Les comités de condition féminine étaient pour la plupart très engagés dans la Marche mondiale. Ils ont généralement une assez grande autonomie dans les centrales et les syndicats ; ils arrivent à négocier un assez grand espace de liberté d’action politique. Pour les travailleuses, plus le mouvement féministe autonome est fort, plus elles peuvent s’affirmer au sein de leurs instances pour faire avancer leurs revendications.
NCS – Quel bilan fais-tu de la marche mondiale de 2000 ?
A.C. – On avait une vingtaine de revendications qu’on estimait réalisables à court et à moyen terme, mais le gouvernement Bouchard nous a reçues avec une brique et un fanal. La veille du rassemblement national, la délégation qui était allée à Québec avait reçu les réponses du gouvernement qui étaient toutes négatives, sauf une ou deux à propos de la lutte sur la violence faite aux femmes. Donc, c’était un rejet du revers de la main, alors qu’il y avait eu un ample appui des femmes et de la population dans un très large mouvement démocratique. On se demandait comment on allait réagir : grève des femmes, désobéissance civile, possibilité de lancer un parti politique féministe… On se disait que devant un tel refus, il fallait saisir l’occasion de faire entendre notre voix, très fortement. On a convenu que Françoise David, porte-parole de la Marche, allait évoquer ces trois possibilités dans le discours de clôture du rassemblement national. Après son discours, la FFQ a reçu un déluge de courriels et d’appels pour appuyer l’idée de lancer un parti politique.
Françoise David a quitté la FFQ en 2001 à la fin de son mandat et moi, j’ai poursuivi mon travail à la FFQ, notamment à la préparation des activités féministes du Sommet des Amériques qui s’est tenu à Québec à l’été 2001. Commença une période un peu conflictuelle entre l’équipe de la FFQ et la nouvelle présidente Vivian Barbot qui a été défaite deux ans plus tard aux élections de 2003. C’est en 2002 que je quitte la FFQ pour reprendre mes études à temps plein. Je gagnais ma vie en faisant de petits contrats, par exemple comme organisatrice communautaire pour Au bas de l’échelle, des assistanats de recherche et des charges de cours à l’université.
NCS – Donc, tu as fait une maitrise, puis des études doctorales ; as-tu continué à militer ?
A.C. – Oui, à partir de 2003 et durant toutes ces années, j’ai milité aux côtés de Françoise David, de Manon Massé, de François Saillant et de bien d’autres à D’abord solidaires, à Option citoyenne et à la création de Québec solidaire. Pour moi, on peut être féministe partout, on n’a pas nécessairement besoin d’être dans un groupe de femmes pour le faire et donc c’était une façon de faire en sorte qu’une perspective politique féministe occupe le centre de l’action politique de gauche. Je voulais que le féminisme soit au centre de l’action politique et non une préoccupation secondaire. Je voulais également qu’une gauche franche prenne sa place dans le spectre politique au Québec. En dehors de l’axe fédéraliste-souverainiste, le PQ et le Parti libéral se ressemblaient trop. À l’assemblée de fondation de Québec solidaire (QS) en 2006, j’ai été élue présidente du parti et j’y suis restée jusqu’en mai 2009. Je suis partie pour pouvoir me consacrer à la rédaction de ma thèse. Mais deux mois plus tard, j’ai constaté que j’avais davantage besoin d’être sur le terrain que de rédiger une thèse de doctorat, alors j’ai mis un terme à mes études et je me suis présentée à la présidence de la FFQ.
NCS – Est-ce que le projet d’une lutte féministe au centre d’une formation politique de gauche s’est réalisé selon toi de 2003 à 2006 ?
A.C. – Dans tout le processus qui aboutit à la création de QS, les femmes étaient nombreuses et puissantes à cause de tout leur travail préalable, dans les Marches principalement, et elles avaient un rapport de force dans le processus de la mise sur pied de ces organisations. Les femmes se disaient que puisqu’il n’y avait pas de réponse féministe au Parlement, on allait organiser notre propre réponse féministe dans une organisation politique. Leurs assises théoriques au sein de QS étaient solides, mais les féministes étaient toujours en tension avec la culture de la gauche politique.
NCS – Comment perçois-tu le militantisme féministe de gauche au sein des groupes politiques mixtes ? As-tu vécu du sexisme de la part de camarades militants ?
A.C. – Depuis 2009, je n’ai pas mis les pieds dans une réunion de QS, je ne sais donc pas ce qui se passe maintenant. Quand j’y étais active, je pourrais dire que les femmes et les féministes étaient suffisamment nombreuses pour colorer le débat et les façons de faire au sein de QS. Les femmes avaient un poids réel à tous les niveaux de la structure. Ce n’est pas pour rien que le parti présente toujours 50 % de candidates lors des élections. Elles comptent. Ceci étant dit, parfois les analyses sont lacunaires, par exemple lors de la publication d’un manifeste pour dépasser le capitalisme publié dans la foulée de la crise financière de 2008, on était incapables d’articuler une réflexion économique féministe. Le défi est toujours de ne pas plaquer des analyses féministes ou antiracistes au schéma de la gauche, mais de revoir le schéma de départ.
NCS – Comment était posée la question des rapports avec les nations autochtones dans Québec solidaire ?
A.C. – Bien entendu, sur une base de nation à nation. Progressivement, QS a fait un travail de solidarité avec des femmes autochtones engagées au sein du parti pour développer les positions à proposer aux membres. Il y avait un groupe de personnes influentes qui voulaient donner une priorité à un changement de rapport, un rapport qui serait basé sur l’égalité.
NCS – Le mouvement féministe au Québec peut-il assurer une lutte de gauche tout en mettant l’accent sur l’inclusion de toutes les femmes (autochtones, immigrantes, trans, handicapées, etc.) ?
A.C. – Il y a une transition à opérer pour créer une force politique unitaire autour de la justice sociale pour toutes les femmes. Je m’inspire du black feminism, tradition soucieuse de faire la critique de toutes les structures oppressantes, quelle qu’en soit leur source, qui rendent difficile la vie des femmes. On part du principe qu’il faut d’abord s’organiser autour de celles qui sont au bas de l’échelle politique, sociale ou économique. Si on règle les choses pour elles, la vie va s’améliorer pour toutes.
NCS – En 2009, à 38 ans, tu es élue présidente de la Fédération des femmes du Québec contre deux autres candidates. Pourquoi les membres t’ont-elles choisie ?
A.C. – C’est toujours difficile de le savoir. Les reculs et les blocages étaient très nombreux. J’avais l’impression qu’il fallait prendre davantage de risques afin de repousser les limites imposées au débat public sur le féminisme, l’état de l’égalité et de la justice sociale pour les femmes. Je soutenais qu’il fallait politiser davantage nos luttes, donc moins se limiter à des revendications à court terme, mais travailler davantage à critiquer les idéologies économiques et sociales à la base des inégalités.
NCS – Est-ce que ton implication importante dans Québec solidaire n’a pas posé problème au sein de la FFQ ?
A.C. – Oui, bien sûr. Il y a eu des débats que j’ai moi-même lancés, pour qu’il n’y ait pas de tabous, qu’on puisse débattre de cette question. On a eu des discussions partout au Québec et il y a eu un débat de deux heures entre les trois candidates et avec les membres où cette question a été abordée. Certaines femmes craignaient que la FFQ prenne une allure partisane, d’autres pensaient que je saurais respecter les règles du jeu d’un regroupement large, d’une fédération, et qu’on pouvait surmonter cette difficulté sur le plan de l’image publique, enfin d’autres ne s’intéressaient pas à cette question. Quant à moi, après des années de militantisme dans un parti, j’avais besoin de retrouver un espace où je n’avais pas toujours à me préoccuper d’une dynamique partisane. Un mouvement social a moins de ressources, mais aussi moins de contraintes qu’un parti politique. Sur le plan éthique, je me sentais tout à fait libre d’agir en respect des mandats accordés par les membres.
NCS – Quelles ont été tes plus grandes réalisations durant ton mandat à la FFQ ?
A.C. – D’abord, d’avoir permis à la FFQ de cheminer et de rester vivante à travers le débat public sur la Charte des valeurs. L’opposition de la FFQ à la Charte nous a fait entrer en opposition avec le parti au pouvoir, le PQ. Sur la question des signes religieux dans la fonction publique et les services publics, nous disions : ni interdiction ni obligation. Aucun gouvernement et aucun groupe religieux n’avaient le droit d’imposer quoi que ce soit aux femmes. On savait que l’interdiction du port du foulard, par exemple, empêcherait des femmes d’avoir accès au travail et on sait que l’accès à des revenus autonomes est le principal chemin de l’autonomie ; on considérait donc la Charte contreproductive et discriminatoire.
Cette position a été largement débattue à la FFQ et, en mai 2009, on a tenu une assemblée générale (AG) spéciale sur cette question pour arrêter notre position. Notre AG s’est tenue après que le Conseil du statut de la femme ait rendu publique la sienne, plus proche de celle du PQ. Puis, progressivement, on a élaboré une critique plus substantielle de la position gouvernementale qui s’en prenait particulièrement aux femmes musulmanes. On a fait la critique de la montée de l’islamophobie et de l’instrumentalisation du féminisme. Les défis de défendre notre position dans l’espace public étaient immenses. Plusieurs féministes dans l’espace public ont accusé la FFQ de trahir la cause des femmes. Or, les femmes au sein de la FFQ considéraient que cette position relevait du paternalisme : on voulait « sauver » les femmes musulmanes, malgré elles ! Une fronde a été montée pour remettre en question la position de la FFQ par des femmes devenues membres de la FFQ dans ce but. Or, les membres ont réitéré leur appui à la position adoptée en 2009 et développée par le conseil d’administration par la suite.
NCS – Quelles ont été les autres activités de la FFQ durant ton mandat ?
A.C. – Nous avons combattu des projets de loi conservateurs qui cherchaient à revenir sur le droit à l’avortement. Nous avons contribué de façon substantielle à la mobilisation du mouvement des femmes au Québec en appui aux femmes autochtones qui revendiquaient la tenue d’une commission d’enquête sur le meurtre et la disparition des femmes autochtones, notamment avec le réseau de la Marche mondiale des femmes au Québec. Nous avons contribué à lancer le débat sur les agressions sexuelles en créant #agressionnondénoncée dans la foulée de l’affaire Ghomeshi. Aussi, la FFQ avec d’autres a mis sur pied la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics (Coalition Main rouge) qui a mené et qui mène toujours une importante lutte contre les politiques d’austérité.
Enfin, il faut rappeler que dans la vague des coupures, en 2011, la FFQ a perdu la moitié de ses subventions et a dû réduire son personnel et ses activités. Dans ce contexte, il a fallu choisir nos batailles. La rédaction de mémoires devenait moins prioritaire, puisque la plupart du temps, ils ne recevaient pas trop d’écho de l’État, on n’investissait plus trop de temps là-dessus. Notre travail était réparti entre la mobilisation des femmes sur des questions précises, des débats internes pour renouveler le féminisme et la représentation de la FFQ dans les médias. À cette époque, nous avons été attaquées de toutes parts et très sévèrement dans les médias par différentes personnes bien en vue qui clamaient que la FFQ manquait à son devoir de représenter les femmes. La FFQ a alors vécu l’une des plus grandes crises de son histoire.
NCS – Mais de 2011 à 2013, ce fut les États généraux de l’action et de l’analyse féministes réunissant à la fin 1000 femmes à Montréal ; quel bilan en dresses-tu ?
A.C. – À mon élection, j’avais proposé qu’on crée un espace pour toutes les féministes, membres ou non de la FFQ, pour débattre de l’histoire des luttes des dix dernières années et pour se projeter dans un projet de société féministe à porter pour les dix années à venir. Les membres ont accepté de relever ce défi et ont créé un espace participatif et décentralisé pour le réaliser. L’idée était de créer un espace où les féministes, qu’elles soient représentantes d’un groupe ou non, puissent contribuer à façonner ce qui animera le mouvement pour des années à venir. C’est une façon de briser les chasses gardées et de donner la parole à des femmes qui n’ont pas encore trouvé leur place dans les organisations traditionnelles du mouvement. Entre deux colloques, après une tournée québécoise, des chantiers de travail, les femmes du Québec étaient appelées à la fin à se prononcer sur des propositions découlant de ces trois années de travail. Le Forum a jeté les bases d’un féminisme renouvelé fondé sur une lecture de multiples systèmes d’oppression actifs dans la vie des femmes.
Plus concrètement, on se dissocie du mouvement nationaliste identitaire, on affirme l’importance de la décolonisation et de la solidarité avec les peuples autochtones, on fait une lecture féministe écologiste, on fait état de la nécessité de remettre en question la logique économique capitaliste basée sur l’exploitation de la terre et des femmes, on réfléchit sur des manières nouvelles de faire la lutte politique.
NCS – En 2013, la FFQ a ressenti le besoin de faire un congrès d’orientation. Pourquoi, qu’est-ce qui en est ressorti ?
A.C. – Lorsque les membres ont accepté de tenir des états généraux, elles ont par ailleurs décidé qu’au terme du processus, la FFQ tiendrait un congrès d’orientation (dix ans après le dernier). Depuis 2003, la FFQ avait travaillé en priorité sur la lutte contre la pauvreté, la violence, les discriminations et la mondialisation capitaliste et patriarcale. Avec les défis de l’époque, on a voulu travailler de façon plus globale sur l’ensemble des dynamiques sociales qui affectent les femmes, par exemple, la mondialisation affecte la lutte à la pauvreté. On ne voulait plus par ailleurs évoquer seulement la lutte contre quelque chose, mais articuler nos actions selon un registre plus large – de la critique à la revendication jusqu’au développement de pratiques alternatives.
Par ailleurs, on voulait s’assurer qu’une analyse de l’impact de tous les systèmes d’oppression sur les femmes soit présente dans l’articulation des luttes. Le genre devient un angle parmi plusieurs pour penser le féminisme : le patriarcat, le capitalisme, le racisme, le colonialisme, le cissexisme[6], l’hétérosexisme[7] y sont nécessaires pour que toutes puissent vivre librement. Les membres ont décidé de s’orienter autour de nouveaux thèmes ayant toujours à la base le féminisme : intersectionnalité et solidarité ; bien-vivre, écologie et économie ; démocratie, citoyenneté et prise de parole ; corps, image, genre et violence.
NCS – En 2013, Michèle Sirois et d’autres féministes ont créé le mouvement Pour le droit des femmes (PDF), en rupture avec la position de la FFQ, sur la question de la laïcité[8]. Comment ça s’est passé et comment analyses-tu cette scission ?
A.C. – À part quelques membres qui ont en effet suivi Michèle Sirois, la plupart des fondatrices de Pour le droit des femmes sont devenues membres de la FFQ pour une assemblée générale, le temps de remettre en question la position de la FFQ sur la laïcité. La différence de point de vue dépassait toutefois cette question. Aux dires de l’une d’entre elles lors de ladite AG, elles voulaient que la FFQ ne s’occupe que des femmes blanches hétérosexuelles de la classe moyenne – ce qu’elles estimaient être la femme moyenne. Or, depuis déjà plus de dix ans, les membres avaient fait le pari de travailler pour la réalisation de la justice sociale et l’égalité pour toutes les femmes. C’est une tension de base. Pour elles, ce n’est que la lutte au patriarcat qui compte. Les inégalités économiques ou encore le racisme – ce sont les luttes des autres. Mais la vie des femmes n’est pas compartimentée : une femme autochtone vit autant le sexisme que les effets de la colonisation ; une femme en situation de handicap vit à la croisée d’une société sexiste qui marginalise et appauvrit les personnes handicapées.
NCS – En 2015, tu quittes la direction de la FFQ quelques mois avant la fin de ton mandat, pourquoi ?
A.C. – Non, je n’ai pas quitté mon poste, j’ai pris un congé de maladie du mois de mai jusqu’à la fin de mon mandat en octobre 2015. J’avais accumulé des problèmes de santé tout au long de mes années à la FFQ – certainement dus au surmenage à cause de la surcharge de travail et du stress qui y est rattaché. J’ai particulièrement souffert de la violence des débats entourant la Charte des valeurs. J’ai commencé à subir les effets d’un stress posttraumatique (SSPT), cette maladie qui est plus connue chez les anciens soldats. Or, les femmes qui ont vécu de la violence sont très nombreuses à en souffrir. Entre 2010 et 2013, j’avais l’impression d’être traquée, tellement les attaques étaient virulentes, fréquentes et répandues. En mai 2015, après la tenue du Congrès d’orientation, mon corps et mon esprit ne tenaient plus. Il a fallu que j’accepte que je sois malade, que je prenne un congé de maladie.
NCS – Et tu pars à Berlin, pourquoi ?
A.C. – Il fallait que je quitte Montréal. L’un des effets du SSPT, c’est le besoin d’éviter les situations qui enclenchent les souvenirs traumatisants. Je n’étais plus capable de gérer le fait que des femmes m’accostaient dans la rue pour faire leur critique de la position de la FFQ sur la laïcité. Le mépris des musulmans et de l’islam me semblait être un puits sans fond. Pour me guérir des symptômes du stress posttraumatique, il fallait que je quitte les débats du Québec. Je suis partie à Berlin, là où j’avais prévu aller à la fin de mon mandat pour apprendre l’allemand, pour vivre dans cette ville à la réputation libre et colorée, pour apprendre comment un pays a pu passer du racisme antisémite ordinaire, au fascisme jusqu’à la Shoah… Bien que je sois maintenant en santé, j’y suis demeurée. Mes apprentissages sont toujours en cours et j’ai fait la rencontre d’un Allemand.
NCS – Et comment envisages-tu ton implication militante ?
A.C. – Je suis récipiendaire d’une bourse de la Fondation Carold qui est destinée à une personne qui œuvre depuis plusieurs années dans les mouvements sociaux et qui souhaite prendre une année sabbatique pour revenir sur sa pratique. Grâce à cette bourse, je prépare un livre pour publication aux Éditions du remue-ménage à l’automne 2017 qui portera sur les lignes de fracture dans la société québécoise que j’ai observées durant ma participation active aux débats publics. Il s’agit d’un livre de réflexion féministe sur les enjeux de société. Par ailleurs, je prépare des outils d’éducation populaire sur ces thèmes pour des groupes de base, tant féministes et communautaires qu’étudiants et syndicaux.
De plus, j’ai une chronique à Ricochet, qui me permet de réfléchir sur l’actualité. Enfin, en Allemagne, je suis membre du jury d’un Festival de théâtre qui a pour thèmes le racisme, la diversité, le vivre ensemble, la migration… Nous sommes dix à voir une centaine de pièces de théâtre pour n’en choisir que dix qui seront présentées en novembre 2017. Il s’agit d’une ouverture vers les arts engagés.
NCS – Merci pour cette entrevue et je te laisse le mot de la fin.
A.C. – Ce qui est sûr, c’est que je continue à m’intéresser aux femmes et au féminisme, mais dans un contexte plus global. L’affreux mélange entre le capitalisme globalisé et la montée de la droite populiste, voire fascisante, est inquiétant. Je profite de ma présence en Allemagne pour essayer de comprendre les parallèles (et leurs limites) entre la stigmatisation des personnes juives de l’époque et la stigmatisation des musulmanes et musulmans aujourd’hui. Dans les deux cas, beaucoup de gens pensaient ou pensent que la stigmatisation est justifiée pour protéger des intérêts nationaux. Une fois la stigmatisation justifiée, on peut aller loin dans la discrimination directe et indirecte. Les enjeux portent sur la démocratie, les droits, la justice sociale, l’égalité, la liberté… Est-ce que ces questions mèneront à un retour aux études doctorales ou à la poursuite du travail dans le milieu associatif ou autre chose ? On verra.
[1] Voir : <www.gazettedesfemmes.ca/5455/un-quebec-feminin-pluriel-lannee-de-tous-les-defis>.
[2] La marche est partie de Montréal, Longueuil et Rivière-du-Loup le 26 mai 1995 pour arriver à Québec le 4 juin.
[3] Table régionale des organismes volontaires d’éducation populaire de Montréal.
[4] <www.faq-qnw.org/a-propos>.
[5] <www.ffq.qc.ca/a-propos/qu%E2%80%99est-ce-que-la-ffq/protocole-de-solidarite>.
[6] Le cissexisme : le système qui considère les personnes cisgenres (personne dont le genre et le sexe qui lui a été attribué à la naissance coïncident, donc personne qui n’est pas trans) comme supérieures aux personnes trans, ces dernières étant vues comme anormales : <www.madmoizelle.com/genre-non-binaire-243141>.
[7] L’hétéronormativité est le système de pensée qui désigne l’hétérosexualité comme la norme implicite ou explicite autour de laquelle les politiques, les institutions, les représentations sont construites. Les personnes non hétérosexuelles sont présentées comme anormales ou à tolérer dans leur différence.
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