Lorsqu’on parle de lutte sociale dans le milieu de l’itinérance, on ne doit pas la poser uniquement en termes d’actions de visibilité sur le plan socio-politique. Les luttes se mènent au quotidien autant dans l’intervention individuelle que dans l’espace public; autant dans les lieux de décision comme en santé et services sociaux, la sécurité de revenu ou la sécurité publique. Tous ces espaces privés, publiques et politiques sont des espaces de lutte entre les acteurs et entre différentes représentations et différents intérêts.
Il y a plusieurs années, probablement en 2002, j’avais eu l’occasion de faire une intervention dans un colloque du CRI dans laquelle j’avais choisie de circonscrire le sujet de l’itinérance en m’inspirant du philosophe Castoriadis qui définissait les 3 espaces de la citoyenneté : l’espace privée , l’espace publique, l’espace politique. Dans ces trois espaces, je crois qu’il y a eu des luttes importantes et que l’articulation de ces trois espaces donne le portrait actuel de l’itinérance à Montréal et au Québec.
Il est important ici de parler d’articulation entre ces espaces. Normalement, un être humain a une vie intime, une vie publique et est inscrit qu’il le veuille ou non dans l’espace politique. C’est la même chose pour les hommes et les femmes vivant dans l’itinérance. J’affirme cette hypothèse qui peut sembler simpliste mais qui est importante lorsqu’on cherche, par exemple, à dépolitiser le phénomène en expliquant l’entrée dans le milieu de l’itinérance uniquement par des facteurs individuels et psychologique. On cherche, de cette manière à placer en contradiction la réalité individuelle et la réalité politique alors que les solutions à l’itinérance se situent à la fois dans ces deux espaces. Et cet enjeu est très important aujourd’hui dans un contexte de domination néo-libérale, dans lequel on cherche constamment à définir ces phénomènes sur le plan individuel. J’en veux pour exemple, le phénomène de la délinquance en France qu’on cherche à expliquer uniquement par les ruptures familiales ou encore le phénomène du suicide au travail, partout dans le monde, qu’on cherche à expliquer par une incapacité à gérer le stress ou par des problèmes de santé mentale sans tenir compte des rapports à l’organisation du travail.
Quand j’étais coordonnateur du RAPSIM, je tentais faire comprendre le phénomène de l’itinérance par la métaphore suivante : la réalité économique pousse les personnes sur le bord d’un précipice et les ruptures sur le plan relationnel poussent ces personnes en bas du précipice. J’ai entendu très souvent des personnes fréquentant, par exemple, l’Accueil Bonneau expliquait qu’ils sont arrivés dans la rue suite à une faillite et un divorce ou la perte d’un être cher.
Revenons aux trois espaces de la citoyenneté. Je vais tenter ici une esquisse des changements qui se sont produits dans le travail de représentation, d’intervention et d’action sur l’itinérance, depuis disons une trentaine d’années. Je vais tenter de faire ressortir la série d’idéal-type de l’itinérance qui a succédé depuis 30 ans. C’est très ambitieux mais il faut voir ma démarche comme une série d’hypothèse que je propose et à partir desquels nous pourrons entamer une discussion.
- 1. l’espace privé
Lorsque Castoriadis aborde la question de la citoyenneté dans la sphère privée, il insiste d’abord et avant tout sur la question de l’autonomie. Il ne s’agit pas d’une condition pour être accepté comme citoyen mais plutôt un objectif en matière d’intervention sociale afin de devenir un citoyen à part entière.
Dans l’espace privée, on pourrait donc parler de l’absence d’autonomie sur le plan psychosocial. Je pose ici l’hypothèse que cette absence d’autonomie sur le plan psychosocial est déterminée, selon les périodes de l’histoire par un ensemble de problématiques sociales qui sont dominantes durant cette période: l’alcoolisme, les problèmes de santé mentale, les ruptures relationnelles sur le plan familial. Je pose aussi l’hypothèse que durant ces courtes périodes de l’histoire, il y a une tendance à définir la personne itinérante d’abord et avant par cette problématique qui cherche à le singulariser sur le plan individuel et le cantonner dans l’espace privé.
Je vais donner ici un exemple très personnel. En 2005 environ, deux ans après avoir quitté le champ de l’itinérance pour me consacrer à temps plein dans le champ syndical. Un soir, je parle à ma mère et lors de notre conversation, elle parle assez longuement de son grand père maternel que je n’avais jamais connu. J’avais entendu de lui à quelques reprises sur son amour démesuré de l’alcool mais c’était tout. Lorsqu’il voyait quelqu’un ouvrir une bouteille de vin, il se mettait déjà à chanter. Or, lorsqu’elle me parle de son grand-père et de ses séjours dans des maisons de chambre entrecoupée de séjour chez elle puisque son père allait chercher son beau-père un peu partout dans la région pour le protéger, j’ai compris alors que mon arrière-grand père (Émilien dit le frisé) avait été itinérant une bonne partie de sa vie. Lorsque, je lui ai dit, elle me regarde étonnée en disant « mais non, ton arrière-grand père ne dormait pas la rue, il vivait en chambre ou chez nous. » Lorsque je lui ai parlé de la définition d’une personne itinérante de 1987, elle était encore plus étonnée que moi d’apprendre que son grand-père avait été itinérant. Comment se fait-il que je n’ai jamais su que mon arrière-grand père avait été itinérant? C’est que le récit qu’on m’avait fait à plusieurs reprises de mon arrière-grand père était qu’il était ivrogne avant d’être sdf. Cette notion est intégrée dans le sens commun : la problématique individuelle précède la problématique sur le plan socio-économique.
Si on regarde justement ces différentes définitions durant l’histoire récente de l’itinérance, on peut retrouver des traces concernant la succession de problématiques sur le plan individuel. C’est-à-dire que selon les périodes, il y a une problématique qui domine le champ de la représentation de l’itinérance.
Lorsqu’en 1964, le terme itinérant est apparu, il cherchait à définir ou décrire une catégorie de pauvres habitant le centre-ville (on dit le bas de la ville dans la charte du RAPSIM), qui avaient itinéraire précis dans l’ensemble des refuges et des centres de jour du centre-ville. D’abord et avant tout, il s’agissait d’hommes alcooliques provenant de régions éloignées de Montréal. La dominante de l’alcoolisme se retrouve dans différents documents comme les bulletins du centre des services sociaux au milieu des années. La priorité en matière d’intervention était la désintoxication pour les hommes alcooliques.
Plus tard, dans les années 80, si je me réfère, encore une fois, aux définitions de l’itinérance, on voit tranquillement apparaitre la problématique de santé mentale comme étant la problématique dominante avec l’alcoolisme dans le champ d’intervention de l’itinérance.
Rappelons-nous cette définition :
« Est une personne itinérante qui :
- N’a pas d’adresse fixe ni l’assurance d’un logement stable, sécuritaire et salubre pour les jours à venir.
- A un revenu très faible.
- A une accessibilité trop souvent discriminatoire à son égard de la part des services publics.
- Peut vivre des problèmes occasionnant une désorganisation sociale, comme de santé mentale, d’alcoolisme, de toxicomanie ou de jeux compulsifs «
- Version actualisée (Plan conjoint 1993) de la définition issue d’un rapport produit dans le cadre de l’Année internationale du logement de sans-abri (Comité des sans-abri de la ville de Montréal, 1987).
Rappelons ici que le RAPSIM avait du mener une petite bataille afin d’ajouter le terme « peut vivre » au lieu de vit des problèmes occasionnant……C’est donc dire comment cet amalgame –problème de santé individuel et itinérance- était fort à l’époque.
Par ailleurs, On a eu droit d’ailleurs durant les années 90 à une série d’amalgame de double, triple et multi-problématiques afin de chercher, soi-disant, à mieux cerner le profil itinérant. C’est une hypothèse que nous pourrions vérifier par le biais de la recherche éventuellement, mais je crois qu’il y aurait une corrélation à faire le statut de la profession médicale en regard à la problématique qui était investiguée. C’est-à-dire qu’à partir des années 50, le mouvement des Alcooliques Anonymes a travaillé très fort pour faire reconnaitre l’alcoolisme comme une maladie ce qui a ajouté, par la suite, un capital symbolique supplémentaire aux médecins et professionnels intervenant dans le domaine de l’alcoolisme et de la toxicomanie. Par la suite, dans les années 80 et 90, la psychiatrie a obtenu un statut plus avantageux grâce au support de la science pouvant expliquer un peu mieux les causes et les conséquences de la « maladie mentale ».
En l’an 2000, j’ai l’intuition que ce recours à la psychiatrie pour expliquer le déficit d’autonomie s’est amenuisé d’une manière importante. On aura plutôt recours à des explications psychosociales pour expliquer ce déficit d’autonomie de la personne itinérante. C’est-à-dire qu’il y a tentative de faire la conjugaison entre la réalité individuelle et la réalité sociale qui l’entoure.
Les sans-abris sont des personnes du fait des problèmes financiers ou de barrières sociales, se trouvent dans l’impossibilité d’accéder ou de le conserver. Il s’agit aussi de personnes qui ne peuvent conserver un logement car elles sont incapables de mener une vie totalement indépendante.
Ces personnes ont besoin d’un accompagnement sans pour autant être placées dans des institutions spécialisées. (Madrid 1995)
D’autres définitions comme celle de Michel Simard insistant d’une manière claire sur la question de la rupture sociale ou familiale (ou les deux) ont été importantes au Québec et apportent une contribution positive autant dans l’espace privée que politique en regard à l’itinérance. C’est-à-dire que ces contributions empêchent le réductionnisme individualiste de l’itinérance.
Un glissement croissant et quasi continu d’individus vulnérabilisés, vers les zones de rupture sociale: la rue, les refuges, les hébergements d’urgence et, ultimement, les prisons. C’est l’ampleur de ce déplacement vers les lieux de la rupture, dans une société, qui par ailleurs, est loin d’être pauvre, qui est très préoccupant. (Michel Simard, Le Havre, Trois-Rivières, 2008)
Pouvons- nous croire que la psychiatrie ou la médecine en général va renoncer à envahir encore une fois le champ de l’itinérance? Rien n’est moins sûr. Dans l’allocution prononcée par l’honorable Micheal Kirby, président de la Commission de la santé mentale du Canada à l’occasion du forum Collaboration for change, intitulé la maladie mentale chez les sans-abri : vaincre l’obstacle, ce dernier affirme :
« La maladie mentale n’est pas synonyme d’itinérance, quoique les deux soient de plus en plus reliées. Le quart des véritables sans-abri, voire jusqu’à la moitié, ont une maladie mentale. La proportion est encore plus élevée dans certains groupes. Par exemple, selon le Toronto Homeless Task Force, 75% des femmes sans-abri ont une maladie mentale. »
Il poursuit :
« La maladie mentale et l’itinérance sont toutes deux des problèmes extrêmement complexes en soi, qui, réunis, sont pratiquement indissociales.
« De toute évidence, loger les sans-abri et les malades mentaux s’inscrit dans les règles de la morale et de la médecine. »
Plus simplement, je dirais que loger les sans-abri s’inscrit dans le principe inaliénable de la justice sociale.
Je crois que nous avons un défi de proposer une définition propre au sujet itinérant et qui ne passe pas par une problématique individuelle précédant la réalité sociale et politique, ce qui amène aussi une définition explicative de l’itinérance. « Il est itinérant parce qu’il souffre de problème de santé mentale ou parce qu’il boit trop. Rarement, on regarde l’équation dans le sens inverse : il a des problèmes de santé mentale parce qu’il est dans la rue…….Nous devrions être en mesure de comprendre les conséquences de la vie itinérante sur l’espace intime du sujet.
- 2. Espace public
Depuis toujours, la personne itinérante a posée problème dans l’occupation de l’espace public. Depuis toujours, également, la présence des organisations, associations ou organismes intervenant auprès des clochards, sans-abri, personnes itinérantes ou sans-domicile fixe a posée problèmes tout autant.
Je me rappelle ici deux épisodes disons particulier en regard à la question de la présence des groupes intervenant auprès de personnes marginalisées dans les années 90.
En 1996, j’assiste à une réunion du conseil d’administration du CLSC centre-ville, qui deviendra plus tard mon employeur. Un groupe de citoyen intervient au conseil d’administration pour dénoncer le déménagement de cactus au sein du clsc. Cactus n’a pas le choix de s’y installer car personne ne veut leur louer un local. Un reporter de quatre-saisons est présent. Il interpelle un résident et ce dernier explique qu’il ne comprend pas pourquoi l’État finance des groupes qui viennent à des gens qui vont mourir de toute façon.
En 1998, après l’explosion de l’Accueil Bonneau qui avait causé morts, blessures et de nombreux traumatismes à plusieurs personnes itinérantes et intervenants, un groupe de citoyen s’est formé cherchant à profiter de l’occasion afin d’exiger à que ce refuge y étant installé depuis 1912 déménage à l’extérieur du Vieux Montréal.
On pourrait qualifier ces événements de violence symbolique. Et pourtant, nonobstant les groupes membres du RAPSIM et des militant-es de la gauche sociale, je n’ai entendu personne du monde politique s’indigner de ces propos.
Mais auparavant, plusieurs événements ont eu lieu et qui ont été déterminants plus tard sur le plan dans la mesure où ces événements ont obligé, d’une bonne ou d’une mauvaise manière, les acteurs politiques à intervenir.
Dans un premier temps, je parle de la fermeture de Dernier Recours. Rappelons brièvement cette controverse. Dernier Recours fait parti des recommandations du comité consultatif de la ville de Montréal sur la question de l’itinérance lors de l’année internationale des sans-abri en 1987, à savoir la création d’un centre d’accueil et de référence pour les sans-abri. La Ville de Montréal s’empare de la recommandation et injecte une somme appréciable en compagnie du MSSS pour ouvrir ce centre qui se situait au sous-sol du CLSC des Faubourgs, site Sanguinet, aujourd’hui. Très rapidement, la situation devient incontrôlable dans la mesure où on ne croit pas nécessaire d’embaucher des intervenants ou des intervenantes puisqu’il s’agit d’un centre de référence. Or, le centre était ouvert 24 heures par jour et 7 jours semaine. Ce centre devient rapidement le carrefour de toute la marginalité du centre-ville de Montréal et bien évidemment la communauté résidentielle commence à se plaindre d’une manière de plus en plus véhémente avec les années. Les problèmes externes et internes s’accumulent. A l’interne, la direction fait de la fuite en avant et refuse d’embaucher du personnel d’intervention et préfère plutôt alerter les médias sur le soi-disant sous-financement de l’organisme. Pendant ce temps, on ignore des problèmes de santé public et de sécurité peut susciter. Le CLSC met sur pied une équipe en support à Dernier Recours qui deviendra ce qu’on appelle aujourd’hui l’équipe itinérance du CLSC. Sur le plan de la sécurité publique, lors de la dernière année de Dernier Recours, le nombre d’interventions policières se chiffre à près de 6 par jour.
Finalement, une opération de syndicalisation des travailleurs et des travailleuses de Dernier Recours, puisqu’on avait commencé à embaucher des aidants naturels conjugués au personnel de soutien, a offert sur un plateau d’argent à la direction pour mettre fin aux opérations de cet organisme.
L’été 91 a été le moment d’une scène quasi-surréaliste dans le centre –ville de Montréal. Sur la rue Sanguinet, entre Ste-Catherine et René Lévesque, il y avait un terrain vacant occupé maintenant par le Pavillon Alexandre de Sève de l’Uqam. Or, pendant les négociations entre la direction et le nouveau syndicat pour une première convention collective, la direction décrète un lock-out. Or, durant l’été, une centaine d’itinérants se rassemblent à tous les jours sur le terrain vacant pour vivre comme à Dernier Recours. Les médias se jettent sur l’événement et on commente quotidiennement l’événement jusqu’à la fermeture finale à la fin de l’été.
On en profite alors pour reprendre le financement accordé à Dernier Recours par Le MSSS et la Ville de Montréal et le redistribuer à plusieurs groupes communautaire ayant , grosso mode, la même mission. Nous sommes en 1992, c’est la nouvelle réforme en santé et services sociaux et on vise alors à mettre sur pied un plan régional d’organisation des services dans la plupart des secteurs des services sociaux. Il est plausible de croire que s’il n’y avait pas eu la controverse autour de Dernier Recours, il n’y aurait pas eu de projet de PROS en itinérance à Montréal.
Durant la même période, ma première activité au RAPSIM a été d’organiser une fête au Parc Lafontaine, une sorte de off festival en parallèle au 350e anniversaire de la Ville de Montréal qui avait causé de nombreuses arrestations d’itinérants et harcèlement policier.
Mais les périodes les plus difficiles ont certainement été les périodes estivales de 1998, 1999 et 2000. L’été 1998 a été la période où la police communautaire a intervenu les plus massivement dans le centre-ville de Montréal, ce qui permettait de récolter l’information pertinente sur les jeunes de la rue qui a permis, par la suite, une opération nettoyage sans précédent au Parc Émilie Gamelin. Durant cette opération, une bonne centaine de jeunes avaient arrêtés et menottés sur le sol et plusieurs dizaines avaient été arrêtés pour possession de drogue.
Cette période a été très difficile et nous étions peu nombreux à intervenir sur cet enjeu. Il y a avait une crainte, tout à fait fondée, de dénoncer les policiers et les commerçants sur leur agissement. D’autant plus que les résidents commençaient à s’organiser sur une base permanente avec la création de l’association des résidents des Faubourgs qui avait organisé une manifestation au mois de juin 2000. Nous avions alors créé une association qui s’appelait l’Association contre la criminalisation de la pauvreté et nous avions alors répondu par une contre-manifestation avant la leur. Dans la mesure où nous étions beaucoup plus nombreux que l’association des résidents, nous avons considéré cet événement comme une victoire.
Durant la même période, un nouvel acteur vient discrètement s’immiscer dans le champ de l’itinérance : la Commission des droits de la personne. Deux juristes participent aux rencontres du RAPSIM du RSI (car des problèmes de judiciarisation se posent ailleurs à Québec et Drummondville) et lentement mais sûrement vont construire le dossier qui va mener plusieurs années plus tard au saisissant rapport de la Commission des droits de la personne qui est une aide précieuse pour ceux et celles qui défendent les droits des personnes itinérantes.
Il faut dire, par ailleurs, que le milieu de la recherche a été très utile en produisant une analyse et une partie du discours des militants et des militantes intervenant en faveur de la défense des droits des personnes itinérantes. On n’a qu’à lire les premier chapitres du rapport de la commission des droits de la personne pour se rendre compte que plusieurs études du CRI ont été utilisé pour faire le portrait de l’itinérance et décrire les enjeux sociaux autour de la judiciarisation de l’itinérance.
Qu’en est-il aujourd’hui? Nous n’avons pas assisté à des événements disgracieux comme les « journées de la honte » au mois de mars 2000 depuis très longtemps. Mais la situation est encore fragile, il me semble. Nous l’avons vu cet été avec la petite controverse entourant le déménagement du Refuge des Jeunes. Il faut être vigilant et je crois que le RAPSIM l’est également.
Il faut être vigilant car le choc réel entre la norme et la marginalité va demeurer. Il est impensable ou très difficile de penser, pour les citoyens-nes es personnes itinérantes vont utiliser l’espace public comme un espace privé. Certains chercheurs l’avaient très bien décrit, il y a presque vingt ans. La chambre, c’est le refuge, la cuisine c’est le centre de jour, dans l’après-midi, on y demeure pour rester au salon et on utilise l’espace public pour aller travailler, c’est-à-dire aller mendier. Mais la rue peut être utilisée pour remplir l’ensemble des fonctions; dormir, manger, se reposer, travailler……
Car les résidents-es sont mieux organisés encore que dans le passé. Ce qui est très positif puisque ces résidents ont des préoccupations écologiques axées sur la qualité de vie. Mais la vie itinérante peut devenir facilement une nuisance dans l’environnement. Ce n’est pas parce que nous sommes écologistes que nous sommes pour la justice sociale. Mais les deux aspects peuvent se conjuguer et la gauche du 21 e siècle est en voie de redéfinir sur des bases. Mais en attendant, je crois que le « syndrome pas ma cour » est encore présent mais d’une manière plus civilisés qu’auparavant.
- 3. L’espace politique
Lors d’une entrevue que j’avais réalisée à Tommy Chouinard en juin 2000, je disais essentiellement deux choses :
- Les politiciens s’intéressent plus ou moins au phénomène de l’itinérance sauf lorsque c’est payant d’instrumentaliser cette problématique.
- Nous défendons un sujet absent. Il faudrait faire un effort pour mobiliser les personnes itinérantes.
Par définition, je pense qu’une personne itinérante est en fuite active comme l’immigrant ou le romanichel si on pense à un sujet d’actualité. Je me souviens après une réunion du comité de coordination du réseau solidarité itinérance en 1998, nous faisions la conversation autour d’une bière plusieurs membres ensemble. Un moment la discussion a porté sur une personne itinérante. En peu de temps, nous avons compris que cette personne était connue par les intervenants de Québec, Drummondville et Montréal.
Penser l’itinérance de cette manière est un enjeu pour le travail dans l’espace privé, public et bien sûr dans l’espace politique. Il est difficile pour la norme politique de reconnaitre la mobilité géographique, cette fuite des institutions de la part de personnes marginalisées. Difficile aussi d’appuyer des pratiques qui leur viennent en support. En 1996, lors de la controverse autour du déménagement de Cactus, un citoyen opposé au projet avait dit « Lorsque j’étais jeune, j’étais un hippie, On ne m’a pas déroulé un tapis rouge pour autant. » C’est de cette manière, qu’il concevait un site d’échange de seringues, un privilège qu’on accorde aux marginaux. Et je crois que plusieurs le voient ainsi.
C’est un défi donc de promouvoir un dispositif de politiques sociales et de programmes favorisant la défense des droits et je dirais, plus particulièrement, la sécurité sur le plan économique et social des personnes itinérantes. J’avais beaucoup aimé un livre d’Angela Davis) (Les goulags de la démocratie, 2006 qui disait qu’elle était d’accord avec les éléments autour de la sécurité des américains et des américaines mais qu’il fallait surtout parler de la sécurité alimentaire, dans le domaine du logement et du revenu pour les millions d’américains et d’américaines vivant dans la pauvreté.
C’est dans ce sens que nous avions commencé à travailler une plate-forme politique au Réseau Solidarité itinérance sur les axes du revenu minimum garanti, de l’accès aux services de santé et des services et celui du développement du logement social avec support communautaire. C’est avec ces axes d’action que nous avions l’intention de chercher à influencer le pouvoir politique. Ces axes ont été consolidés par la suite et on a rajouté, avec raison, la question de la formation et éducation qui sont essentielles lors des Premiers états généraux.
Qu’en est-il de ces axes aujourd’hui? Sans faire une évaluation systématique de chacun des axes , je vais tirer quand même les conclusions qui devraient s’imposer à mon avis :
Le revenu minimum garanti : Nous étions très téméraires de vouloir s’engager sur cette piste. Le revenu minimum garanti se voulait une manière de faire le débat sur la question fondamentale de la sécurité du revenu et aussi de faire le débat sur la question de l’économie sociale. On nous serinait tellement les oreilles sur la question de la formation professionnelle et de l’employabilité que nous avons pris le taureau par les cornes en affirmant la nécessité d’un revenu inconditionnel. Dans l’ensemble des luttes que la gauche québécoise doit mener, à mon avis, car dans celle là que nous avons connu le plus de reculs. Georges Campeau expliquait récemment que le niveau d’aide sociale qui était de 507.00$ par mois en 1989 est maintenant de 564$ par mois, alors qu’il devrait s’élever à 822$ par mois s’il avait été pleinement indexé. (NCS, numéro trois). Cette semaine, Ban Ki-Moon exhortait les dirigeants à en faire davantage pour enrayer la pauvreté. Je crois que nous devrons faire la même chose auprès de nos gouvernements. Devons-nous revoir notre projet de revenu inconditionnel? Je crois que le principe de l’inconditionnalité est fondamental mais on peut appliquer ce principe de rehaussement de l’ensemble des programmes sociaux. C’est donc une lutte à revoir.
Dans le domaine de l’accessibilité aux services de santé et des services sociaux, je ne crois pas qu’il y ait une nette amélioration mais il n’y a pas eu de régression non plus. Et dans un contexte de réorganisation permanente du réseau de la santé et des services sociaux, c’est une victoire de n’avoir rien perdu. Si je compare la situation actuelle à celle des années 96-97, au moment du virage ambulatoire, j’ai l’intuition que la réorganisation des services n’a pas affecté la prestation des services aux personnes itinérantes de Montréal. En ce qui concerne les régions, je ne suis pas en mesure de me prononcer et j’écouterai vos commentaires.
Cependant, la nouvelle organisation des services de santé et des services sociaux axée, soi-disant sur une plus grande efficacité, sur les objectifs mesurables sur l’évaluation statistique et sur la sanction des intervenants risque, à mon avis, d’affecter la prestation des services aux personnes itinérantes. Au CSSS Jeanne Mance, on a effectué des compressions budgétaire de 7,5 millions$ en effectuant une évaluation statistique et en effectuant une distinction entre les services et les activités communautaires. On cherche également à extraire des services réguliers ce qui n’est pas mesurable comme les activités communautaires de prévention. Dans ce sens, les services aux personnes itinérantes ne sont pas mesurables comme d’autres services plus spécialisés sur le plan technologique. Là aussi, il faut être vigilant.
Sur le plan du logement social avec support communautaire, il y a eu des gains très importants sur le plan quantitatif. Grâce à Accès-logis et IPAC, un nombre important de logement a été créé pour améliorer la sécurité des personnes itinérantes. Ce qui n’est pas rien. Je dirais qu’il y a eu un changement de paradigme en ce qui concerne le logement. Avant au début des années 90, j’entendais souvent des intervenants parler d’une personne qui n’était pas prête à vivre en logement et qui devait faire l’étape du refuge au logement en passant par l’hébergement à court et moyen terme. Je pense que ce parcours de transition n’est plus vraiment pertinent aujourd’hui et que le droit au logement, en l’occurrence au logement social avec support communautaire l’emporte sur ces dispositifs d’intervention. Tout le monde a droit à un logement et s’il n’est pas prêt , il aura droit à un support selon leurs besoins.
J’insiste sur le droit au logement social car j’entends depuis quelques mois des propos qui me heurtent profondément et je crois que le projet Chez soi est responsable de ces hérésies en quelque sorte. Par exemple, j’entends dire que le logement privé est préférable au logement social .J’entends dire que les personnes itinérantes préfèrent le logement privé au logement social, donc que les revendications du RAPSIM devraient être révisées. Ces propos partent d’un profond malentendu, sinon un préjugé. Si la représentation qu’on se fait du logement social ce sont de petits logements vétustes froid l’hiver et chaud l’hiver , il est possible qu’on puisse dire que le logement privé soit préférable. Or, ce n’est pas le cas. Et je crois qu’il est inacceptable de voir des décideurs et des chercheurs dévaloriser d’une manière aussi claire des pratiques sociales qui ont été supporté par le pouvoir public et qui viennent en aide aux personnes vulnérables de notre société.
- 4. Conclusion :
Je ne voudrais pas terminer sur une note négative. Il y a certes des préoccupations que nous pouvons partager ensemble sur la médicalisation de l’itinérance, les possibilités de répressions contre la vie itinérante dans l’espace public et une nécessité de remettre des revendications en avant plan comme la lutte à la pauvreté, pour un accès aux services de santé et des services sociaux ainsi que du droit au logement social. Je pense que si il y a eu des avancées sur l’ensemble de ces enjeux c’est qu’il y a eu une mobilisation d’intervenants-es et de militants partout dans la province. Une mobilisation au quotidien sur les questions relatives à la représentation de la personne itinérante ainsi qu’à la défense de ces droits sur le plan social et politique. C’est grâce à cette mobilisation que nous avons eu droit au rapport de la Commission des affaires sociales qui reprend une très bonne partie des revendications du RSI et c’est grâce aussi à cette mobilisation des intervenants-es et des militants-es que nous avons eu droit au rapport de la Commission des droits de la personne qui donnait raison à tous ceux et celles qui ont dénoncé pendant des années la judiciarisation de l’itinérance à Montréal ou ailleurs au Québec.