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Écoquartier, topos d’une écopolitique ?

A propos de Catherine Charlot-Valdieu et Philippe Outrequin, L’Urbanisme durable. Concevoir un écoquartier, Pierre Lefèvre et Michel Sabard, Les Écoquartiers : l’avenir de la ville durable, Taoufik Souami, Écoquartiers, secrets de fabrication : analyse critique d’exemples européens, et Philippe Bovet, Ecoquartiers en Europe

Par Alice Le Roy

Signe de la prise de conscience de l’urgence écologique, et de la volonté d’y répondre par des solutions concrètes, les écoquartiers sont à la mode, comme en témoignent les nombreux ouvrages parus récemment sur la question. Malgré leur intérêt incontestable, ces réalisations posent problème : les écoquartiers ne sont-ils pas voués à n’être que des « îlots écologiques » incapables d’amorcer une transformation globale de l’habitat urbain ? Plus fondamentalement, la « modestie » de ces projets ne manifeste-t-elle pas l’abandon de perspectives véritablement politiques, au profit de « solutions » purement techniques ?

Qui sait à quoi ressemblera la société de l’après-pétrole ? On peine à imaginer l’aggiornamento global que va susciter une planète de sept, puis neuf milliards d’individus dont l’accès aux ressources vitales est déjà compromis par le gaspillage titanesque de la société industrielle. Le désastre, annoncé, justifie déjà son administration et l’embrigadement dans la société de consommation s’accompagne désormais de la soumission schizophrène à ce que René Riesel et Jaime Semprun nomment « l’écologisme de caserne ». Les commandements pleuvent : tu trieras ton kilo quotidien de déchets, tu fermeras le robinet en te brossant les dents, tu conduiras avec souplesse ton 4×4 les jours d’alerte à la pollution… Y a-t-il imaginaire plus pauvre que celui des manuels d’écogestes ?

La production éditoriale récente sur les écoquartiers a le mérite de rendre compte d’expériences qui cherchent à dépasser cette écologie réduite à des réflexes de Pavlov. Plusieurs ouvrages sortis en France en 2009 décrivent des projets qui veulent apporter à la crise écologique une réponse à l’échelle de la polis. « Avec l’écoquartier, un pas important est franchi : la question du développement durable se déplace du bâtiment au morceau de ville »,écrivent l’architecte Pierre Lefèvre et l’urbaniste Michel Sabard.Si l’échelle des interventions n’est effectivement plus le bâtiment labellisé « Haute Qualité Environnementale (HQE) » et ses « quatorze cibles » – du chantier à faibles nuisances à une meilleure gestion de l’énergie –, l’on ne peut s’empêcher de comparer la très grande modestie du périmètre d’intervention des écoquartiers du début du XXIe siècle – qui se contentent d’un «morceau de ville» – aux plans directeurs d’envergure des penseurs du mouvement de l’architecture moderne : les aménagements durables présentés ici sont destinés à 100, voire 300 personnes, et jusqu’à 25 000 pour le quartier de Hammarby Sjöstad à Stockholm, alors qu’en 1925 Le Corbusier conçoit le Plan Voisin pour tout le centre de Paris et qu’en 1957 Lucio Costa prévoit, avec son Plan Pilote, de modeler la vie des 500 000 habitants de la nouvelle capitale, Brasilia .

Les écoquartiers se situent clairement aux antipodes d’une recherche formelle de la cité idéale – celle qui est à l’oeuvre dans la construction du Havre, Chandigarh ou Tel Aviv. Urbanistes et architectes partageaient alors la conviction que le plan des villes et les caractéristiques novatrices des bâtiments auraient une influence directe sur la façon de vivre et de travailler des gens, et permettraient de modeler une société nouvelle. Depuis ces réalisations, et les contestations qu’elles ont suscitées, les concepteurs des villes ont revu leurs prétentions à la baisse : avec les écoquartiers, ils adoptent une position de repli. L’innovation, modeste, sans flamboyance, se veut avant tout réparatrice des erreurs du passé. Pour Pierre Lefèvre et Michel Sabard, devant l’urbanisation, « phénomène planétaire inévitable à long terme », « le moindre mal est de la canaliser et de l’inscrire dans un aménagement cohérent du territoire ».

Une définition problématique

Repoussé à la marge des villes, où se situent les terrains à bâtir, l’écoquartier représente une portion infime de la production architecturale. C’est aussi une notion récente, difficile à définir : s’agit-il avant tout de réduire la consommation énergétique pour lutter contre les gaz à effet de serre sur un périmètre donné, ou de créer des lieux de vie où la même qualité de vie est offerte à tous ? Les écoquartiers permettent-ils de remédier aux inégalités écologiques – dont on sait maintenant qu’elles recoupent généralement les inégalités sociales ? Le lecteur ne trouvera pas de réponse à cette question. Une idée reçue est pourtant ici battue en brèche : aux sceptiques qui ne voient dans les écoquartiers français que des « réserves à bobos », il apparaît que la mixité sociale est une préoccupation constante des aménageurs publics. Pierre Lefèvre et Michel Sabard, qui y voient «probablement l’un des effets de la participation des Verts à l’union de la gauche au début des années deux mille», relèvent dans les projets des ratios de logements sociaux qui excèdent toujours 20% – 25 % dans le quartier de La Courrouze, à Rennes, 33 % aux rives de la Haute Deûle, à Lille, 41 % à Seine Arche, à Nanterre, 50 % dans le quartier des Batignolles, à Paris. Cette recherche de mixité sociale est loin d’être partagée à travers le monde : dans un article de la revue Mouvements consacré aux « écovilles » de Chine populaire , Frédéric Obringer prédit que les logements de Dongtan, près de Shanghai, prévus dans le cadre de l’Exposition universelle de 2010, ne seront accessibles qu’à de riches citadins. Lefèvre et Sabard reconnaissent eux-mêmes que l’écoquartier-vitrine piloté par des collectivités locales peut en cacher bien d’autres, à caractère ségrégatif. « On sait avec quelle habileté le secteur privé a tendance à utiliser l’affichage écologique d’une opération pour en accroître le prix d’acquisition », concèdent-ils.

Des « îlots écologiques » ?

Faute de pouvoir prétendre à un urbanisme à valeur universelle, l’écoquartier est défini par une série de performances énergétiques. Un « bon » écoquartier prend en compte l’énergie grise – celle qui est liée à la fabrication et au transport des matériaux de construction –, l’énergie primaire – la quantité d’énergie prélevée dans la nature pour le faire fonctionner –, et enfin l’énergie finale, consommée et payée par l’utilisateur. Le lecteur devra donc d’abord faire sienne une terminologie entièrement centrée sur la performance énergétique pour comprendre les enjeux techniques, nombreux, des aménagements sous contrainte environnementale. La multiplication des labels – Effinergie, Minergie, Passivhaus, bâtiment basse consommation … – renforce l’impression d’une recherche effrénée d’innovation technologique qui ne concerne que le périmètre de l’intervention, au détriment d’une approche plus globale. Dans L’Urbanisme durable, concevoir un écoquartier, Catherine Charlot-Valdieu et Philippe Outrequin dénoncent le manque d’approche systémique dans les projets et la « conception d’îlots écologiques», où est négligé le rapport au reste de la ville. « Ce lien avec la totalité de la ville, ses politiques, ses initiatives, ses autres problèmes, est rarement pensé, prévu, anticipé […] et construit comme tel », écrit Taoufik Souami . « Il est au mieux considéré comme une résultante naturelle, une conséquence probable : la réalisation d’un écoquartier qui déteint positivement sur le reste de l’urbain dans un processus vertueux». Si cette conversion par contagion du reste des villes aux principes de ces projets de démonstration ne semble effectivement pas acquise, aucun auteur ne paraît vouloir les remettre en question. À l’accusation selon laquelle ces expériences servent de cache-misère de la réalité, écrasante au plan mondial, d’un étalement urbain incontrôlé et de la privatisation de biens communs en voie de raréfaction – accusation qui fait écho à la formule, restée célèbre, de Marx, qui avait qualifié avec ironie les réalisations des socialistes utopiques de « robinsonnades », où la révolution se déroule sur cinquante kilomètres carrés –, Pierre Lefèvre et Michel Sabard n’entendent pas apporter de réponse, tant ce soupçon leur semble peu fondé : « Il est de bonne guerre (économique) de soupçonner les villes et communautés urbaines françaises concernées de vouloir […] mettre en vitrine un modèle réduit d’urbanité durable qu’elles seraient, pour le moment, incapables de développer à l’échelle de l’ensemble de leur territoire urbanisé. Il n’y a qu’un pas de plus à faire pour prétendre que ces écoquartiers n’ont été mis en place que pour mieux occulter une incapacité à modifier l’ensemble des politiques urbaines en faveur du développement durable » .

On ne trouvera donc pas dans ces ouvrages de critique de l’écologie sous influence technocratique : il faudra se contenter d’un traitement descriptif des quartiers « durables ». En cela, ces livres ne sont pas sans intérêt, puisqu’ils annoncent peut-être le début d’une production éditoriale centrée sur des expériences d’écologie concrète, succédant à des centaines de livres qui se contentent d’administrer au lecteur un diagnostic alarmiste, sans esquisser de projet alternatif.

Philippe Bovet, journaliste indépendant, citoyen engagé dans une association qui a lutté pour la création d’un écoquartier autour de la place de Rungis, dans le 13e arrondissement de Paris, est sans doute mieux placé que des urbanistes et des architectes, gens « du métier » épris de techniques constructives innovantes et de montages juridico-financiers audacieux, pour donner un visage concret aux expériences d’aménagement durable. Au fil de 140 pages abondamment illustrées, les projets prennent l’apparence aimable de petits quartiers du Nord et de l’Est de l’Europe – toujours à l’ouest de l’ancien rideau de fer –, dont les façades en bardeaux de bois, les coeurs d’îlots verts, les toits recouverts de panneaux solaires et les grandes baies vitrées orientées plein sud dessinent le modèle de l’écoquartier. Une visite guidée, comme dans la maison-témoin d’une résidence, donne les « repères », souligne les « points remarquables» de chaque réalisation : consommation finale d’énergie, calculée en kilowattheure par mètre carré par an, ventilation mécanique contrôlée double flux, triple vitrage, puits canadien, recours aux énergies renouvelables, toits et murs végétalisés favorisant l’inertie thermique composent une sorte de panoplie obligatoire de l’aménagement durable.

Ici, comme dans Écoquartiers, secrets de fabrication, le quartier Vauban à Fribourg en Brisgau, BedZED (Beddington Zero Energy Development), près de Londres, ou Culembourg, aux Pays-Bas, sont présentés comme les références d’un mouvement d’urbanisme sous contrainte environnementale. Le « pèlerinage » dans une de ces Mecques de l’éco-construction est d’ailleurs devenu un passage obligé pour l’élu ou le technicien désireux de lancer un projet urbain exemplaire, et des tour operatorsproposent une visite guidée dans ce qui se présente comme les quartiers-témoins de la ville de demain. À BedZED, une maison (« BedZED showhome »), une exposition et une visite guidée à travers le quartier montrent aux visiteurs comment modifier son mode de vie pour avoir une empreinte écologique limitée à une planète («one-planet lifestyle») . À Fribourg, les éco-touristes peuvent recourir aux services d’une agence de voyages spécialisée dans les énergies renouvelables. Selon Taoufik Souami, la place centrale du modèle nord-européen, qui s’appuie essentiellement sur des composantes « technico-environnementales » impose un «ensemble de principes, de techniques et de modes de faire à reproduire et à prendre en exemple». La difficulté à suivre ce modèle dans le sud de l’Europe est soulignée : si la dénonciation du retard d’un pays permet parfois de stimuler des responsables locaux pour y initier des projets d’aménagements durables, dans de nombreux cas, « l’identité faite entre actions de développement urbain durable et de performance environnementale exige des moyens financiers et en expertises que les collectivités locales possèdent rarement dans ces pays ». L’inaction s’en trouve parfois ainsi justifiée, et la majorité des chantiers de construction à travers le monde persiste dans l’archaïsme du parpaing, du chauffage électrique et de la fenêtre PVC.

Même dans les pays industrialisés du Nord, l’effet levier des premières expérimentations n’est pas évident. « Ces projets exceptionnels ont été pensés comme des espaces de démonstration, des moments pour convaincre et prouver la faisabilité de ces réalisations. Mais une fois ces projets achevés, visités en masse, portés en exemple, la difficulté demeure quant à leur utilisation au-delà de leur cadre expérimental très spécifique. Les responsables des villes de Malmö, de Hanovre ou encore de Berlin, fiers de ces réalisations, les mobilisent rarement pour définir les actions qui concernent l’ensemble de leur territoire », raconte Taoufik Souami, qui se contente de décrire cette difficulté de passage de l’expérimental à une véritable politique, sans en tirer de conclusions sur le fonctionnement des municipalités ou les choix électoraux des habitants qui élisent ces équipes de dirigeants.

Comment l’absence de perspective globale conduit à des contradictions

On touche là aux limites d’une approche purement descriptive, confinée aux « bonnes pratiques » et circonscrites à un territoire. Catherine Charlot-Valdieu et Philippe Outrequin pointent le risque de voir des zones pavillonnaires entrer dans le panthéon des écoquartiers au prétexte de quelques performances environnementales, alors que les lotissements aggravent l’étalement urbain, principal obstacle à un aménagement durable. Ce paradoxe est pointé par Philippe Bovet dans le cadre du projet de Wolfurt, en Autriche, où un petit ensemble éco-conçu pour sept familles prend place sur un champ, dans une région où la pression urbaine s’exerce au détriment de surfaces agricoles qui risquent de manquer cruellement quand il ne sera plus possible de faire voyager comme aujourd’hui les aliments sur de très longues distances. Comment concilier la nécessité de densifier les établissements humains sur une planète dont la population est devenue majoritairement urbaine avec le souhait de la majorité des Occidentaux et des classes moyennes émergentes des pays du Sud de vivre dans des zones pavillonnaires, « villes à la campagne », dévoreuses d’espaces ? Les livres sur les écoquartiers relèvent le paradoxe, sans donner de réponse à la question : les photos d’écoquartiers déjà réalisés, surtout les lotissements de Wolfurt, de Bazouges, près de Rennes, et de Bishop’s Castle, en Angleterre, renforcent la sensation de « l’inexorable mouvement de dilatation et de dispersion, d’étalement et de desserrement simultané des agglomérations urbaines », modèle d’une urbanisation « insoutenable ».

Changer la ville, changer la société ? Une question en suspens

Reste la question du développement d’une « nouvelle urbanité ». Pierre Lefèvre et Michel Sabard, pour qui « la création des écoquartiers intègre deux tendances apparemment contradictoires : la compacité du bâti et le développement d’espaces libres », la formulent ainsi : « Dans les écoquartiers, projetés pour la moitié d’entre eux à l’interface de la ville construite et de sa campagne proche, de nouvelles formes d’urbanité vont-elles se développer, notamment dans les jardins partagés, les bases de loisirs et les clubs de sports ? » Elle apparaît par touches dans les photographies de Philippe Bovet : on y voit des bambins jouer dans des rues sans voitures, une jeune femme, accompagnée de deux enfants assis dans une bicyclette-remorque, venue chercher ses légumes dans la ferme urbaine de son quartier, un verger collectif planté par les habitants, des poules en liberté, et un groupe de jeunes adultes se tenant par la main dans une cuisine transformée en bibliothèque, puisque leur fonctionnement communautaire, à cheval sur deux appartements, permet de la réaffecter à d’autres usages. On est curieux de savoir ce que les écoquartiers permettent de créer comme nouveaux rapports sociaux. Taoufik Souami nous apprend par exemple qu’à Eva Lanxmeer (à Culemborg, aux Pays-Bas), une « déclaration d’engagement », signée par chaque nouveau résident précise les obligations en matière de respect des fonctionnements environnementaux du site.

Mais le lecteur qui voudra en savoir plus restera sur sa faim : l’idée que la ville est la trace visible, territorialisée, « cristallisée », des rapports sociaux, idée qui figurait explicitement dans les modèles d’urbanisme progressiste et culturaliste du siècle dernier – selon la définition retenue par Françoise Choay dans sa célèbre anthologie L’Urbanisme, utopies et réalités – est ici édulcorée. Est-ce le filtre imposé par des éditeurs, soucieux d’éviter tout dissensus et, surtout, conscients, à l’heure de la nouvelle injonction à la « croissance verte », de la portée commerciale d’un ouvrage d’urbanisme sous forme de « retours d’expériences », de « bonnes pratiques », voire d’un livre de recettes ? Toujours est-il que l’idée d’une transformation de la société par une nouvelle manière d’habiter y est pratiquement gommée. Dans le milieu – très conservateur – de la promotion immobilière et, plus largement, dans une société où les expériences collectivistes du passé servent de repoussoir, la question du projet, d’une ville qui « fait société » est abordée de manière détournée, sous l’angle de solutions techniques destinées à répondre à l’urgence de la crise climatique, comme la déclinaison concrète d’une écologie euphémisée, passée à la moulinette du Grenelle de l’environnement .

Les écoquartiers ici présentés sont surtout des cités-dortoirs, quartiers presque entièrement résidentiels qui donnent le sentiment d’une absence du monde du travail et de la production matérielle. Le registre esthétique des écoquartiers est la traduction visible de cette approche : dans la grammaire architecturale de ces projets, on est frappé par la relative conformité avec le modèle urbain conventionnel, lisse et homogène. Mis à part le quartier de BedZED, à qui ses cheminées colorées des ventilations double-flux a valu le surnom de « pays des Teletubbies » (Teletubbies Land), c’est l’invisibilité de la différence qui surprend. Les auteurs portent d’ailleurs peu de jugements sur la qualité architecturale des bâtiments. L’invention formelle semble oubliée et, pour certains exemples anglais et français, le choix semble se porter vers une esthétique anti-urbaine. Philippe Bovet raconte qu’un quartier construit à Poundbury, dans le Dorset, inspiré de manière quelque peu folklorique de l’architecture villageoise traditionnelle, procède directement des préceptes architecturaux énoncés par le prince Charles d’Angleterre dans A Vision of Britain ,brûlot anti-moderniste. On est bien loin de la créativité foisonnante de Friedensreich Hundertwasser, pionnier de l’architecture écologique, qui, prenant position contre les maisons « sans émotions ni sentiments», avait théorisé le « droit à la fenêtre » et placé les « arbres-locataires» sous la protection des habitants.

La place des habitants dans la genèse même des écoquartiers – place qui est unanimement reconnue comme centrale – n’est pas analysée ici en profondeur. Si on apprend le rôle important joué par les Baugruppen allemands – ces groupes de futurs résidents qui se fédèrent pour construire eux-mêmes leur logement, sans l’aide d’un promoteur –, ce n’est qu’au détour d’un paragraphe que l’on découvre que l’écoquartier Vauban, à Fribourg, pourtant devenu LA référence européenne, est né d’un mouvement de mobilisation populaire contre la construction d’une centrale nucléaire. L’abandon de l’écoquartier du Théâtre à Narbonne, après la défaite aux élections municipales de l’élu à l’origine du projet, n’est abordé qu’en passant : Pierre Lefèvre et Michel Sabard se contentent de constater que le projet, pourtant couronné de nombreux prix avant même sa réalisation, n’était pas bien perçu par les Narbonnais qui le supposaient plutôt destiné « à de nouvelles populations aisées ».

Au terme de ce voyage au pays de l’urbanisme « durable », on se prend à rêver d’une approche moins centrée sur l’innovation technique et les montages juridiques, moins éprise de « neuf » et plus soucieuse de ce qui est là, des habitants et de leurs désirs. Dans la préface à La Poubelle et l’Architecte de Jean-Marc Huygen , l’architecte Patrick Bouchain affirme qu’il faut aujourd’hui « conserver pour être révolutionnaire ». La destruction, plutôt que la rénovation, des 440 logements sociaux de la cité des Poètes, à Pierrefitte, en région parisienne, construits voilà seulement vingt-cinq ans, laisse de ce point de vue particulièrement songeur. DansLa Convivialité , Ivan Illich avait repéré ce « souci de toujours renouveler modèles et marchandises – usure rongeuse du tissu social », qui « produit une accélération du changement qui ruine le recours au précédent comme guide de l’action ». On se prend à rêver d’une pensée urbaine moins myope et moins amnésique, qui revisiterait les expériences des réformateurs sociaux du XIXe siècle (est-ce que le familistère de Guise est un écoquartier ?), qui puiserait aussi son inspiration dans les enseignements des communautés soixante-huitardes et hippie ainsi que du mouvement de l’habitat autogéré, qui s’était formé il y a trente ans en réaction à la promotion immobilière spéculative. On y découvre une posture plus impertinente : dans un livre intitulé Habitats autogérés , l’architecte Philippe Bonnin affirmait en introduction le droit de reprendre en mains son espace de vie, et écrivait qu’il n’avait « rien du lapin que l’on déménage des cages de la reconstruction aux cages de l’innovation ». Enfin, on se prend à rêver d’une pensée urbaine qui puiserait dans Le Projet local d’Alberto Magnaghi , projet ancré dans un territoire et dans une histoire, mais ouvert sur le monde, qui propose, pour atteindre un objectif de « soutenabilité politique » de remplacer « les contraintes exogènes » par « des règles d’auto-gouvernement, concertées et fondées sur l’intérêt commun », bref, à des écoquartiers réalisant la maxime lumineuse de l’écrivain Miguel Torga : « L’universel, c’est le local moins les murs ». Pour les constructeurs actuels de quartiers durables, il semble au contraire que la révolution écologique soit avant tout une affaire de murs bien isolés.

Alice Le Roy

Alice Le Roy, chargée de cours d’écologie urbaine à l’IUT de Bobigny-Paris XIII, conseillère sur les questions d’environnement à la mairie de Paris, co-auteure de Jardins partagés, utopie, écologie, conseils pratiques et du documentaire Écologie, ces catastrophes qui changèrent le monde.

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