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Du prolétariat au précariat

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Quel sens donner au travail aujourd’hui à l’ombre du capitalisme globalisé ? Notre rapport au travail a-t-il changé ? Le travail est-il plus aliénant, plus atomisé qu’avant lorsqu’il était soumis au régime fordiste et keynésien ? Ou s’est-il « libéré » comme le prétendent Hardt et Negri dans le sillon du capitalisme « cognitif » ? Qu’en est-il de la dite organisation scientifique du travail (le taylorisme) qui semble connaître une bonne fortune dans les ateliers délocalisés de la grande production manufacturière avec ses corollaires bien connus que sont la déqualification, la déprofessionnalisation et la désintégration du lien social ? Et quelles sont les résistances, « anciennes » et «nouvelles» qui sont pensées et construites par de nouveaux collectifs prolétaires aux identités mobiles et changeantes ? Quels sont justement ces identités, projets, utopies qui se proposent comme des alternatives au travail capitaliste ? Voilà quelques-unes des grandes interrogations que le présent numéro des Nouveaux Cahiers du socialisme veut explorer. Pour cela, nous partons des hypothèses de Marx affirmant, en substance, que le capitalisme impose un rapport coercitif pour extorquer du surtravail. Au cœur de cette extorsion se situe la durée du temps de travail, qui permet de dégager une plus-value absolue et de soumettre formellement le travail au capital.[1]

Travail et Capital

Les textes réunis ici visent à déconstruire les réalités contemporaines du travail, réalités connaissant actuellement de profondes mutations, comme le signale Maxime Ouellet. La dynamique contemporaine d’accumulation du capital repose sur une convergence institutionnelle entre la financiarisation de l’économie et la marchandisation du savoir. Cette transformation institutionnelle modifie la manière dont s’effectue la reproduction de la force de travail.

Parallèlement, le capital comme le travail, les deux grands « acteurs » du capitalisme tentent de se réapproprier la pensée du travail non seulement dans son essence anthropologique, mais également dans son historicité sociale (voir le texte de Louis Marion).

Dans cette dynamique, les mouvements anticapitalistes ont fait historiquement de la conflictualité du travail leur principal cheval de bataille pour le changement social. Réhabiliter le « travail », et non le travail capitaliste, structure, encore aujourd’hui, la lutte pour l’émancipation, comme le rappelle Michel Husson. Au cœur de cette « réhabilitation » se situe l’une des batailles les plus décisives de notre temps, soit celle pour réduire le temps de travail, comme l’expose Simon Tremblay-Pepin. La lutte pour réduire le temps de travail sert d’argument rhétorique pour démontrer l’iniquité du développement capitaliste. Elle permet de mettre de l’avant la création d’outils incitant à recommencer à planifier l’économie. Elle politise le fondement même de la question du travail en insistant pour que son accomplissement soit réalisé en fonction des besoins de la société et de la capacité de l’environnement et non en fonction de l’accroissement de la valeur abstraite.

Déstructuration et restructuration du monde du travail

Aujourd’hui, l’éclatement des modes d’organisation du travail est une conséquence des nouvelles stratégies de gestion des entreprises mises en œuvre à la faveur des changements technologiques et dans un contexte de financiarisation et de globalisation accélérées de l’économie, stratégies qui privilégient le court terme et qui subordonnent l’accumulation à la rentabilité financière et spéculative des marchés boursiers. Ces bouleversements décomposent les collectifs prolétariens en faisant voler en éclats des clivages qu’on pensait « fondamentaux » entre « cols bleus » – ouvriers industriels – et « cols blancs – employés et techniciens – comme le souligne Pierre Beaudet. Ces transformations remettent en question l’analyse de classe et les stratégies sur lesquelles peuvent se construire les mouvements sociaux et politiques.

Cette restructuration-déstructuration est accélérée par la délocalisation systématique des activités industrielles vers des espaces transnationaux où les coûts de la main-d’œuvre sont réduits en raison de l’absence de toute forme de régulation du travail et de droits syndicaux d’association et de négociation collective (voir les analyses de Sid Ahmed Soussi et de Philippe Hurteau). Dans les sociétés du Nord, on assiste à la transformation des collectifs productifs, donnant naissance à des espaces du travail reconfigurés par de nouvelles formes d’emploi dont la caractéristique commune la plus fondamentale est la précarisation, comme le fait bien voir Martine D’Amour.

Un constat global et massif peut être dégagé de cette évolution : le rapport salarial est de plus en plus individualisé. Les stratégies de gestion des entreprises ont des impacts directs sur les modes de régulation et sur la conflictualité du travail. Les modes d’encadrement juridique des relations de travail actuellement à l’œuvre, au Québec comme ailleurs, s’avèrent de plus en plus caducs et inopérants face aux nouvelles figures de la conflictualité du travail comme le signale Dorval Brunelle.

Aux clivages de classes se superposent des fractures de genre et d’identité (voir les contributions de Dufour, Beauregard et Fortier ainsi que celle de Judy Fudges). Dans l’ensemble de ces espaces, les rapports collectifs du travail se désagrègent à la suite de la déliquescence des identités professionnelles qui les sous-tendaient dans le contexte du compromis fordiste comme le rappelle Marie-Josée Legault. Le phénomène prend des connotations distinctes au niveau du secteur public comme le constatent Grenier et Jalette, signalant le développement d’une gestion des effectifs où leur remplacement est axé sur la précarisation des statuts d’emploi et des conditions de travail et sur le recours à des employées externes à la fonction publique. Et bien entendu, ce processus de dislocation présente des traits « extrêmes » dans des situations comme les ateliers de misère en Chine qu’évoque Lin Ting Sheng.

Résister aujourd’hui ?

Les organisations syndicales subissent durement la rapidité de ces changements comme on le constate en lisant l’entrevue réalisée avec Aldo Paolinelli. Le mouvement syndical, reconnu comme un acteur social central et conforté dans ce rôle pendant les Trente Glorieuses dans le cadre consacré du « grand compromis », a vu sa capacité d’action se réduire : l’action collective qui avait fait sa force en tant que mouvement ouvrier, avant son institutionnalisation comme acteur capital du rapport travail / État / capital, lui fait désormais défaut, ce qui rend la tâche très difficile pour l’ensemble des unités syndicales qu’il regroupe (voir l’enquête de Yanick Noiseux).

La généralisation du « modèle californien » (ou « japonais ») fondé sur l’individualisation de la relation d’emploi est telle que, dans l’ensemble des organisations et des espaces du travail, la conflictualité a changé de nature. Le conflit de travail « classique », sous la forme de la grève entre autres, a fait place à des confrontations nouvelles, caractérisées par la multiplication des différends individuels. Il en résulte un déséquilibre structurel du rapport salarial, comparable à celui qui caractérisait le capitalisme industriel au 19e siècle.

Le secteur public québécois, dont le taux de syndicalisation demeure élevé, devient un grand champ de bataille dans lequel se développent ces nouvelles formes de conflictualité (voir les textes d’Yvan Perrier et de Francis Lagacé). À l’échelle internationale, ces confrontations exigent le développement de nouvelles stratégies comme le signalent les contributions de Thomas Collombat et de David McNally. Des plateformes revendicatives inédites émergent par ailleurs sur le temps de travail (Québec solidaire), les retraites (Jacques Fournier), le travail à contrat (Au bas de l’échelle), l’internationalisme (Sid Ahmed Soussi). D’autre part, des débats sont en cours pour repenser l’action syndicale dans sa globalité, comme en témoigne Sam Gindin, l’ancien directeur de la recherche pour les Travailleurs canadiens de l’automobile (interviewé par Thomas Chiasson-Lebel).

De tout cela se dégagent un certain nombre de pistes que les organisations sociales et politiques devront explorer davantage. Il faut bien le constater, la tâche ne sera pas facile. Les dominants tiennent présentement le gros bout du bâton, comme le démontre l’échec récent de nombreux mouvements de résistance dans les médias (Journal de Montréal), le secteur public (les postes) et ailleurs. Les outils pour faire face à ces assauts devront être très pratiques, s’inscrire dans le sillon de pratiques syndicales renouvelées et des interventions politiques d’une gauche structurante et cohérente, se situer également dans la perspective d’un travail rigoureux d’enquête et de recherche qui ira au-delà des hypothèses initiales de Marx.

 [1] Karl Marx (1867), Un chapitre inédit du Capital. Traduction de l’allemand et présentation de Roger Dangeville, Paris, Union générale d’Éditions, 1971. Voir la version numérique produite par Jean-Marie Tremblay dans le cadre de la collection « Les classiques des sciences sociales » : <http://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/marx_karl.html>.

 

 

 

 



 

 

 

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