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Du mouvement et de l’antagonisme

Depuis quelques années, plusieurs mouvements sociaux ont repris le chemin de la résistance au Québec. On dira, «enfin», car est-ce qu’il y a un autre moyen de faire face aux dominants ?

par Pierre Beaudet

La rupture nécessaire

Dans les grandes mobilisations des dernières années, une ligne de démarcation a été tracée entre dominants et dominés. Certes, les éternels promoteurs de compromis n’aiment pas cela : pour eux, la «réconciliation» est au-dessus de tout, dans une certaine tradition catholique où le «peuple» uni ne doit pas se «chicaner», mais s’aimer. Cette idée du «consensus» est assez profonde dans notre culture politique au Québec. Mais elle ne s’impose pas toujours.

Ces ruptures ont été partielles, relativement ambigües, souvent non affirmées. Mais à Québec en avril 2001, c’était plus clair : Non à la subordination aux USA ! Le PQ, la direction de la FTQ, les bien-pensants du Devoir et d’autres étaient paniqués : «pourquoi être si radical ?!?» Peu de temps après, les peuples de l’hémisphère disaient la même chose que nous et ainsi, l’infâme projet de la «Zone de libre échange des Amériques» a été enterré une fois pour toutes. Comble de l’ironie, Jacques Parizeau, un des apôtres du libre-échange et d’une intégration «nord-sud» (entre le Québec et les États-Unis) avouait qu’il s’était trompé. Sans le dire, il disait que «nous» avions eu raison d’affronter.

Auparavant, quelque chose de semblable s’était produit avec les marches organisées par la FFQ contre la pauvreté et la violence. On avait traité Françoise David de «sectaire» pour avoir dit non aux stupidités du déficit zéro proposées par notre chef suprême Lucien Bouchard, pourtant endossées, à l’époque, par les directions des syndicats qui disaient «il ne faut pas aller trop loin». Depuis, on a trop bien compris le sens de ce projet et de la gestion néolibérale que le PQ comme le PLQ ont mis en place.

Ce discours du refus proposé par quelques secteurs sociaux a par la suite envahi l’espace public, notamment lors des grèves de décembre 1993, et plus encore, lors de la grève étudiante de 2005. Refus bien pensé, bien calculé, refus intelligent, et non un refus «obtus», «bouché», comme le disaient à longueur de journée les mêmes élites «lucides».

Autre caractéristique de ces mouvements, leur forme a été axée sur la mobilisation de masse. Il ne faut pas en faire une maladie, et il y a des mobilisations qui ne débouchent pas (ça arrive même assez souvent). Mais sans mobilisation, qu’est-ce qu’on est ? Au plus, des bons «négociateurs», des gens qui peuvent temporiser, gagner du temps (ce qui est parfois nécessaire). Au pire, des éteignoirs, des gate-keeper, des intermédiaires instrumentalisés par les dominants.

À travers les mobilisations des dernières années, des masses «inédites» ont pris la parole via la rue. Des «invisibles» et des «marginaux» qui en sortant au grand jour sont justement sortis de l’invisibilité et de la marginalité. Des jeunes ont entrainé des moins jeunes. Des travailleurs et des travailleuses ont rencontré des retraités et des sans-emploi. On a «découvert» à travers l’altermondialisme et le féminisme surtout que notre société était autrement plus riche que l’imagerie blanche-canadienne-française-catholique.

Est-ce qu’il y a un substitut à ces mobilisations ? Pas vraiment.

L’action directe

En général, nos mobilisations ont pris, volontairement, une forme de masse, pacifique. L’espace occupé et envahi par les multitudes, c’était un message très fort. De petits groupes, pour des motivations diverses, ont semé l’idée que ce n’était pas assez, qu’il fallait donc affronter la police, voire vandaliser. Ce message erroné a été véhiculé à l’époque par un certain anarchisme «soft» promoteur de la «diversité des tactiques», et qui voulait imposer au mouvement de masse de tolérer leurs clashes d’opérette. C’était ridicule et cela s’est estompé, en dépit de certaines tentatives de «théorisations»[1]. Ce qui était ridicule n’était pas, en soi, l’affrontement, mais le côté sectaire, théâtral, prétentieux de pseudo «avant-gardes» éclairées, reprenant, très souvent sans même le savoir, le drapeau des sectes d’ultra gauche d’une certaine époque. En gros, cette gestuelle est antipopulaire. Elle transforme les multitudes en spectateurs, elle est très souvent pensée, consciemment ou inconsciemment, pour attirer les trois secondes de «gloire» que vont lui donner les médias.

Par contre, ce serait une autre erreur de penser que l’action directe, ou la confrontation, est toujours sur ce registre de l’«avant-garde». Parfois, dépendamment des circonstances, la mobilisation de masse peut et doit même déboucher sur l’affrontement. Cela survient souvent comme une forme d’autodéfense contre les forces du (dés)ordre qui veulent déstabiliser nos mouvements. Pour être pensée cependant, cette confrontation ne peut être spontanée, ni encore moins reposer sur la théâtralité. C’est une action qui doit être conçue pour gagner, et non pour se faire casser la gueule, encore moins pour briser deux vitrines par défoulement et frustration. On voit cela, de nos jours, dans les occupations de lieux de travail en France, souvent accompagnées de «séquestrations» de patrons et de cadres, à qui on empêche physiquement de sortir jusqu’à temps qu’ils acceptent d’écouter les revendications. On l’a vu aussi avec les «blocages» et les barricades montées par les paysans et les autochtones en Bolivie, et pensées justement pour vaincre l’adversaire, rien de moins.

Bref, une manifestation qui débouche sur une confrontation et qui impose un rapport de forces favorable aux dominés, c’est une bonne chose, pas une mauvaise chose.

L’antagonisme

Dans notre société de classe, il y a un antagonisme irréductible entre les dominants et les dominés. C’est une vérité de la Palice que s’efforcent d’occulter les tenants de la «troisième voie», du «dialogue civilisé» et des «accommodements raisonnables» avec les puissants de ce monde. Cet antagonisme est profondément violent, car le capitalisme repose sur la spoliation, sur l’appropriation par une minorité des capacités et de la vie de la majorité. Cette violence peut être «ouverte», directe, immédiate. Elle peut être symbolique, excluante, paralysante.

Reconnaître cet antagonisme est donc un premier pas important, mais c’est seulement un premier pas. Car il faut aller plus loin. La résistance ne peut être seulement instinctive, émotive. Les dominés ont raison de se révolter, mais cette raison doit devenir explicite, et déboucher sur des stratégies. La résistance, y compris par l’action directe et la confrontation, doit être inscrite dans une analyse fine des rapports de force. Sinon, le risque est très grand que l’antagonisme ne soit dévoyé. Entrent alors en jeu toutes les propositions démagogiques, souvent inspirées par le populisme, l’ultranationalisme, la haine des «autres». Pour s’opposer à cela, les dominés doivent réfléchir, construire et reconstruire (le travail n’est jamais terminé) des «outils».

Que faire ?

Depuis que les masses affrontent le capitalisme, cette question lancinance ne peut jamais être contournée. Elle est difficile, car il faut y répondre «nous-mêmes», personne ne peut nous indiquer le chemin. Même si on peut apprendre de nos «ancêtres» lorsqu’eux-mêmes ont élaboré leur chemin. Est-ce que cela sert à quelque chose de relire la Commune de Paris, la critique de l’économie politique de Marx, l’expérience des Soviets, de la grande marche de la révolution chinoise ? Peut-on apprendre des processus en cours en Bolivie, au Brésil, au Venezuela, au Népal ?

Oui, ça sert à quelque chose, et oui, on peut apprendre. Mais si et seulement si cette «relecture» se fait dans le cadre de notre propre élaboration. Ce qu’un certain Lénine appelait brutalement l’«analyse concrète de la situation concrète». C’est un exercice qui requiert du souffle. Du temps et de l’énergie aussi. Aussi, il est temps de se remettre à la tâche à une plus grande échelle. L’avancée des mouvements de masse, l’ouverture (même modeste) de l’espace politique, la mobilisation sociale, les dialogues croisés qui surviennent depuis quelques temps via le Forum social et d’autres alliances, nous disent justement que le temps est venu.


[1] Voir notamment Francis Dupuis-Déry, les Black Blocs, Lux éditeurs, 2003

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