AccueilX - ArchivesImmigration / Diversité / AutochtonesEn Grande-Bretagne, les émeutes urbaines découlent des inégalités sociales

En Grande-Bretagne, les émeutes urbaines découlent des inégalités sociales

Alors que l’Angleterre subit une vague d’émeutes qui semble s’inscrire dans la durée et que les zones de turbulence s’étendent désormais à Birmingham, Manchester, Bristol ou Leicester, on peut tenter – il faut insister sur ce mot compte tenu d’événements complexes en train de se dérouler sous nos yeux – de replacer ces violences urbaines dans le contexte des émeutes britanniques depuis 1958, lorsque Notting Hill (dans l’Ouest londonien) fut le théâtre des premières véritables émeutes de l’après-guerre.

Premier constat : la difficulté de pointer une cause ethnique ou raciale à la flambée de violence. L’identité raciale de Mark Duggan, tué par la police, jeudi 4 août, n’a guère soulevé de débat… et nombre de quartiers multiethniques, où des émeutes ont éclaté depuis 1980, n’ont pas été davantage touchés que d’autres. La ville de Bradford, qui s’embrasa en 1995, et beaucoup plus gravement encore en 2001, est pour l’instant calme.

Les photos d’émeutiers, que la presse populaire conservatrice publie dans un exercice désormais bien rodé outre-Manche de name and shame (« nommer et faire honte »), montrent des visages tantôt blancs, tantôt noirs, tantôt asiatiques.

Il n’y a ici rien d’exceptionnel, car même si des « émeutes » par le passé ont volontiers été estampillées « raciales », pareil catalogage ne résiste pas à une analyse rigoureuse des faits historiques : ainsi, à l’issue des émeutes de 1981, environ seulement un tiers des personnes arrêtées étaient issues des minorités ethniques.

Pourtant, dans la mémoire nationale, les noms des quartiers de Brixton (sud de Londres), de Toxteth (Liverpool) ou de Moss Side (Manchester) donnaient une indication claire quant à l’identité raciale des fauteurs de troubles.

L’expression anglaise de race riot (« émeute raciale ») est très prisée par la presse : deux fois quatre lettres, deux mots commençant par une même consonne, bref la promesse d’une feuille que l’on s’arrachera.

Or, seules les émeutes de Southall (West End de Londres, 1981) ou de Lozells (Birmingham, 2005) consistèrent en une confrontation directe entre deux groupes ethniques distincts.

D’aucuns peuvent également être tentés de considérer Bradford (2001) comme une émeute raciale : en effet, plus de 90 % des personnes écrouées alors étaient des jeunes musulmans d’origine pakistanaise, s’en prenant directement à une police très majoritairement blanche.

Les événements de Bradford (2001), la plus grave émeute depuis Brixton (1981), ont notamment montré la faillite d’une approche strictement sécuritaire des quartiers de type inner cities (ces quartiers populaires défavorisés à l’intérieur d’une grande ville).

En effet, en l’espace d’une journée, tous les efforts menés par Martin Baines et Phil Read en matière de community policing (police de proximité) ont été dilapidés par le déchaînement d’une violence provoquant l’envoi massif d’escadrons de police ne connaissant ni le terrain de Bradford ni le type de population qui y réside.

Etudier les causes de ces troubles revient pour beaucoup de politiques ou d’éditorialistes, à droite mais aussi à gauche, à légitimer le comportement criminel et pour tout dire suicidaire des thugs(racailles), ce qui dessine une alliance théorique entre sociologues et casseurs, où les premiers seraient en quelque sorte les idiots utiles des seconds.

Voilà qui rappelle à quel point Margaret Thatcher, en 1981 et avant la décision de commander un rapport à Lord Scarman, ne voulait pas entendre parler d’explication sur les émeutes de Brixton : seul importait de réprimer sévèrement les fauteurs de troubles. Cette approche semble également être celle de David Cameron aujourd’hui.

Entre ces deux figures du conservatisme, Anthony Blair aura assuré une continuité idéologique manifeste, d’abord en publiant, dès 1993, une tribune dans The New Statesman intitulée « Pourquoi la sécurité est une question socialiste ».

Il y déclinait notamment ce qui allait bientôt devenir la formule magique de la tolérance zéro travailliste : « Tough on crime, tough on the causes of crime » (« dur avec la criminalité, dur avec les causes de la criminalité »).

Tantôt invoqué ou dénoncé, ce soundbite (« slogan accrocheur ») ne résume pas pourtant l’approche « tolérance zéro » des néotravaillistes. En effet, il s’agit avant tout de se montrer impitoyable avec la criminalité, c’est-à-dire les comportements violents, délinquants, « antisociaux » qui génèrent cette criminalité.

Quant aux causes elles-mêmes, celles-ci sont effacées ou tendent à l’être, comme le remarque Laurent Bonelli dans son analyse de la tolérance zéro en France : on n’est guère prêt à voir dans la précarité, le chômage, la discrimination, une famille brisée, etc., autant d’éléments explicatifs, fussent-ils partiels, de la flambée de violence.

C’est exactement ce qui est en train de se passer à Tottenham ou Hackney. Dans ce quartier, Pauline Pearce, femme noire dont l’appel a été largement relayé par Twitter et les médias traditionnels – jusqu’au Sun – et dont les enfants ont souffert de la violence des gangs, a d’abord pourfendu la violence des jeunes avant de préciser : « Ils ont besoin de quelque chose, d’un centre communautaire pour que le quartier se retrouve, ils se trouvent en butte à une ségrégation imposée par le code postal et c’est comme ça que les gangs voient le jour. » La référence à l’implacabilité du code postal rappelle étrangement la France de l’automne 2005.

Dans nos deux pays, et par-delà les contrastes rituels et simplistes souvent établis entre deux modèles d’intégration différents, les inégalités considérables de richesse, que la crise montre au grand jour, et le recul d’un Etat-providence qui n’en finit plus d’être moribond, rendent sans doute inéluctables et cycliques les violences urbaines, même si celles-ci ne sont pas, à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) comme à Tottenham, porteuses d’un message politique clairement articulé.

La fermeture de tant de centres pour la jeunesse (Youth Centres) en Angleterre pour cause d’économies budgétaires a accéléré les flambées de violences, où des jeunes vont chercher l’argent là où il se trouve, dans une version anglaise, encagoulée et hélas violente du Faut pas payer ! du dramaturge et Prix Nobel de littérature italien Dario Fo : bijouteries, grandes surfaces, enfin commerces de proximité. Les patrons de ces derniers, souvent issus de minorités ethniques, optent pour une stratégie de l’autodéfense car, toujours comme en France, les coupes budgétaires drastiques affectent aussi les forces de police.

Au final, l’inéluctabilité de ces violences urbaines pose en plein, comme aux Etats-Unis où les banlieues n’ont pas brûlé depuis longtemps, la question de ce que certains historiens ou sociologues américains appellent la « gestion de la marginalisation ».

Olivier Esteves, maître de conférences à l’université de Lille-III, spécialiste d’histoire britannique


* Article paru dans le Monde, édition du 13.08.11.

* Le dernier essai d’Olivier Esteves : De l’invisibilité à l’islamophobie. Les musulmans britanniques (1945-2010) (Presses de Sciences Po).

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