Accueil- Actualités et conjoncturesEn finir avec le bon sauvage

En finir avec le bon sauvage

Crédit photo: mondialisation.ca

L’imaginaire colonial

Lors de la conquête des territoires autochtones, le colonialisme s’est construit un imaginaire qui, peu à peu, s’est enchâssé dans la loi, la culture, les institutions, aussi bien parmi les Blancs que parmi les Autochtones. Cet imaginaire fonctionnait sur deux registres. Il y avait d’abord l’Autochtone violent, instable, incapable d’accéder à la modernité, qui devait être, en fin de compte, annihilé comme individualité. De l’autre côté, il y avait le « bon sauvage », un être mythique qui représentait un passé héroïque et idyllique, rappelant une sorte d’état « naturel » qui aurait été disloqué au fil des siècles par des civilisations corruptrices. Parfois, le « bon sauvage » était accompagné de la « belle princesse indienne » qui représentait elle aussi cette personne naturellement « bonne » et susceptible d’être « civilisée ». Avec le bon sauvage et la princesse indienne, le colonialisme atténuait le sentiment de culpabilité qui découlait des massacres, des expropriations et des expulsions. De plus, le bon sauvage était « innocent » et, en soi, il restait une « victime ». Il fallait par conséquent le sauver, ce qui était le mandat confié aux missionnaires. L’un comme l’autre, ces registres avaient pour objectif de détruire l’identité autochtone, de subordonner la société autochtone à celle des colons et en fin de compte, de l’anéantir.

Au départ, un génocide

Le colonialisme avait comme objectif la disparition des peuples, et non seulement leur asservissement. La première étape du dispositif reposait sur l’anéantissement physique des nations autochtones (par la guerre et les maladies). En parallèle, à travers une vaste dépossession, il fallait s’emparer de leurs terres, ce qui menaçait en soi la survie des Autochtones. Au-delà de la dépossession physique, le vol des terres brisait le lien intime entre les Autochtones et la terre. La terre est le fondement de l’identité autochtone : sans elle, il n’y a pas de vie.

Le système colonial avait bien compris que les nations autochtones disposaient d’un système politique sophistiqué, d’une vaste spiritualité et d’une riche culture. Les stratèges coloniaux savaient que les Autochtones n’étaient pas des « barbares » tels que perçus dans la conscience populaire blanche. Pour les subjuguer, il fallait donc anéantir cette identité construite autour d’un rapport d’intimité avec leur environnement naturel.

Jusqu’au début du XIXe siècle, la stratégie d’anéantissement s’est déployée et elle a presque fonctionné. Les Autochtones ont survécu de peine et de misère, en se dispersant sur l’immensité du territoire. Ils se sont repliés sur leurs familles, leur culture et leur connexion à la terre, pour ne pas être totalement effacés du paysage mental et physique. Pour se défendre, les Autochtones se sont volontairement isolés. Ils se sont confinés dans de petites communautés.

Du côté colonial, la stratégie avancée par le nouvel État mis en place en 1867 misait toujours sur leur extinction, ce qui était le programme à la base de la Loi sur les Indiens. Pour atteindre cette fin, une panoplie d’outils était utilisée : confinement dans les territoires, maintien des Autochtones dans la misère, kidnappings « légalisés » des enfants pour détruire leur personnalité dans les pensionnats, etc.

Le retour des résistances

Après la Deuxième Guerre mondiale, un nouveau souffle de lutte est réapparu à travers de nouvelles formes et de nouvelles expressions. Sous l’influence de résistances comme celles des Afro-Américains aux États-Unis, un « pouvoir rouge » a pris forme. Il y a eu des hésitations, des reculs, des divisions, mais les Autochtones ont repris peu à peu le flambeau pour se redéfinir en fonction de leurs propres traditions, et non de celles du pouvoir colonial. L’expression la plus répandue à l’époque était la résistance, l’opposition, le blocage, le refus du racisme et de la dépossession. Des pratiques de réinsertion des traditions, des visions, de la culture et du langage ont été parallèlement mises en œuvre, notamment chez les Mohawks. Des efforts particuliers ont été déployés pour reprendre en mains l’éducation. Sur le plan des territoires, il y a eu aussi de nombreuses luttes, par exemple contre l’expropriation des territoires mohawks lors de l’érection de la canalisation du fleuve Saint-Laurent. Pour les Mohawks comme pour tous les Autochtones, la dépossession des terres signifie la mort ; la réappropriation signifie la vie. Cette lente accumulation a mené à la confrontation de 1990 à Kanesatake qui s’est étendue davantage à Kahnawá:ke. D’autres luttes ont éclaté en Colombie-Britannique et en Ontario.

Devant cette évolution, l’État fédéral a senti la nécessité de réagir. Une Commission royale d’enquête a été mise sur pied en 1991[2]. Le côté positif, c’est que cela représentait un tournant au niveau de la reconnaissance du problème. C’était également une ouverture au dialogue et l’abandon de la stratégie génocidaire qui avait prévalu jusque-là. Des discussions et des recherches ont été entamées par des chercheur-e-s autochtones et non autochtones. On envisageait l’idée de gouvernements autochtones. On parlait de respect mutuel, de la possibilité d’un système légal autochtone, de la reconnaissance de titres. C’était un progrès. Par contre, le fondement de la démarche demeurait d’intégrer les Autochtones dans le système politique fédéral.

Par la suite, malgré les recommandations de la Commission, il n’y a pas eu de déblocage majeur sur la jurisprudence, les titres, la nationalité autochtone et surtout, la propriété des terres. Vingt ans plus tard, c’est toujours l’impasse sur la réalisation de notre souveraineté. En réalité, des solutions étatiques comme la mise en place de gouvernements autochtones et la résolution des conflits sur les titres ne s’attaquent pas aux causes du problème. En courant après une parcelle de pouvoir et un peu d’argent, nous avons oublié que l’objectif doit être de se reconnecter avec la terre, tout en préservant nos cultures et nos modes de vie. Ces réalités sont les seules à pouvoir garantir la paix, la santé, la force et le bonheur. Nos efforts pour modifier les droits légaux et des modèles d’autogouvernement nous ont fait négliger les fondations de nos peuples.

Le piège de la réconciliation

Depuis, le débat s’est déplacé vers la réconciliation. Le scandale des pensionnats a débouché sur la Commission de vérité et réconciliation (CVR) en 2006. Pour le gouvernement canadien, comme l’a dit l’ex-premier ministre Stephen Harper, il s’agissait de « tourner la page ». Les crimes commis auraient été le fait de « mauvais » individus, et non d’un système. Les victimes devenaient également des individus, et secondairement, des membres des nations autochtones qui étaient par ailleurs des victimes, ce qui est une perpétuation de l’image du « bon sauvage ». La solution au problème est alors devenue thérapeutique. Avec la thérapie, le bon sauvage pouvait surmonter le traumatisme de la colonisation.

Si on veut être optimiste, on pourrait dire que la réconciliation pourrait être une bonne idée de départ, mais non une fin. Une véritable réconciliation devrait être basée sur la réappropriation de notre être, de nos luttes, de nos résistances, de notre identité collective et nationale. Elle ne pourrait prendre son sens qu’en remettant en question la dépossession, l’imposition des lois coloniales, les structures et les institutions européennes qui empêchent nos peuples de vivre leur vie.

On peut se demander alors pourquoi les Autochtones semblent satisfaits de ce processus de réconciliation. En réalité, cela reflète une certaine fatigue et un refus de perpétuer la conflictualité. Certains pourraient accepter cette réconciliation basée sur l’oubli et le pardon en échange de la diminution du racisme et de l’oppression. C’est insidieux, car nos peuples doivent laisser de côté leurs revendications nationales, notamment pour la terre, et oublier que l’injustice coloniale a eu des effets sur les individus et les collectivités.

À la recherche de la résurgence

Chercher une solution est un processus de longue haleine. Séparer notre existence du colonialisme est une entreprise complexe. Voici alors le moment de mettre sur la table un nouveau concept, la résurgence, qui nous envoie à l’idée de ressusciter, de resurgir. La résurgence, c’est trouver de nouveaux chemins, transcender nos résistances. C’est revenir à l’essentiel : la terre. L’autochtonie et l’authenticité ne peuvent exister sans un lien spirituel, physique à un espace déterminé. Les Autochtones n’ont pas d’autre terre que celle sur laquelle ils habitent. Ils ne peuvent retourner « chez eux », ce qui les distingue des personnes qui viennent d’ailleurs. Revenir à ce lien nous sort d’une colonisation qui nous a transformés.

Il faut agir différemment, redécouvrir notre langue. Dans le village d’Akwesasne, nous avons mis un programme de redécouverte de cette langue avec 16 jeunes. Ça dure quatre ans, ce n’est pas facile. Ce sont des mots à redécouvrir, mais aussi des concepts et des traditions qui nous permettent d’entendre nos Anciens. Cela nous permet de refaire le lien avec les rapports à la terre, de créer des relations saines avec l’environnement. La résurgence, c’est cela : reconstruire l’Autochtone sur sa terre, dans son langage, dans ses pratiques culturelles. Ceci nous permet de confronter le colonisateur, de créer le sens de nous-mêmes selon notre conception du monde, notre éthique, notre pensée et notre sagesse. Certes, passer de la résistance à la résurgence ne résout pas tout. De tout cela émergera éventuellement une coexistence pacifique entre Autochtones et non-Autochtones. Cela prendra un peu de temps.

Des transformations en profondeur, le dépassement du colonialisme et la restauration de la force et de la liberté autochtones ne seront possibles que par la résurgence d’une conscience autochtone canalisée en opposition au colonialisme. Les Autochtones doivent s’opposer à la conquête continue des terres et de nos peuples, sans tomber dans les désillusions futiles de l’argent et du pouvoir institutionnel. Les objectifs devraient être :

  • la restauration de la présence autochtone sur la terre et la revitalisation des pratiques basées sur la terre;
  • un retour vers les pratiques alimentaires traditionnelles des peuples autochtones;
  • la transmission de la culture autochtone, des enseignements spirituels et de la connaissance de la terre entre les Anciens et les jeunes;
  • le renforcement des activités familiales et la réémergence des institutions culturelles et sociales autochtones en tant qu’autorités gouvernantes chez les Premières Nations;
  • des initiatives à court et à long terme pour renforcer les économies basées sur la terre en tant que principaux fondements économiques dans les communautés résidant dans les réserves et en tant qu’économie suppléante dans les communautés urbaines. 
La bataille pour la langue

Par Katsi’tsakwas Ellen Gabriel

Seulement trois des 53 langues autochtones parlées au Canada ont des chances de survivre d’ici la fin du siècle. Pourtant, selon la militante mohawk Ellen Gabriel, « la langue est plus qu’un outil d’expression. Elle reste un lien vers notre cosmologie ancestrale, elle révèle une profonde compréhension de notre place dans le monde et auprès de la Terre-Mère et elle régénère avec chaque nouvelle génération la connexion entre tous les êtres vivants. La langue, la culture, le développement social et politique sont indivisibles pour la réalisation des droits de la personne et de l’autodétermination des peuples autochtones[3]». C’est dans ce contexte qu’Ellen Gabriel s’est adressée à la première ministre Pauline Marois en 2013[4].

Madame la Première Ministre,

Notre préoccupation majeure concerne votre déclaration à la suite de votre élection en septembre 2012 lors de laquelle vous avez annoncé vouloir modifier la Loi 101 de manière à renforcer l’usage de la langue française dans la province. Bien que nous comprenions la nécessité de protéger la langue française, il est nécessaire de rappeler au gouvernement du Québec que les peuples autochtones ont, eux aussi, le droit d’assurer l’éducation de leurs enfants et des jeunes dans leurs propres langues. Ce droit comprend également l’enseignement de notre histoire et de nos cultures, droit renforcé par la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones, que le PQ[5] a d’ailleurs appuyée en 2010. L’éducation, la langue et la culture font partie des articles de la Déclaration des Nations unies qui promeuvent et protègent les droits à l’autodétermination des peuples autochtones et qui constituent les normes minimales en matière de droits de la personne. L’appui manifesté par le PQ à la Déclaration des Nations unies est très apprécié ; la prochaine étape est cependant sa mise en œuvre, ce qui exige que tous les acteurs étatiques, y compris les gouvernements provinciaux et territoriaux, participent à sa réalisation. La mise en œuvre de la Déclaration exige un dialogue et une volonté politique fondés sur la confiance et l’équité. La Déclaration des Nations unies s’inscrit dans le cadre d’une réconciliation fondée sur un partenariat égalitaire pour la paix et le progrès de la société. Il est important de souligner que les peuples autochtones ne sont pas des minorités dans la mesure où nous ne partageons pas la même histoire que celle des minorités. Les peuples autochtones ont le droit à l’autodétermination, tel que le stipule l’article 13 de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones :

Les peuples autochtones ont le droit de revivifier, d’utiliser, de développer et de transmettre aux générations futures leur histoire, leur langue, leurs traditions orales, leur philosophie, leur système d’écriture et leur littérature, ainsi que de choisir et de conserver leurs propres noms pour les communautés, les lieux et les personnes.

Nous partageons une passion commune pour nos langues respectives. Il est donc temps de changer le statu quo du colonialisme qui attaque depuis des siècles l’identité des peuples autochtones et à la place, de travailler ensemble pour le bien commun et la liberté, pour notre survie, notre dignité et notre bien-être.

Notes

[2] Il s’agit de la Commission royale d’enquête sur les peuples autochtones, connue également sous le nom de Commission Erasmus-Dussault, et dont le rapport aux centaines de recommandations fut déposé en 1996. (NdR)

[3] Katsi’tsakwas Ellen Gabriel, « Revitaliser les langues et cultures autochtones », Revue Droits et libertés, vol. 34, n° 2, automne 2015, <http://liguedesdroits.ca/?p=3384>.

[4] <https://sovereignvoices1.wordpress.com/letter-to-premier-pauline-marois-on-the-impact-on-indigenous-languages-of-bill-101/>.

[5] Parti québécois.


Traduit de l’anglais par Pierre Beaudet

Né à Kahnawá:ke, Taiaiake Alfred est membre de la nation mohawk. Il a occupé plusieurs fonctions au sein de multiples instances autochtones et il est maintenant professeur à l’Université de Victoria (C.-B.). Il est l’auteur de trois livres et d’innombrables articles sur l’impact du colonialisme et la construction de l’identité autochtone.


Ce texte est paru dans le numéro 18 des Nouveaux Cahiers du socialisme.

 

Vous appréciez cet article ? Soutenez-nous en vous abonnant au NCS ou en faisant un don.

Vous pouvez nous faire parvenir vos commentaires par courriel ou à notre adresse postale :

cap@cahiersdusocialisme.org

Collectif d’analyse politique
CP 35062 Fleury
Montréal
H2C 3K4

Articles récents de la revue

Nommer et combattre un système d’immigration colonialiste et raciste

Outre la régularisation des personnes sans papiers, il faut obtenir une refonte du système d’immigration : au lieu de produire vulnérabilités et discriminations, il s’agit...