En Inde, au fil du conflit sino-soviétique, le Parti communiste des origines a principalement donné naissance à trois composantes : le Parti communiste indien « maintenu » (PCI) qui reste pro-Moscou ; le PC « marxiste » (PCI-M) qui adopte un profil international « ni-Moscou, ni-Pékin » ; les PCI « marxistes-léninistes » (PCI-ML), pro-chinois, qui finiront par se fragmenter en un éventail d’organisations concurrentes. Si les maoïstes représentent la référence dominante dans l’extrême gauche militante (aujourd’hui encore pour une part armée), le PCI et le PCI-M (surtout) ont gardé une importante représentation parlementaire.
L’Inde est une fédération où aucun parti n’a une implantation homogène à l’échelle du pays-continent. Les PC peuvent être au pouvoir dans certains États alors qu’ils sont quasi inexistants dans d’autres (comme au Gujarat dans l’Ouest). Lors de précédentes échéances électorales, le PCI-M avait connu un succès qui lui avait permis — chose rare — de gouverner simultanément les trois États où il est le mieux implanté : le Bengale occidental et Tripura au Nord-Est, le Kerala au Sud-Ouest.
Démographiquement (plus de 80 millions d’habitants), politiquement et économiquement, le Bengale occidental (capitale Calcutta) est de loin le plus important. Après une première victoire en 1967, le PCI-M a dirigé cet État en permanence depuis 1977 via, dernièrement, un « Front de gauche ». Le PCI-M a aussi dirigé, mais de façon discontinue (à savoir une législature sur deux), le Kerala et ses quelque 35 millions d’habitants.
Au niveau fédéral, après les précédentes élections législatives de 2004, le PCI-M a constitué un bloc de gauche fort de 62 députés — soit le troisième groupe parlementaire. Le Parti du Congrès ayant besoin de leur soutien pour pouvoir gouverner, cette coalition autour du PCI-M avait une influence réelle : elle a notamment pu imposer le « gel » du rapprochement sur les questions nucléaires entre New Delhi et Washington et freiner certaines mesures de libéralisation économique.
Les PCI et PCI-M dirigent les principaux syndicats de gauche (AITUC et CITU) (1) ; les plus grandes confédérations étant liées aux partis bourgeois gouvernementaux (Congrès et BJP — la droite extrême, hindouiste). Via leurs organisations de masse, ils se sont aussi engagés à fond dans le processus des forums sociaux mondiaux, jouant un rôle important (de concert avec d’autres composantes) dans l’organisation du forum de Bombay (Mumbai) en 2004. Le PCI-M annonce près d’un million de membres.
Sur le plan international, le PCI-M (c’est moins vrai pour le PCI) occupe une place particulière : il est l’un des seuls à garder une réelle capacité d’initiative politique parmi les « grands » partis issus du mouvement communiste prosoviétique et stalinien. Il n’en vient pas moins de subir un très sévère revers électoral lors des élections législatives (elles ont duré un mois, commençant le 16 avril et s’achevant le 13 mai 2009).
Le nombre de députés fédéraux du PCI-M est tombé de 43 à 16 et celui du PCI de 10 à 4. Ils ont constitué un groupe parlementaire avec, notamment, des partis régionaux, comprenant initialement 67 députés, mais c’est un bloc politiquement très fragile, hétéroclite. L’alliance dirigée par le Parti du Congrès a la majorité et s’est libérée de sa dépendance à l’égard des PC. Dans le Tripura, le PCI-M préserve certes sa base électorale, mais ce petit État (plus de 3 millions d’habitants) ne représente qu’un enjeu politique marginal. En revanche, il recule brutalement dans ses bastions du Bengale occidental, où la gauche ne gagne que 15 sièges (dont 9 au PCI-M) au lieu de 35 en 2004, et du Kerala (4 sièges au PCI-M contre 19 à la coalition de gauche en 2004).
Le jeu politique en Inde varie considérablement suivant les États et les raisons de ces échecs ne sont pas partout les mêmes — au Kerala, par exemple, le PCI-M a été ouvertement divisé par une intense lutte de fractions. Le PCI-M avait par ailleurs eu l’intelligence de ne pas entrer dans le gouvernement fédéral durant la précédente législature, soutenant le Congrès de l’extérieur et gardant ainsi une certaine liberté politique. Mais la crise a éclaté dans sa place forte du Bengale occidental, après des décennies de pouvoir continu et la corruption qui l’accompagne. Le gouvernement du Front de gauche a voulu s’ouvrir à la mondialisation capitaliste et créer des zones industrielles franches, en chassant, pour ce faire, de leurs terres les paysans. Grâce à la mise en œuvre d’une réforme agraire, le PCI-M bénéficiait d’un important appui populaire dans les campagnes. Mais cette fois, à Singur et Nandigram, il s’est heurté en 2007 à de violentes résistances rurales. Il y a répondu par une répression très brutale, parfois sauvage, la police se comportant comme dans les autres États dirigés par le centre ou la droite : il y a eu de nombreux morts, viols, etc.
L’impact de ces événements a été considérable. Après des convergences unitaires exceptionnelles, à l’occasion notamment du Forum social (2), ils ont créé un véritable fossé de sang entre le PCI-M et d’autres composantes progressistes indiennes qui se sont rangées aux côtés des villageois de Singur et Nandigram. Cet impact est d’autant plus grand que les conflits entre paysans et groupes industriels (automobiles Tata…) se multiplient en diverses régions du pays et que les villageois reçoivent généralement le soutien actif de la gauche.
Il n’y a pas vraiment eu, lors des dernières élections, une « vague » en faveur du Parti du Congrès dont les PC auraient pâti malgré eux. Le Congrès a surtout bénéficié du déclin des autres forces fédérales comme le BJP (extrême droite hindouiste) et les gauches ; ainsi que de la montée des partis régionaux qu’il peut se rallier. La défaite n’est pas venue essentiellement de circonstances « extérieures » mais bien, semble-t-il, d’une rupture des liens entretenus avec leur base sociale, au moins dans les États où ils ont été au pouvoir — singulièrement au Bengale occidental.
La défaite des PCI/PCI-M n’est donc probablement pas seulement conjoncturelle. Elle reflète des évolutions profondes. Dans un pays-continent comme l’Inde, il faut se garder de généralisations hâtives. Mais le PCI-M est touché en son cœur — le Bengale occidental — et son orientation d’ensemble est en cause.
Les élections d’avril-mai 2009 concernaient l’Assemblée nationale (Lok Sabha). Sauf exception, il ne s’agissait pas d’élire les assemblées d’État — on verra quand elles se produiront si elles confirment les évolutions en cours. Mais on assiste probablement à un tournant historique pour la gauche indienne ; un tournant à la portée internationale. Après l’affaissement de Refondation en Italie et les compromissions du PC en Afrique du Sud, la crise du PCI-M amorcerait en effet le déclin et la perte d’identité de l’un des derniers (du dernier ?) des grands partis communistes « traditionnels ». (3)
► Pierre Rousset, membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale, anime l’association Europe solidaire sans frontières (ESSF) dont le site web est une véritable encyclopédie de l’actualité internationale (www.europe-solidaire.org)
Notes
1. All India Trade Union Congress (Congrès pan-indien des syndicats). Center for Indian Trade Unions (Centre des syndicats indiens).
2. Voir Pierre Rousset, Mumbai : Rien n’était joué d’avance !
3. J’utilise ici, faute de mieux, le terme de « traditionnel » pour inclure à la fois le PCI et le PCI-M dans le cas indien et, sur le plan international, tous les partis issus pour l’essentiel du mouvement communiste pro-Moscou et stalinien, y compris des organisations qui se sont « renouvelées » et qui ont connu une évolution notable, comme Refondation en Italie. Je laisse ici de côté l’évolution possible des partis est-européens et ne traite pas de ce que deviennent les partis-États du Vietnam à Cuba.