Par Pierre Beaudet
Les turbulences actuelles sur les marchés financiers mondiaux sont généralement décrites comme des effets des cycles économiques «normaux» qui évoluent aux rythmes des modulations de croissance/décroissance. En réalité, celles-ci révèlent des processus de plus grande envergure et profondeur à l’œuvre dans le cadre du capitalisme «réellement existant» qu’on appelle couramment le néolibéralisme. Sous l’égide de ce capitalisme contemporain qui a pris forme dans les années 1970, on assiste en effet à une profonde réorganisation des rapports sociaux, économiques et politiques à l’échelle mondiale. Bien sûr, cette évolution est «inégale» selon les territoires où elle prend forme, en fonction de forces spécifiques, dans une temporalité spécifique qui appartient à l’histoire, la culture, la politique. La difficulté est donc de comprendre la «tendance générale» sans mettre de côté les réalités sociales singulières qui modulent et même transforment, jusqu’à un certain point, cette «tendance».
«Crise» et transformation
Comment décrire cette «tendance» ? À un premier niveau, le néolibéralisme sape et détruit le mode de régulation antérieur, le keynésianisme, en bousculant les classes moyennes et populaires qui avaient fait partie du «grand compromis» keynésien. L’idée est de relancer l’accumulation du capital en réduisant les coûts salariaux (directs et indirects) dans le «nord global». Au-delà de cette réduction, il faut «rediscipliner» par la coercition du marché (et des mesures politiques qui l’accompagnent) ces classes devenues trop turbulentes et revendicatrices «malheureusement» imbues d’une culture des «droits» qui met des entraves à l’accumulation.
À un deuxième niveau, le néolibéralisme incorpore dans un nouveau cycle d’accumulation une partie importante du «sud global» qui était jusqu’à récemment dans une relation d’extériorité relative. Dans ce «nouvel espace», les classes moyennes et populaires n’ont pas le même rapport de forces avec les dominants qui sont confiants, à des degrés divers, de leurs capacités à imposer une régulation basée sur une sorte de keynésianisme «à la baisse», permettant un certain rehaussement des revenus salariaux d’une part, en échange d’une subordination aux «impératifs» de l’accumulation.
De ce «transfert» qui est bien plus que géographique espère le capital «générique», on fera d’une pierre deux coups. Briser le compromis keynésien coûteux et turbulent d’une part, imposer aux classes en question de travailler plus pour moins en se «resubordonnant» aux dominants. Relancer l’accumulation vers de «nouveaux territoires» d’autre part, là où les rapports sociaux sont présentement structurés de manière à redonner au capital l’«avantage» perdu au fil du temps.
Les contradictions
Ce «projet» (qui n’est pas vraiment un) se déploit, comme nous l’avons dit plus haut, dans l’univers réel des rapports sociaux et des luttes sociales. Il n’apparaît pas comme un plan préétabli, il évolue selon plusieurs niveaux de forces. Évidemment, il se module selon les résistances des classes populaires et moyennes. Est-ce que les dominants peuvent «casser» ces classes, leur imposer des termes qui correspondent aux «impératifs» du capital ? Est-ce qu’au contraire, les classes populaires sont en mesure de bloquer l’accumulation, l’entraver tout au moins ?
À une autre échelle, le capital n’est pas un espace «lisse». Les «dominants» ne sont pas un groupe homogène. Selon les rapports de forces qui prévalent ici et là, ils ont des stratégies diverses et dans une certaine mesure, ils s’opposent les uns aux autres dans la logique de l’accumulation qui est basée ultimement sur la compétition. Dans le monde actuel, ces affrontements entre les dominants prennent de l’ampleur. Dans un sens, l’implosion de l’URSS a «libéré» ces forces centrifuges qui étaient limitées auparavant par la nécessité de «contenir» la «menace». Ces forces centrifuges s’expriment au sein de la «triade» (États-Unis, Union européenne et Japon). Et aussi de plus en plus, entre cette «triade» et les forces «émergentes» qui prennent forme autour de la Chine, de l’Inde, du Brésil, de la Russie postsoviétique. Qui va réellement dominer le nouveau cycle de l’accumulation ? Quelle sorte d’architecture postkeynésienne et post-ONU peut être mise en place pour gérer les contradictions au profit d’un consensus durable entre les dominants ?
Ce sont de ces questions fondamentales qu’émerge la crise. Celle-ci apparaît dans un processus de destruction de l’ancien monde (pas encore tout à fait mort) et de reconstruction d’un nouveau monde (pas encore né). Entre ces deux mouvements descendant et ascendant se glissent des fractures, des conflits, du désordre, du chaos. De cette crise ressortent non seulement des affrontements, mais aussi des «options», des bifurcations. Celles-ci en retour sont à la fois des causes et des conséquences de la crise : elles sont des causes parce qu’elles orientent ou réorientent les rapports de forces dans des directions contradictoires ; elles sont des conséquences parce qu’elles sont des tentatives de réponses à cette crise.
Les dominés devant le choc
Pendant une assez longue période essentiellement après la deuxième guerre mondiale, les classes subalternes dans plusieurs pays du monde ont transformé les rapports de force existants à leur avantage. Dans le «nord global», elles ont imposé un compromis social permettant l’incorporation de la majorité dans un espace social régulé et protégé (jusqu’à un certain point) et où cette protection a été transférée dans un nouvel univers juridique et politique avec des «droits» conséquents, et également des «devoirs» dont le premier et le plus important était celui de «respecter» le mode de domination en question. Dans l’évolution subséquente des révolutions et des guerres en Russie et en Europe centrale, ce compromis a pris une autre forme, le «soviétisme», qui permettait également aux dominés d’améliorer leurs conditions de vie. Enfin dans le «tiers-monde», les révolutions asiatiques et l’indépendance de plusieurs colonies ont débouché sur de grandes transformations au bénéfice des classes populaires. Or comme on sait aujourd’hui, cet ancien monde est en train de se dissoudre.
Dans le nord global, le processus prend plusieurs formes dont la destruction accélérée depuis quelques temps de la classe ouvrière industrielle, qui était à la fois le centre et le pilier du compromis keynésien et du prolétariat (catégorie plus vaste regroupant l’ensemble des couches sociales subordonnées à l’accumulation). Cette classe ouvrière (centrale à l’accumulation mais non majoritaire dans les classes populaires) est disloquée par les restructurations basées sur la sous-contractualisation, la délocalisation et l’émergence de nouvelles formes de contrôle patronal. À la place de celle-ci émergent de «nouvelles» articulations sociales segmentées, pour simplifier, en deux «familles». D’une part, une masse croissante de prolétaires non-qualifiés, précaires, mobiles, corvéables, dans un univers de droits restreints. D’autre part, une couche prolétarienne minoritaire mais stratégique, occupant des fonctions indispensables dans le processus d’accumulation actuel parfois désigné de «capitalisme cognitif». Ces dites «classes moyennes» sont vastes et amalgament des réalités diverses : techniciens de haut niveau, scientifiques prolétarisés mis directement au service de l’accumulation, manipulateurs des flux de communication et de culture, etc.
D’un côté comme de l’autre, les dominés se retrouvent atomisés, désorganisés, en perte d’identité puisque les anciennes formes de socialisation et de relation au travail, au capital et au pouvoir (partis social-démocrates, syndicats, associations, etc.) ne correspondent plus aux réalités actuelles. Pour les optimistes (Toni Negri par exemple), de cette nouvelle «multitude» apparaît un nouvel «anticapitalisme» plus radical. Pour les pessimistes, la perte de sens causée par la dislocation enlève aux dominés, du moins pour une certaine période, la capacité de résister réellement.
Prolétaires et peuples dans le sud global
La chose prend une allure radicalement différente dans l’autre partie du monde. La segmentation se présente comme suit. D’une part, l’accélération de l’accumulation via le transfert d’une partie considérable de la production crée, élargit, renforce une «nouvelle» classe ouvrière œuvrant dans des conditions pré-keynésiennes (du point de vue salarial notamment). Celle-ci «gagne» relativement à son statut antérieur et accroît, d’une manière relative, son rapport de force dans un processus lent et moléculaire. Autour de ce noyau ouvrier se recompose une vaste «classe moyenne» qui occupe des fonctions intermédiaires stratégiques et qui acquiert une force politique considérable, notamment en rapports avec les anciennes classes dominantes dans le sud global. Enfin à l’«extérieur» se maintient une multitude misérable, à la fois inépuisable réservoir de main d’œuvre et force de «retenue» contre les couches ouvrières et moyennes.
Les dominants espèrent (rêvent) de maintenir ce mode actuel en évitant de recréer les conditions du compromis keynésien. La coercition et la violence demeurent indispensables pour contenir les ardeurs des classes populaires au moment où celles-ci prennent confiance de leurs forces. Mais l’expérience historique démontre que cela n’est pas suffisant. Pour éviter cette «impasse», les dominants dans le sud global misent sur au moins deux processus. D’abord, ils peuvent continuer à élargir l’accumulation postkeynésienne en maintenant la mobilité du capital (facilitée par les nouveaux processus techniques). Le prolétariat chinois est «menacé», par exemple, parce que le capital est libre de se déplacer «ailleurs» (il y a deux autres milliards d’habitants en Asie).
Ensuite, les dominants du sud utilisent, en partie justement, le fait qu’il faut se battre contre les dominants du nord : la «nation» doit regrouper, avec des sacrifices, l’ensemble des catégories sociales, pour résister aux assauts de l’extérieur. Cet argument est véridique : la Chine, l’Inde et le Brésil, notamment, doivent se renforcer pour imposer de nouvelles régulations à la triade, d’où le blocage des négociations de l’OMC pour ouvrir le «marché mondial». Les dominants du sud global veulent l’ouvrir, mais à leurs conditions, et non sur le mode de la subordination totale au nord global. De cela émerge un néonationalisme politiquement conservateur et socialement régressif. Le néolibéralisme «sauvage» ou «à visage humain» s’articule autour d’un bloc social ample qui subordonne les dominés dans un nouveau cadre hégémonique.