Gilles Dostaler peut être considéré comme l’un des historiens de la pensée économique les plus importants non seulement au Québec, au Canada mais également dans le monde universitaire international. En plus d’être devenu l’un des plus éminents spécialistes de l’œuvre de John Maynard Keynes, il a produit, tout au long de sa carrière, un nombre impressionnant de travaux sur les principaux théoriciens de l’économie.
Gilles Dostaler ne pouvait dissocier ses recherches de son implication sociale et politique. Dès ses années de collège, il a été un intellectuel engagé et actif dans les débats de la société.
Des décennies d’engagement social et politique
Dans les années soixante, Gilles Dostaler fut d’abord membre du comité de rédaction de Parti pris, une revue mensuelle animée par de jeunes intellectuels qui eut un impact considérable à cette époque. Il fut l’un des premiers à lier la montée du mouvement nationaliste à la formation de la nouvelle classe moyenne canadienne conséquence du développement des institutions du fordisme et de l’État providence.
Il s’est joint à la revue Socialisme québécois dans les années 1960, revue créée en 1964. Après avoir milité au RIN, il fut l’un des fondateurs du CIS (Comité pour l’indépendance et le socialisme) groupe voué à la promotion de l’indépendance du Québec et de l’idée du socialisme démocratique. Il fut aussi l’un des organisateurs de McGill français cette manifestation devenue célèbre qui s’inscrivait dans un mouvement plus large réclamant la création de nouvelles institutions universitaires francophones à la suite duquel fut créée l’UQAM et le réseau de l’Université du Québec. Jeune économiste, il s’impliqua très activement dans les associations coopératives d’économie familiale (ACEF), premières organisations de défense des consommateurs au Québec.
Après des études doctorales à Paris, il devint professeur au département de sociologie de l’UQAM (1975) avant de passer au département des sciences économiques (1979). Durant la deuxième moitié des années 1970, il fut vice-président et président du SPUQ et président du comité de la grève des professeurs de 1976. Il fut aussi membre du bureau fédéral de la FNEEQ (1976-1978), membre du Comité de coordination des Cents en 1980, comité qui donna naissance à l’éphémère Mouvement socialiste dirigé par Marcel Pepin.
À la fin des années 1970, Gilles Dostaler fut l’un des fondateurs de l’Association d’économie politique (AEP) et en fut le premier président. L’AEP avait comme objectif de diffuser un discours économique « alternatif » et critique de la pensée économique « néo-libérale » qui devenait alors de plus en plus dominante. Plus récemment, Gilles Dostaler fut très actif dans la mise en place du Collectif économie autrement, poursuivant ainsi sa volonté d’assurer la diffusion de discours économiques « alternatifs » et critiques dans les débats qui animent la société.
Une production scientifique reconnue internationalement
La production scientifique de Gilles Dostaler est imposante : pas moins de dix livres traduits en plusieurs langues, une trentaine d’articles dans les meilleures revues de son domaine, une autre trentaine de chapitres de livres, la direction d’une dizaine d’ouvrages collectifs et des collaborations régulières à plusieurs revues. Depuis 2002, il signait dans la revue française Alternatives économiques une série passionnante sur les grands auteurs de l’économie.
Ces dernières années, les travaux de Gilles Dostaler ont porté sur la pensée de John Maynard Keynes. Économiste, philosophe, philanthrope, Keynes a inspiré les politiques interventionnistes des années 1930 pour sortir de la grande dépression. Outre La Pensée économique depuis Keynes (avec Michel Beaud), en 1993 aux Éditions du Seuil, Gilles Dostaler a consacré plusieurs ouvrages à la pensée de Keynes, notamment Keynes et ses combats, Albin Michel en 2005, traduit en plusieurs langues dont l’anglais, l’espagnol, l’arabe, le japonais ; Capitalisme et pulsion de mort (avec Bernard Maris), également publié chez Albin Michel en 2009, et Keynes par-delà l’économie, chez Thierry Magnier en 2009. Ces livres, qui ont connu un rayonnement impressionnant, sont d’une vibrante actualité.
Renouvellement de la problématique en histoire de la pensée économique
Pour Gilles Dostaler, on ne peut comprendre la formation de la pensée d’un auteur qu’en étudiant chaque aspect de sa vie. Dans le cas de Keynes, il n’a rien laissé de côté. Il a eu un accès privilégié à ses archives au King’s College de Cambridge, a lu chacune de ses lettres, épluché ses agendas, ses écrits de jeunesse, étudié ses contradictions, ses amours, sa sexualité.
Gilles Dostaler a véritablement révolutionné la méthodologie de l’histoire de la pensée économique. La nouvelle approche qu’il a mise au point progressivement dans de très nombreuses études consiste à articuler en une synthèse globale deux modèles d’analyse différents, dont voici une brève présentation.
Le premier de ces modèles consiste en une reconstitution contextuelle des théories économiques : chaque économiste ayant contribué de manière un tant soit peu originale à l’évolution de la pensée économique ne peut être rendu pleinement intelligible selon ce que postule Gilles Dostaler, que si le contexte social, politique et culturel dans lequel il a œuvré est minutieusement reconstruit. La pensée d’un seul économiste ne peut être comprise que si l’on scrute son environnement intellectuel (en s’intéressant, par exemple, à ses fréquentations intellectuelles, à ses goûts culturels, à ses liaisons politiques) que si l’on retrace méticuleusement son parcours (les questions qu’il s’est posées, les lectures qu’il a faites, les personnes marquantes qu’il a rencontrées), que si l’on cherche à le comprendre globalement, c’est-à-dire non seulement comme un penseur mais avant tout comme un être humain.
En second lieu, Gilles Dostaler entend tirer rigoureusement parti des outils mis au point dans l’analyse épistémologique contemporaine. Pour Gilles Dostaler, chacune des grandes étapes marquant l’évolution de la pensée économique ne peut être expliquée que si l’on reconnaît qu’elle se produit avec comme toile de fond une rupture parfois fondamentale avec les modes de pensée antérieurs. L’enjeu devient alors de tenter de comprendre pourquoi Marx est en rupture radicale avec Ricardo et les classiques, pourquoi Keynes rompt aussi bien avec les classiques qu’avec les néoclassiques, et pourquoi enfin un économiste comme Hayek, préoccupé plus que tout autre par les limites cognitives de l’acteur économique, en vient à mettre en relief de manière quasi obsessionnelle l’impraticabilité d’une économie centralement planifiée.
L’homme
Tous ceux qui le connaissent peuvent témoigner que, derrière le chercheur rigoureux, on retrouvait un homme attentif et attachant, un homme engagé, militant depuis toujours pour une société meilleure, un homme qui aimait la vie dans toutes ses dimensions.
Le cancer contre lequel il s’est battu ne lui avait rien enlevé de son plaisir de vivre avec une grande intensité à chaque instant. S’il aimait s’immerger dans les archives d’illustres auteurs, Gilles Dostaler aimait tout autant prendre un bon repas ou se mesurer à un saumon d’une rivière de Gaspésie. Il était aussi un grand amateur de tauromachie. La chasse et la pêche sont des arts qui lui permettaient de s’inscrire dans l’équilibre entre l’homme et la nature et lui rappelaient à quel point nous sommes petits face au monde qui nous héberge.
Gilles Bourque ; Bernard Élie ; Robert Nadeau ; Jean-Marc Piotte et Stéphane Pallage.
Texte paru dans Le Devoir du 7 mars 2011