AccueilNuméros des NCSNo. 25 - Hiver 2021Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants

Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants

Notes de lecture par Charles Carrier-Plante du livre de Bernard Lahire, Paris, Seuil, 2019.Publié dans Nouveaux Cahiers du Socialisme numéro 25 hiver 2021.

Par Charles Carrier-Plante

Retracer la genèse des inégalités sociales sur le terrain de la petite enfance. Tel est l’ambitieux projet auquel se sont attelés 17 chercheuses et chercheurs regroupés sous la direction de Bernard Lahire, figure influente de la sociologie française[1]. Étude-fleuve de quelques 1200 pages, Enfances de classe livre un portrait fouillée des mondes sociaux de l’enfance, des strates les plus favorisées aux milieux les plus précaires de la société française. Fort d’une avalanche d’observations et d’entretiens, l’ouvrage s’ancre dans les trajectoires familiales de 35 enfants de cinq ans inscrits en grande section de maternelle. Si le lien entre le revenu des parents et leur niveau de scolarité et la réussite scolaire des enfants n’est plus à démontrer, le collectif d’autrices et d’auteurs a le mérite d’ajouter une bonne couche de chair aux constats maintes fois confirmés par les organismes de statistique publique. Dans une rigueur empirique remarquable, Lahire et son équipe démontrent autant qu’ils donnent à sentir le poids de l’appartenance de classe sur les premières phases du développement de l’enfant.

Armature théorique de l’ouvrage, la première partie en détaille les deux axes centraux : la socialisation primaire et le poids de l’appartenance de classe sur cette dernière. Dans la lignée des travaux devenus classiques de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron[2], Enfances de classe pose la famille comme lieu par excellence de la reproduction des inégalités. Fixant « les limites du possible et du désirable » (p. 34), la famille exerce une influence non concurrencée lors des premières phases de la vie avant de filtrer l’ensemble des composantes de l’environnement social de l’enfant. S’ils vivent dans la même société, les enfants n’habitent pas les mêmes mondes (p. 11). Alors que certains « multiplient les occasions de liens avec des personnes, des objets et des situations légitimes », d’autres paraissent au contraire s’éloigner « chaque jour un peu plus des logiques dominantes et socialement rentables » (p. 30).

La deuxième partie de l’ouvrage livre les portraits détaillés de dix-huit des trente-cinq familles sondées par l’équipe de recherche. Comme autant de fenêtres ouvertes sur les mondes sociaux de l’enfance, chaque portrait mobilise une série d’entretiens réalisés avec les parents de l’enfant, son enseignante de maternelle et un adulte significatif extérieur au noyau familial immédiat (souvent un grand-parent ou une ou un ami de la famille). S’ajoutent des observations effectuées en classe de même que les résultats de tests de langage. Regroupés suivant qu’ils appartiennent aux classes populaires, moyennes ou supérieures, ces portraits permettent d’apprécier les contrastes qui existent au sein de ces ensembles sociaux. On prend ainsi le soin de distinguer les familles les plus précaires des classes populaires stabilisées, les familles détentrices d’un plus grand volume de capital économique ou culturel au sein des classes moyennes et supérieures.

Dans une série de chapitres thématiques, la troisième partie de l’ouvrage décortique les nombreuses inégalités qui prévalent entre enfants des différents échelons de l’espace social. Constitutives des clivages de classes, le logement, le statut professionnel, le rapport à l’argent, à l’école et aux normes sociales, le développement de l’esprit critique, les capacités langagières, les compétences en lecture, les loisirs, les sports, l’habillement, la santé et l’alimentation sont autant de facettes abordées.

Sans en être l’objet, les distinctions de genre transparaissent tout au long d’une étude qui illustre et réitère (rien de nouveau sous le soleil) que cette dimension de la socialisation transcende l’appartenance de classe. On ne peut malheureusement pas en dire autant de l’appartenance ethnoculturelle, non problématisée alors même que l’ensemble des familles les plus précaires sont issues de l’immigration et appartiennent à un groupe minoritaire. Il s’agit d’une réelle faiblesse de l’ouvrage.

Ce livre marathon plaira aux lectrices et aux lecteurs armés de patience qui apprécient la valeur de la recherche empirique. Loin d’être aride, l’étude constitue un acte de science engagée qui donne à voir et à ressentir les conditions de vie d’enfants aux antipodes de l’espace social : les enfances des chalets de ski et des dessins animés qui s’écoutent en anglais; celles qui prennent l’avion et à qui on explique que la richesse se mérite; les enfances qu’on incite à prendre « de l’avance » ou qui jouent à compter l’argent de poche qui s’accumule à la banque; les enfances sans esprit de compétition ni logos de marques sur les vêtements, dont l’éducation est marquée par le dialogue et la négociation; les enfances à qui on répète qu’elles sont « trop petites »; celles où les loisirs sont tournés vers la maison parce que ça coûte moins cher, qui ont de la difficulté à faire des phrases complètes mais savent repérer les articles en rabais au supermarché; celles qui ne sont jamais allées chez le dentiste, où les repas complets se prennent à l’école; les enfances dont les vêtements ne sont jamais neufs, qui dorment dans une voiture, dans un refuge ou sous un pont.

Dévoiler les inégalités, c’est aussi créer la possibilité de leur atténuation. Il y a cependant loin de la coupe aux lèvres dans une France marquée par les réorganisations néolibérales et les rondes de coupes budgétaires. Appelant à une inversion des tendances, Bernard Lahire plaide pour un réinvestissement dans l’éducation à la petite enfance et de meilleures mesures de redistribution de la richesse. Le voici critique de la politique d’Emmanuel Macron, dans une entrevue accordée au magazine Marianne en marge de la sortie de l’ouvrage :

On ne transforme pas la réalité en niant l’état de la réalité. Ce n’est pas en ignorant les lois de la gravité qu’on a appris à voler […] Le ministre [de l’Éducation] Jean-Michel Blanquer insiste sur les efforts fournis par le gouvernement, mais toute la politique d’Emmanuel Macron consiste à déshabiller les pauvres pour donner aux riches. Lutter contre l’échec scolaire, c’est lutter contre le chômage de longue durée, augmenter le revenu minimum, améliorer la politique du logement, proposer davantage de soutien scolaire, des crèches pédagogiques…

C’est ce type d’initiatives qui sont nécessaires pour compenser les déséquilibres sociaux[3].

En dévoilant le poids des déterminismes de classe sur les premières années de la vie, Enfances de classe brise le mythe de l’innocence. Les inégalités n’ont pas d’âge. Elles n’épargnent aucune période de la vie.


  1. Bernard Lahire est professeur de sociologie à l’École normale supérieure de Lyon et directeur de la chaire Dispositions, pouvoir, cultures, socialisations du Centre Max Weber, affiliée au CNRS. L’auteur est connu pour ses travaux théoriques (L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998) et ses études se rapportant aux classes populaires en sociologie de l’éducation (La raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lille, PUL, 1993; L’invention de l’illettrisme. Rhétorique publique, éthique et stigmates, Paris, La Découverte, 1999).
  2. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers, Paris, Éditions de Minuit, 1964; Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La reproduction, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
  3. Marion Rousset, « L’enfance est-elle encore en 2019 le creuset des inégalités ? », Entrevue de Bernard Lahire, Marianne, 12 septembre 2019, <https://www.marianne.net/debattons/entretiens/l-enfance-est-elle-encore-en-2019-le-creuset-des-inegalites>.

 

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