Dans le marasme de l’après-Copenhague (décembre 2009), l’espoir de parvenir à construire des politiques réellement durables est principalement venu d’Amérique La-tine ; plus précisément de la Bolivie et de l’Équateur. Les deux pays andins n’ont plus seulement attiré l’attention des militants soucieux d’observer et de s’inspirer de l’expérience de présidents et de gouvernements progressistes, issus (directement dans le cas d’Evo Morales) du mouvement social, mais ont également largement intéressé les écologistes. Evo Morales a convoqué une rencontre autour des Droits de la Terre-Mère, tandis que l’Équateur a initié le projet (en voie d’abandon) de gel des forages pétroliers dans le parc national de Yasuni. L’Équateur est par ailleurs le premier État au monde à avoir reconnu, dans sa constitution, les droits de la Nature. Le chercheur uruguayen Eduardo Gudynas revient dans cet article sur les fondements et la portée de l’expérience équatorienne.
Il est aujourd’hui admis qu’existent des liens étroits entre les stratégies de développement et le contexte écologique. Ces derniers sont particulièrement visibles en Amérique latine, où les économies nationales continuent à reposer sur une intense exploitation des ressources naturelles et où les matières premières figurent au premier rang des exportations.
Après plus de quatre décennies de débats, d’avancées et de reculs en matière d’environnement et de développement, des innovations substantielles se sont concrétisées ces dernières années. Dans la perspective d’un changement de cap, elles portent un énorme espoir, qui ouvre la voie à la protection du patrimoine écologique latino-américain. Parmi ces changements, la nouvelle Constitution équatorienne se distingue sans aucun doute, qui reconnaît légalement pour la première fois les droits de la Nature, en même temps qu’elle les articule avec la proposition originale du « Bien Vivre » comme alternative au développement actuel.
Dans cet article, nous examinerons quelques points saillants des relations entre environnement et développement dans le nouveau cadre établi par la Constitution rédigée à Montecristi. Nous commencerons par un bref résumé des différents courants du développement durable, et montrerons que le nouveau texte constitutionnel permet d’avancer jusqu’à ce que nous appelons la « durabilité très forte ». Celle-ci se caractérise notamment par la reconnaissance de valeurs intrinsèques à la Nature, ce qui en fait un sujet de droits. Nous analyserons ensuite les implications de ces propositions, autour de quelques éléments précis, comme les propositions de transition vers des alternatives qui rompent avec l’extractivisme. Pour finir, nous commenterons quelques enseignements, plus particulièrement ceux qui sont pertinents pour les organisations de la société civile.
Ce texte présente les résultats d’une recherche en cours de l’auteur, ainsi que des éléments qui reprennent, avec des modifications et des actualisations, des articles antérieurs, notamment des éléments issus d’une étude sur l’écologie politique de la nouvelle constitution équatorienne.
Le développement durable comme concept pluriel
Le développement durable est un concept qui a maintenant une longue histoire. À partir des premières discussions sur l’environnement et le développement des années 1970, les premières références à la durabilité se sont formalisées au début des années 1980. En 1980, par exemple, la première Stratégie mondiale de la Conservation souligne que, pour que le développement soit durable, il est nécessaire de tenir compte de facteurs économiques et sociaux, liés à l’ensemble des ressources vivantes et inanimées offertes par les écosystèmes.
À l’origine, la durabilité part de préoccupations environnementales, qui invoquent la nécessité d’utiliser les ressources naturelles au rythme auquel la Nature les reproduit, et d’accorder les impacts à leurs capacités d’adaptation. Les formulations les plus reprises se retrouvent dans le rapport « Notre avenir à tous », rédigé par la Commission mondial sur l’Environnement et le Développement des Nations unies. Dans sa définition, il établit que le développement durable doit « répondre aux besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations futures de satisfaire les leurs », et reconnaît l’existence de limites, même si ces dernières ne sont pas absolues. Dans cette perspective, la définition progresse dans la reconnaissance que les limites proviennent de « l’état actuel de la technique et de l’organisation sociale, ainsi que de la capacité de la biosphère de supporter les effets des activités humaines ». Pour autant, la « technologie comme l’organisation sociale peuvent se gérer et s’améliorer afin d’inaugurer une nouvelle ère de croissance économique ».
Comme il s’agit d’une définition large, elle reconnaît d’une part les limites écologiques à l’expansion économique, et soutient, d’autre part, que celles-ci peuvent être gérées socialement et technologiquement. Par conséquent, elle tente une réconciliation avec l’objectif classique de la croissance économique. Dès lors, le concept de développement durable s’est diversifié en différents courants, certains mettant l’accent sur les besoins humains, d’autres sur les générations futures, certains sur les impératifs de conservation de la biodiversité, et, pour finir, quelques-uns sur la croissance économique. La durabilité s’est convertie en un champ hétérogène, où se rencontrent diverses conceptions.
Cette diversité est tellement importante qu’il n’y a guère de sens à tenter d’imposer une définition. Il est bien plus important de caractériser et définir les différents courants, pour comprendre que ce qui se cache derrière l’appellation développement durable dans chaque cas. Ces différents courants peuvent être distingués en fonction de leur distanciation et de leurs critiques des stratégies de développement conventionnelles. Cette classification se centre sur les différentes formes selon lesquelles les différentes visions de la durabilité conçoivent la Nature (par exemple : s’agit-il d’un capital naturel ou non ?), le rôle de la science et de la technique, ou encore les compromis éthiques (comme ceux qui émergent en Équateur avec les droits de la Nature).
Le premier ensemble de positions correspond à ce que nous appelons la durabilité faible, qui inclut des positions de type réformiste qui proposent des solutions techniques aux problèmes environnementaux, par exemple, via des filtres pour les cheminées ou des dispositifs de traitements des émissions dans les usines. Face aux limites de la Nature, que ce soit dans la disponibilité des ressources naturelles comme dans la capacité de l’environnement à amortir les impacts écologiques, ceux qui appuient cette vision défendent la possibilité de les gérer. Ses promoteurs font un usage intensif de la valorisation économique, qui leur permet d’introduire les questions environnementales dans les analyses économiques classiques.
Le deuxième ensemble, la durabilité forte, reconnaît l’importance des solutions techniques et de la valorisation économique, tout en constatant que d’autres comportements sont nécessaires pour garantir la durabilité. Dans cette perspective, la reconnaissance de la notion de Capital naturel s’accompagne de la conscience qu’au moins une partie doit être nécessairement préservée. Cette dernière repose sur le fait qu’il est impossible d’assurer une substitution parfaite entre le Capital naturel et les autres formes de Capital d’origine humaine. Pour finir, la durabilité très forte, promeut des changements majeurs à tous points de vue. Elle défend une valorisation plurielle de la Nature, dont le Capital naturel n’est qu’une forme. En effet, les valorisations peuvent s’exprimer sur plusieurs registres, telles que les valeurs écologiques, esthétiques, religieuses, culturelles, etc. Partant de là, elle recourt au concept de Patrimoine Naturel, compatible avec cette valorisation pluridimensionnelle. En outre, elle défend ce qui est appelé les valeurs propres, ou intrinsèques, de la Nature. Il s’agit des valeurs propres aux espèces vivantes et aux écosystèmes, indépendamment de leur utilité ou de leur appréciation par l’espèce humaine. Cette perspective est habituellement qualifiée de biocentrique. Dans ce courant, les solutions techniques jouent un rôle important, mais ne suffisent pas à faire face à ces valorisations multiples. Il est donc essentiel de s’appuyer sur les espaces politiques. Alors que la durabilité faible peut se résoudre de manière technocratique, la durabilité très forte est toujours une discussion politique. Il est important de rappeler que ces approches ne s’opposent pas les unes aux autres. Au contraire, l’une se prolonge dans la suivante (comme on peut le voir sur le schéma 1). Ainsi la durabilité très forte ne rejette-t-elle pas la notion de Capital naturel. Elle affirme cependant qu’elle est insuffisante. Son approche, fondée sur le Patrimoine naturel, inclut les valorisations économiques dont rend compte la notion de Capital naturel, mais elle la place aux côtés d’autres types de valorisations. Par conséquent, le processus de décision est nécessairement politique, et non technocratique.
La physionomie de ces divers courants maintenant rappelée, il est possible d’analyser la présentation de la question environnementale et du développement dans la nouvelle Constitution équatorienne. Il est intéressant d’étudier le type de durabilité auquel correspond le texte de Montecristi, et, plus particulièrement, ses potentiels quant à l’approfondissement d’une stratégie de développement alternative.
Environnement et Bien Vivre dans la constitution de Montecristi
La nouvelle Constitution équatorienne suscite une importante attention internationale, parce qu’elle présente deux innovations marquantes. Elle reconnaît, d’une part, les droits de la Nature, et défend, d’autre part, l’idée d’une alternative au développement : le Bien Vivre (Sumak Kawsay). Cette approche permet de trouver de nombreux liens avec le développement durable. Ce cadre établi, nous commencerons par rappeler que la nouvelle Constitution octroie une importance substantielle aux droits de la Nature. Elle est appréhendée de manière originale, puisque la catégorie de la Nature est placée au même niveau que la Pachamama. Partant de là, elle dispose que la Nature/Pachamama « a droit à ce que soient pleinement respectés son existence, ainsi que le maintien et la régénération de ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs » (art. 72). Elle va même plus loin sur ce point, et ajoute qu’elle a également droit à une restauration intégrale (art. 73). Cette approche originale est à son tour articulée avec la reconnaissance des droits classiques des citoyens, à la qualité de vie et à un environnement sain, comme nous le verrons plus bas.
On retrouve de nombreuses innovations dans cette formulation. Elle complète la vision occidentale classique de la Nature par les savoirs traditionnels des peuples indigènes tels qu’exprimés dans la Pachamama. Cette approche multiculturelle, qui reconnaît les droits de la Nature, établit implicitement qu’elle possède des valeurs intrinsèques (autrement nommées valeurs propres). La Nature cesse ainsi d’être un objet géré en fonction de son utilité ou des bénéfices humains que l’on espère en retirer, et devient sujet de droits. Cette vision est renforcée par la reconnaissance d’un droit de la Nature non seulement à être protégé, mais à être restaurée.
Même s’il est courant de trouver des articles de journaux qui font référence à la nouvelle Constitution bolivienne, il est nécessaire de souligner l’existence de différences substantielles. En effet, le texte constitutionnel bolivien ne reconnaît pas de droits propres à la Nature, et évoque les thématiques environnementales restreintes aux droits civils classiques. Ces droits classiques, comme, par exemple, le droit à un environnement sain, sont également présents dans la constitution équatorienne : les droits à un environnement sain sont notamment mentionnés dans son article 14. Ils correspondent à ce que l’on appelle les droits de troisième génération, qui incluent des éléments sociaux, économiques et environnementaux. Leur cadre conceptuel s’explique lui-même à partir des exigences des citoyens vis-à-vis de l’État. L’approche théorique diverge donc de celle qui fonde les droits de la Nature. Dans ce cadre, l’environnement n’est pas protégé pour ses valeurs propres, mais parce qu’il est nécessaire pour garantir la qualité de vie et la santé des individus, leurs biens ou encore leurs bénéfices. Ce sont donc des droits qui partent de et reviennent vers l’être humain. L’un des intérêts du texte de Montecristi, c’est qu’il juxtapose les deux systèmes de droits : l’ensemble des droits des citoyens, qui inclut la qualité de l’environnement, et l’innovation que représentent les droits de la Nature.
Ce système de droits trouve son articulation dans le Bien Vivre. La Constitution dispose que le Bien Vivre n’est possible sans un environnement sain, écologiquement équilibré, qui garantisse la durabilité. Tous ces éléments s’influencent mutuellement. Elle indique également que le Bien Vivre requiert que « les personnes, les communautés, les peuples et les nationalités jouissent effectivement de leurs droits, et agissent dans le cadre de l’interculturalité, du respect de leurs diversités et de la coexistence harmonieuse avec la Nature » (art. 275).
Le Bien Vivre est un concept encore en construction, même s’il existe un consensus autour du fait qu’il représente une rupture avec les approches conventionnelles du développement. Cet objectif apparaît clairement dans la Constitution de Montecristi, qui inclut dans cette perspective plusieurs liens avec la question environnementale. Elle indique que le régime de développement doit être au service du Bien Vivre, et, entre autres objectifs, on peut lire qu’il vise à « restaurer et conserver la Nature et maintenir un environnement sain et soutenable » (art. 276), garantir l’accès à une eau, un air et un sol de qualité, ainsi qu’aux produits des ressources naturelles. Ces objectifs assignent des devoirs, tant à l’État qu’aux personnes et aux collectivités (art. 277 et 278). L’importance de la planification étatique est également soulignée (par exemple dans les articles 275 et 277), dans un cadre participatif et décentralisé (art. 279). Les éléments de ce type inscrivent le Bien Vivre dans le champ du développement durable.
La Constitution aborde deux autres aspects clefs de tous les courants de la durabilité. Elle indique clairement que les êtres humains doivent s’approprier les ressources et richesses de l’environnement, mais elle précise un contexte nouveau, à savoir que cette appropriation doit être mise au service du Bien Vivre. Par exemple, l’article 75 indique que les « personnes, communautés, peuples et nationalités ont droit à bénéficier de l’environnement et des richesses naturelles que leur offrent le Bien Vivre ». La reconnaissance des droits de la Nature impose des conditions drastiques concernant les voies acceptables pour interagir avec l’environnement.
L’approche équatorienne se distingue largement de celle en vigueur en Bolivie, dont le nouveau texte constitutionnel établit qu’une des finalités de l’État est l’industrialisation des ressources naturelles. Il est par exemple indiqué que « l’industrialisation et la commercialisation des ressources naturelles seront une priorité de l’État » (art. 355). Cette formulation crée donc des contradictions potentielles entre les aspirations à la préservation de la Nature et l’objectif d’industrialiser les ressources naturelles.
Alors que le Bien Vivre équatorien débouche sur un vaste ensemble de droits, incluant ceux de la Nature, la position bolivienne laisse réapparaître les approches utilitaristes de l’environnement, en particulier celles liées à l’extractivisme. Ces tensions doivent être analysées avec attention, parce qu’elles concernent tous les États (y compris l’Équateur), qui manifestent un désir d’approfondir une veine extractiviste permettant de financer l’État et de promouvoir la croissance économique. En réalité, les prix élevés des matières premières, sont à l’origine de pressions énormes pour étendre les infrastructures minières et pétrolières ainsi que les nouvelles monocultures d’exportation. Dans le cadre du néo-extractivisme des pays dont les gouvernements sont progressistes, ces infrastructures sont justifiées parce qu’elles servent à financer l’État et nombre de ses programmes sociaux de lutte contre la pauvreté. Malgré ces intentions louables, c’est un régime de développement insoutenable, de haut impact social et environnemental, qui produit des conflits citoyens continus.
Derrière ces approches utilitaristes, on retrouve les perspectives classiques, qui sont anthropocentriques, puisque la détermination des valeurs et de l’utilité se fait toujours en fonction de l’être humain, tandis que la Nature est quand à elle perçue comme un ensemble d’objets qui doivent être appropriés. Ces approches engendrent des attentes en termes de rentabilité, où la valorisation économique prime, et presque toutes les stratégies (de développement, NDT) sont insoutenables : on ne retient alors du développement durable que la version faible.
À l’inverse, la voie Équatorienne propose un éventail majeur d’options, dont certaines conçoivent la Nature comme un sujet de droit et lui reconnaissent des valeurs intrinsèques. Il s’agit des valeurs propres à l’environnement, tant aux êtres vivants qu’à leurs supports physiques, qui ne dépendent pas de l’utilité ou de l’appropriation par l’être humain. Cette approche, dans laquelle la vie, humaine comme non-humaine, est une valeur en soi, est appelée biocentrique. On peut par conséquent distinguer le biocentrisme, qui reconnaît des valeurs propres à l’environnement, de l’anthropocentrisme, pour lequel la Nature est valorisée par son utilité ou le bénéfice qu’elle représente pour l’Homme (généralement comme valeur d’usage ou valeur d’échange).
Les choix en faveur du développement durable
Une fois ces éléments établis, il apparaît clairement que le texte constitutionnel actuel est un terrain fertile pour la perspective du développement durable. On y trouve des références claires à la durabilité : depuis le postulat selon lequel un droit à l’environnement sain et écologiquement équilibré doit être au service de la durabilité (art. 14), jusqu’au devoir qu’a l’État de garantir un modèle durable de développement, équilibré environnementalement, protégeant la biodiversité, et assurant la reproduction naturelle des écosystèmes (art. 395).
Tous les courants de la durabilité ont trait, d’une manière ou d’une autre, à la recherche d’un certain équilibre entre les différentes composantes sociales, économiques, écologiques, etc. Cette perspective apparaît dans la Constitution, par exemple lorsqu’elle stipule le respect de la diversité culturelle et la satisfaction des besoins des générations actuelles et futures (art. 395). Dans le même ordre d’idées, elle affirme que l’appropriation des ressources naturelles, doit être faite selon « un mode rationnel, durable et soutenable » (art. 83). Elle établit également qu’il est nécessaire d’assurer la « conservation et l’utilisation durable de la biodiversité » dans les territoires des nations et peuples indigènes (art. 57). Elle précise également qu’il est, dans le cas de l’Amazonie, nécessaire d’adopter des politiques de développement durable qui protègent la biodiversité, et doivent, dans le même temps, compenser les « inégalités de son développement et consolide(r) sa souveraineté » (art. 259). Elle inclut des références à une « ville durable » (art. 31).
Un examen plus rigoureux des contenus permet de mettre en évidence qu’entre les trois courants de la durabilité, le mandat de Montecristi est clairement orienté vers la durabilité très forte. Rappelons que le régime de développement se définit comme « l’ensemble organisé, durable et dynamique des systèmes économiques, politiques, socioculturels et environnementaux, qui garantissent la réalisation du Bien Vivre ou Sumak Kawsay » (art. 275). Par conséquent, dès l’origine, la Constitution part d’une conception multidimensionnelle, qui intègre des éléments sociaux et environnementaux, et les oriente vers le Bien Vivre. Elle hiérarchise divers éléments environnementaux, tels que restaurer et conserver la Nature, assurer un environnement sain et offrir un accès juste et de qualité aux ressources naturelles (art. 276).
Mais c’est la reconnaissance des droits de la Nature et de la Pachamama, et le droit à sa restauration, qui font rentrer la proposition équatorienne dans la durabilité très forte. Ici s’exprime indubitablement une approche biocentrique, dans laquelle la Nature a une valeur intrinsèque, à côté des valorisations humaines, qui sont elles-mêmes multiples, écologiques, esthétiques, religieuses, économiques, etc.
L’équilibre avec la dimension économique est l’un des aspects les plus controversés dans les débats sur la durabilité. Sur ce point, la Constitution indique qu’il est nécessaire de promouvoir « l’incorporation de la valeur ajoutée avec la plus grande efficacité », mais elle précise aussitôt que cela doit être fait « dans le cadre des limites biophysiques de la Nature, et du respect dû à la vie et aux cultures » (art. 284). C’est une formulation défendue ces dernières années tant dans le courant de durabilité forte que dans celui de la durabilité très forte. Les contenus qui concernent la souveraineté économique s’inscrivent dans ce cadre.
De fait, les divers articles traitant de l’environnement comme patrimoine, ou dans lesquels l’approche multiculturelle est défendue, correspondent également au courant de la durabilité très forte, qui promeut une valorisation multiple de l’environnement. L’approche biocentrique affirme que la valorisation de l’environnement restreinte au Capital naturel est insuffisante – au contraire, la durabilité très forte défend l’idée d’un Patrimoine naturel. Il s’agit d’une Nature qui, sous certaines conditions, peut receler des éléments qui relèvent du marché, mais qui forme un ensemble bien plus vaste irréductible aux seules relations marchandes.
Les articles de la Constitution qui concernent la gestion environnementale montrent qu’une approche technocratique peut avoir de l’intérêt, mais qu’elle est, quoiqu’il arrive, insuffisante pour garantir le Bien Vivre. En effet, la durabilité ne saurait être réduite à une discussion sur les techniques les meilleures pour faire face à l’impact environnemental : elle est au contraire une question essentiellement politique. Ce postulat trouve un écho dans plusieurs mandats constitutionnels, qui ont trait aux recommandations sur la planification et sur l’élaboration des stratégies de développement ou à l’ensemble des composantes de la participation citoyenne. On peut par conséquent en déduire que la Constitution tend à aller vers une stratégie alternative de développement de type très forte.
La reconnaissance des droits de la Nature elle-même se fait dans un cadre spécifique à l’intérieur même de la durabilité très forte, connu sous le nom « d’écologie profonde ». Ce courant, promu par le philosophe Arne Naess, a connu son apogée dans la décennie 1980. Mais, au-delà, la formulation équatorienne s’est créée en bonne partie de manière indépendante, et l’apport des traditions et sensibilités des groupes indigènes, ainsi que le travail antérieur de nombreuses organisations environnementales n’y ont pas été négligeables.
La remise en question du développementalisme
La durabilité très forte et le Bien Vivre, constituent, aux côtés d’autres courants contemporains, diverses manières de remettre en question le développement conventionnel, de mettre en évidence ses limites importantes et ses promesses rompues de bien-être, du fait même que, dans de nombreux cas, ses apports concrets sont assombris par ses effets négatifs.
Le développementalisme classique, en particulier dans le cadre de sa traduction néolibérale, alimente des idées simplistes. Partant du principe que la croissance économique engendre des effets de débordement bénéfiques à la société, la croissance économique recouvre tous les objectifs. Le moteur de cette croissance a par exemple été l’exportation des ressources naturelles, et le passage au tout marché des échanges sociaux. Ces idées ont fini par être durement remises en cause au cours des dernières années, et l’alternance politique vers le progressisme qu’ont connu beaucoup de pays latino-américains est l’expression d’un changement d’attitude substantiel. Parmi ces nouveaux gouvernements, nombreux sont ceux qui ont obtenu d’importants succès en prônant un retour de l’État, un plus grand engagement au service de larges secteurs délaissés de la population, plus particulièrement à travers une lutte plus déterminée contre la pauvreté. Néanmoins, concernant l’environnement, de nombreuses questions restent en suspens – les tensions les plus vives concernent l’émergence d’un neo-extractivisme.
Il est clair que, par-delà les tendances politiques, les croyances basiques sur le développement se reproduisent. Il est encore et toujours compris comme un processus linéaire, qui présuppose un progrès, allant de stades de sous-développement à d’autres stades développés, qui s’expriment pour l’essentiel sur le plan matériel et dans le cadre de dynamiques économiques. Dans cette vision classique, l’appropriation de la Nature était un élément central, et comme il est connu que l’Amérique Latine recèle une richesse naturelle énorme, peu acceptèrent l’idée de limites écologiques à la croissance économique. Même dans le cadre du néo-extractivisme progressiste, perdure l’idée que l’État est le moyen d’assurer une appropriation plus intense et plus efficace des ressources naturelles, et que cette dernière doit être réalisée aussi tôt que possible pour répondre aux besoins sociaux.
Ces positions, ainsi que d’autres, sont critiquées tant pour leurs bases théoriques, que pour leurs projets, stratégies et instruments. Les remises en question ne sont toujours uniquement ponctuelles, comme ce fut le cas au sujet de certaines centrales hydroélectriques jugées néfastes ou de réformes commerciales de l’agriculture ; elles se sont attaquées à l’idée même de développement. Ces tentatives ont cherché à souligner que le terme même de développement n’est pas neutre, mais qu’il a une signification précise quant au rôle que doivent exercer nos États, quant à la manière dont est comprise la qualité de vie, la défense du progrès économique et l’espace dévolu à la Nature. Quand on parle de développement, on évoque des exemples d’origines européenne ou états-unienne, on pense à des usines aux cheminées fumantes et à des armées de tracteurs labourant les champs.
« Le développement est aujourd’hui un mythe à l’agonie, un slogan pour vendre des produits toxiques », affirme le chercheur mexicain Gustavo Esteva. Il ajoute que le concept de développement est devenu un terme labile qui traite d’une grande variété de questions, et qui a sous-tendu, dans les pays du Sud, l’illusion qu’ils pourraient sortir de la pauvreté. Mais, concrètement, ces plans de développement ont servi à ce que les pays riches deviennent plus riches, tandis que les pays du Sud continuèrent à faire face à leurs problèmes de pauvreté. Le développementalisme, encouragé tant par la droite que par la gauche conventionnelle, n’est pas parvenu à tenir ses promesses, et la rupture est devenue inévitable. Ce même Esteva affirme que, pour aller au-delà de ces visions conventionnelles, le post-développement a pour tâche de « célébrer les innombrables définitions du Bien Vivre de ceux qui sont parvenus à résister aux tentatives de le remplacer par l’American Way Of Life ».
Par ce biais, de nombreuses et diverses approches ont émergé, qui tentent de reformuler l’essence même du développement, tant sur le plan des idées que dans ses applications concrètes, certaines ayant un objectif général, d’autres partant des urgences et éléments de contextes propres à l’Amérique latine. Il s’agit d’une rénovation, qui cherche des alternatives au concept de développement lui-même, et qui génère par conséquent des développements autres. Explorer des développements alternatifs ne suffit pas, en revanche, une alternative au développement est nécessaire, qui implique dans de nombreux cas d’abandonner le terme même de développement pour en utiliser d’autres, comme le Bien Vivre.
Il est important de souligner que ces tentatives ne sont pas nécessairement anciennes ou modernes, totalement indigènes ou européennes, pas plus qu’il est possible de dire qu’elles sont de gauche ou de droite en suivant les vieilles perspectives politiques conventionnelles, mais qu’elles doivent dépasser ces catégories pour engendrer un nouveau regard sur la société, sur ses interactions productives et sur le rôle de l’environnement. Des liens existent entre des idées qui ont une longue histoire, comme le Sumak Kawsay, et d’autres plus récentes, telles que le biocentrisme défendu par l’écologie profonde. Il n’est par conséquent pas question d’opposer des savoirs ou des traditions entre eux, mais de chercher les formes de leur articulation.
Alternatives au développement
Différentes composantes des alternatives au développement sont en train de s’agréger, et bon nombre d’entre elles s’expriment dans les discussions actuelles sur le Bien Vivre. La part de la durabilité très forte y est fondamentale, nous explorerons donc certaines de ces composantes dans les paragraphes et sections qui suivent.
Nous commencerons par mettre en évidence l’importance de la diversité culturelle et écologique de la région. Plusieurs cultures se déploient dans le large espace latino-américain, chacune avec ses savoirs propres, toutes étant adaptées à leurs contextes écologiques locaux, eux-mêmes divers. Ces éléments imposent de respecter cet ensemble de savoirs divers, et de protéger cette richesse écologique.
Nous devons ensuite insister sur la nécessité d’un changement radical avec l’approche qui appréhende le développement comme devant systématiquement être alimenté par l’extraction des ressources naturelles, destinées aux marchés globaux. Il est particulièrement important d’organiser la transition vers des stratégies post-extractivistes, qui rompent avec la dépendance aux exportations de matières premières classiques.
Un autre élément fondamental de la durabilité forte est le fait que la croissance économique cesse d’être l’objectif de base : l’accent est mis sur la qualité de vie des personnes. Il s’agit d’une des préoccupations centrales dans les débats sur le développement durable depuis la fin des années 1970 (il existait alors plusieurs courant en la matière, notamment la proposition d’un « autre développement » de la Fondation Dag Hammarksjold de 1975).
Le mandat qui émerge de la constitution de Montecristi, ou que l’on retrouve dans les discussions actuelles sur le Bien Vivre implique donc un découplage entre le développement et la croissance économique. Il peut y avoir des augmentations dans certains secteurs des économies nationales, comme dans le domaine de la santé ou du logement, elles ne se réaliseront cependant pas parce qu’elles sont des fins en soi, mais en tant que médiations permettant de garantir la qualité de vie. Ce découplage est l’un des thèmes centraux des alternatives au développement.
La durabilité très forte impose implique à son tour des clauses écologiques substantielles. La conservation des espèces doit être garantie, et, par voie de fait, les systèmes de zones protégées doivent être amplifiés et renforcés, et la gestion environnementale de l’environnement sur de vastes zones de territoire doivent cesser d’être une exception pour devenir la règle. Les excès actuels de l’extractivisme ne seront plus possible, seul pourront perdurer ses formes qui remplissent des conditions de base dans les domaines sociaux et environnementaux. Pour le dire autrement, le Bien Vivre implique une voie post-extractiviste. Cet objectif se retrouve actuellement dans le Plan national pour le Bien Vivre, élaboré par la Senplades. Il s’agit d’une contribution d’extrême importance qui implique de passer à une nouvelle étape pour doter de contenus concrets les transitions possibles vers cet objectif.
Ce changement de perspective rend nécessaire la réduction de l’appétence pour les ressources naturelles et énergétiques des sociétés contemporaines. Évidemment, cet objectif remet en cause les modes de consommation. Il est indispensable de réduire l’opulence et la consommation ostentatoire de matières premières et d’énergie, en s’assurant que ceux qui vivent dans la pauvreté aient accès à de nouveaux biens et services essentiels. Il s’agira indubitablement d’une consommation plus austère, mais aussi plus solidaire, et la qualité de vie ne dépendra plus seulement de la consommation matérielle, mais devra également englober les autres dimensions du bien-être.
Les débats de ce genre, à peine résumés ici, sont en cours dans plusieurs pays de l’Amérique latine, et peuvent être considérés comme des transitions vers un développement autre. Les transitions post-extractivistes retiennent particulièrement l’attention, dans lesquelles les économies nationales ne dépendent plus des minerais ou des hydrocarbures et impliquent une profonde réforme du rôle de l’État, des changements substantiels dans les processus productifs et dans la consommation.
Durabilité et développement post-pétrolier
Il est possible d’illustrer ce qu’implique la durabilité très forte, comme élément du Bien Vivre, à partir du cas des secteurs extractivistes. Comme nous l’avons dit plus haut, dans les pays andins, il y a énormément d’infrastructures minières, pétrolières, et, désormais, de monocultures intensives d’exportation. Ensemble, ils constituent ce que l’on nomme les secteurs extractifs, connus pour leurs hauts impacts sociaux et économiques.
Le mandat du Bien Vivre implique donc d’explorer des transitions vers des contextes post-extractivistes. On retrouve la même approche dans le Plan national pour le Bien Vivre élaboré récemment par la Senplades. Ce futur post-extractiviste ne signifie pas que toutes les infrastructures minières ou pétrolières seront interdites, mais que ne seront autorisées uniquement celles qui sont réellement indispensables. Ces dernières seront soumises à un contrôle environnemental et social réel. Dans certains cas, les dommages rendent infondé le développement de nouvelles activités extractives, y compris d’un point de vue économique. En outre, à l’heure actuelle, les dommages environnementaux et sociaux ne sont pas comptabilisés : ils sont externalisés vers le reste de la société – ce à quoi la perspective de la durabilité implique de renoncer. Il apparaît alors clairement que de nombreuses infrastructures n’entraînent pas de véritables revenus, mais que leurs coûts sont plus élevés que leurs recettes potentielles. Les droits de la Nature vont dans le même sens, et imposent des compromis avec la protection de l’environnement.
Cette problématique apparaît dans toute son évidence dans le cas de propositions visant à développer l’exploitation pétrolière dans le Parc national Yasuni, et les réserves voisines connues sous le sigle ITT (Ishpingo – Tambococha – Tiputini). Ce cas, observé avec beaucoup d’attention par la communauté environnementaliste internationale, est le reflet des tensions propres aux plans de développement habituels. Il est ici intéressant d’analyser ce cas à la lumière des mandats environnementaux qui émergent de la Constitution de Montecristi. La valeur croissante des hydrocarbures sur les marchés mondiaux représente la principale motivation à rechercher du pétrole dans cette zone, pour ainsi obtenir des ressources pour l’État, et, éventuellement, pour quelques entreprises spécifiques. Mais, appréhendées du point de vue du développement durable, ces infrastructures font face à diverses contraintes, qui émanent de la nouvelle Constitution de Montecristi.
Nous commencerons par l’approche de la durabilité faible. Elle définit des devoirs en termes de protection de la biodiversité, en particulier dans le cas de l’Amazonie, et l’adoption de politiques de développement durable (art. 259). Comme il s’agit d’une zone protégée, ces obligations doivent permettre la préservation de la biodiversité et le maintien des fonctions biologiques, tout en garantissant sont intangibilité (art. 397).
La nécessité de préserver un stock de Capital naturel critique, propre à la durabilité forte, qui est constitué par la biodiversité qui ne peut être remplacée ou substituée, impose des contraintes supplémentaires aux infrastructures pétrolières dans le parc de Yasuni. En effet, quels que soient les bénéfices que pourraient rapporter ces activités, il n’est pas certain qu’il soit possible de restaurer les écosystèmes dégradés ou détruits. L’exploitation pétrolière en tant que telle implique des coûts et des risques importants dans les domaines écologiques et sociaux, par rapport auxquels les bénéfices économiques restent au second plan. Ainsi, dans le cadre de la durabilité faible comme de la durabilité forte, il est incertain que les bénéfices économiques soient supérieurs aux coûts une fois que les impacts sociaux et environnementaux auront été internalisés. Pour finir, du point de vue de la durabilité très forte, l’État est obligé de préserver cette zone en raison de ses droits spécifiques, indépendants de l’utilité économique potentielle des ressources naturelles. Yasuni est désormais une zone protégée (dans laquelle il n’est pas possible de mener des activités de ce type). En outre, l’État est contraint de préserver et de restaurer les cycles naturels (art. 57), au-delà des possibles retombées économiques d’une libéralisation de l’exploitation pétrolière.
Ce genre de raisonnement est à l’origine de la décision d’imposer un moratoire pétrolier dans les zones écologiques-clefs telles que le Parc de Yasuni. Il s’agit d’un pas concret dans la transition post-extractiviste, en accord avec le mandat écologique de la constitution de Montecristi.
On a tenté de dépasser toutes ces interrogations en expliquant qu’il ne faudrait appliquer le moratoire qu’à la condition qu’il s’accompagne d’une compensation financière. Le problème, c’est qu’il est possible de l’analyser comme une approche utilitariste classique : l’objectif est d’obtenir un certain montant parce que la zone a une valeur économique directement liée aux revenus issus du pétrole. Si l’objectif premier est d’obtenir ces revenus, la protection écologique de la zone risque alors d’être comprise comme un sacrifice de la croissance économique. On en vient donc à demander une compensation financière aux revenus qui seraient perdus à cause de la non-exploitation du pétrole. On peut constater que, dans ce raisonnement, le compromis environnemental se réduit en réalité, et qu’il peut être supplanté par une compensation et une réparation économique.
Lorsqu’on explique qu’il faudra compenser la non-exploitation du pétrole, le premier problème est de déterminer qui seraient les sujets de cette compensation, et quel serait le dommage concerné. Même s’il est évident de le souligner, la principale victime, dans le cas de la zone du Yasuni, est l’écosystème. Mais celui-ci ne peut se présenter comme ayant subi des dommages et réclamer une compensation. Seuls le peuvent les groupes indigènes de la région, en raison d’un dommage spécifique. Une fois ceci établi, le paradoxe est le suivant : l’État équatorien réclame une compensation, mais les sommes concernées lui reviendraient directement. Pour le dire autrement, il demande une compensation pour qu’il cesse lui-même de faire subir des dommages à ce qui n’est qu’une partie de lui, puisque la zone de Yasuni appartient à son patrimoine national. En outre, la compensation que réclame le gouvernement équatorien ne trouve pas sa source dans les impacts environnementaux : elle est calculée en fonction des revenus qu’il perdrait s’il cessait d’exploiter le pétrole dans cette région. Aussi sort-on de la dimension environnementale pour mettre l’accent sur un problème économique et commercial, qui est lié à un revenu potentiellement perdu. Il s’agit d’une compensation qui cesse d’être issue d’un dommage environnemental, mais se centrer sur la rentabilité des firmes pétrolières. Ces revendications ressortissent de la perte d’une certaine rente ou d’un certain profit. Poursuivons l’analyse : une compensation implique deux acteurs qui sont reconnus comme étant réciproquement liés (par exemple, l’un est identifié comme la victime, et l’autre comme l’auteur). Il y a là un autre problème : « l’auteur » serait ici l’État, qui autorise l’exploitation pétrolière à l’intérieur du Parc de Yasuni, alors que la « victime » serait également l’État, qui endommagerait son propre patrimoine écologique. Ceci soulève une série d’autres problèmes autour de l’utilisation du concept de compensation.
Supposons maintenant qu’on soit parvenu à un accord sur une compensation financière, qui devra être perçue en échange du renoncement à exploiter la zone de Yasuni. Une fois la compensation payée, les relations qui s’imposent aux parties se dissipent et finissent par disparaître. L’État reçoit le tiers cet argent, par lequel se résout le problème. Mais cette transaction n’implique rien, en elle-même, pour la faune et la flore du Yasuni. En effet, la protection de cette zone requiert des mesures qui sont environnementales, telles que des plans de gestion et de contrôle de l’intérieur de la zone protégée. Ces mesures environnementales ont une spécificité propre, et ne peuvent être limitées à l’octroi d’une compensation financière, qui suffirait seule à garantir leur effectivité.
La compensation n’est pas une mesure environnementale. On pourrait dire qu’elle représente tout juste une indemnisation que recevraient certaines institutions humaines et qu’il faudrait voir comment ces fonds seraient utilisés pour la préservation efficace de l’Amazonie. Un autre problème apparaît ici, à savoir que des mécanismes de ce type peuvent se transformer en éléments justifiant les dommages environnementaux. Il serait possible de dire « tu me paies et, en retour, je t’autorise à exploiter le minerai ou le pétrole ». On court alors le risque que l’État accepte les infrastructures à haut risque environnemental dès lors qu’il parvient à un accord sur le paiement d’une certaine compensation financière. Ceci inclut ensuite le risque qu’une part des revenus issus de ces compensations soit utilisée au niveau local, engendrant des formes de cooptation.
Enfin, et il s’agit peut-être ici d’une des principales objections, l’Équateur ne peut réclamer une compensation pour quelque chose que son propre cadre normatif le contraint à faire. En effet, les droits de la Nature, les droits à un environnement sain, ainsi que d’autres obligations présentées plus haut, ont une importance telle qu’ils formulent une obligation évidente pour l’État : la zone doit être préservée. Cela ne signifie pas qu’on ne puisse comprendre que, dans un cadre bien précis, il n’y ait pas d’autres options viables que celles qui permettent de parvenir à un mécanisme financier. Mais il est nécessaire de mettre en évidence que ce genre de mécanisme n’est pas un objectif en soi, ne représente pas une mesure environnementale et que sa finalité peut être comprise seulement comme un élément contribuant aux mesures environnementales ou appuyant ces dernières. Ce bref résumé des discussions à propos du moratoire pétrolier dans le parc de Yasuni reflète les tensions et la problématique qui sont liées à l’approche du développement durable et du compromis avec le Bien Vivre. L’élément principal, c’est que le texte constitutionnel de Montecristi lui-même permet qu’une discussion de ce type se déroule en Équateur, alors qu’elle n’est pas possible dans les pays voisins. En effet, les initiatives post-extractivistes visant à imposer des conditions environnementales et sociales drastiques à l’extractivisme ont un espace politique restreint, par exemple en Bolivie, dont la nouvelle Constitution s’abstient de reconnaître les droits de la Nature. Les discussions sont moins importantes encore dans des pays comme le Brésil ou l’Argentine, dans lesquels la pression extractiviste est extrêmement forte et où les organisations de la société civile disposent de moins d’instrument pour faire entendre leurs voix.
La politique de la durabilité
Les approches classiques des questions environnementales tendent à appréhender ces dernières comme relevant d’un problème essentiellement technique, largement dépendant des applications technologiques. La participation citoyenne est réduite à des consultations occasionnelles, comme, par exemple, des sessions publiques d’évaluation des atteintes à l’environnement. À l’inverse, la durabilité très forte et les discussions sur le Bien Vivre portent sur des scénarios essentiellement politiques, entendus comme des débats pluriels dans l’espace public, desquels débouchent, dans certains cas, des instruments techniques.
Les approches « faibles » pèchent par leur croyance que la préservation se finance par l’intermédiaire de la marchandisation de la Nature. Elles appellent en effet à payer pour les services environnementaux, par exemple via la vente de crédits carbone, via l’écotourisme, qui renforcent la marchandisation de la Nature. La durabilité très forte transcende l’idée de valorisation économique, et postule que la Nature doit être pensée comme un patrimoine. Il faut donc protéger l’environnement en raison de ses valeurs propres, indépendamment de savoir s’il peut dégager des revenus économiques. La défense des droits de la Nature rend cette obligation explicite.
La principale conséquence de cette approche est que les questions environnementales doivent être pensées comme des politiques publiques. Elles se rapprochent ainsi par exemple des politiques de santé ou d’éducation, qui doivent être assurées par l’État, indépendamment du fait qu’elles soient rentables ou financées par elles-mêmes. L’État doit fournir ces services, et garantir ces droits, il ne peut donc attendre qu’elles se financent d’elles-mêmes. Pour prendre une comparaison extrême, supposer que les zones protégées doivent s’autofinancer au moyen de la vente de services environnementaux revient à affirmer que les malades d’un hôpital travailleront pendant leur séjour pour pouvoir payer leur traitement.
Aucune hiérarchie implicite n’existe dans cet ensemble de politiques publiques. Il n’est par exemple pas envisageable de sacrifier les mesures de santé au profit de celles en faveur de l’éducation. De la même manière, les politiques environnementales ne peuvent être mises en retrait. Encore une fois, les droits de la Nature y contraignent, et sont exprimés dans le même ordre hiérarchique que les autres droits reconnus dans le texte de Montecristi. La Constitution indique clairement que les politiques publiques doivent tendre vers le Bien Vivre des personnes et le bien de la Nature.
Pour finir, et sans pour autant commenter tous les contenus qui traitent de la politique du Bien Vivre et de la durabilité, il est opportun de présenter quelques éléments qui ont trait aux régulations de l’État et du marché. Une régulation sociale du marché est indispensable – le marché doit ici être entendu dans un sens large, qui inclut tant les marchés formels capitalistes que d’autres formes présentes sur notre continent, tels que les marchés paysans, les marchés urbains informels, etc. Mais il est également primordial de penser la régulation sociale de l’État. De même que le marché ne pourra être le seul support de la vie sociale et politique, il n’est pas possible de tomber dans l’extrême inverse, et d’attendre de l’État qu’il solutionne tous les problèmes.
Il ne s’agit pas d’une question secondaire, tant l’absence de durabilité des modes de développement contemporains est due à différents facteurs, parmi lesquels on retrouve plusieurs mesures promues par l’État (par exemple : la promotion de l’extractivisme), ou encore l’absence d’autres mesures (comme dans le cas des mesures de surveillance environnementale incomplètes). L’État doit donc se convertir en un agent proactif de la promotion du développement durable, ce qui ne sera possible que via des régulations sociales adaptées, et par la participation et le contrôle citoyen.
Les développements autres et la société civile
Le bref aperçu présenté dans les sections antérieures montre que les Droits de la Nature, aux côtés des approches actuellement en construction du Bien Vivre débouchent sur des remises en cause radicales des modes contemporains de développement. L’intégration de la dimension environnementale n’est pas seulement l’ajout d’une composante qui se surimpose aux autres pour rectifier ou améliorer le développement actuel. Elle met au contraire en échec les bases conceptuelles même de ce dernier.
Ces remises en question de concepts tels que le développement ou le progrès répondent à un désaccord sur les conceptions classiques de la modernité héritée de l’Europe. Dans cette perspective, l’émergence de l’idée du Bien Vivre profite des savoirs alternatifs issus des traditions indigènes, qui sont étrangères à des croyances comme la foi dans le progrès matériel perpétuel.
Même en tenant compte de la diversité des visions du Bien Vivre, celui-ci implique toujours une rupture fondamentale avec le savoir européen, qui permet de dépasser sa prétention à une validité universelle excluante. Une fois ceci accompli, il est possible d’exprimer les savoirs et sensibilités propres à l’Amérique Latine, et, ainsi, de sauver celles qui défendent une autre relation à l’environnement.
Mais il faut également reconnaître que le Bien Vivre ne se réduit pas à la substitution du savoir indigène à la modernité. Ce n’est pas possible pour diverses raisons : comment privilégier une tradition culturelle par rapport à une autre ? Que faire des hybridations créoles de ces derniers siècles ? Et surtout : c’est impossible parce que le Bien Vivre et la durabilité très forte sont multiculturels dans leur essence même. Le défi est donc de parvenir à se détacher de la modernité, pour permettre une rencontre, un dialogue et un enrichissement entre différents savoirs, chacun ayant la même importance et la même pertinence. Ces réflexions ne surgissent pas de nulle part, et il est évident que la société civile a joué un rôle fondamental. Le mouvement environnementaliste questionne depuis plusieurs décennies le développement actuel, et a cherché à repenser ses dimensions sociales, économiques et politiques, sans renoncer à ses préoccupations écologiques. Pour cela, les organisations citoyennes utilisent autant les meilleures expressions de la science contemporaine que les savoirs traditionnels les plus adéquats. Elles n’opposent pas l’une à l’autre, mais utilisent les éléments les plus adaptés à leurs objectifs de préservation de l’environnement et de bien-être humain. Ces exemples, ainsi que d’autres, montrent que le débat sur le développement en général, et plus particulièrement sur la durabilité, n’auraient pas été possible sans cette société civile active.
La recherche du Bien Vivre va dans la même direction, et élargit encore plus l’ensemble des acteurs citoyens qui interviennent dans sa construction. En effet, les organisations des peuples autochtones, les intellectuels indigènes y prennent part, aux côtés d’autres acteurs de leurs luttes et de leurs revendications. Aussi, la formalisation des droits de la Nature ou du Bien Vivre dans la Constitution équatorienne actuelle est potentiellement l’un des meilleurs exemples d’articulation entre la société civile et la société politique. Et, dans ce cas précis, les résultats en furent excellents : la composante politique partidaire fut indispensable pour intégrer bon nombre des innovations issues des organisations citoyennes exprimées dans le nouveau texte constitutionnel. Ces journées de Montecristi, et l’approbation citoyenne d’un texte constitutionnel qui reconnaît les droits de la Nature, représentent sans aucun doute la première étape d’une orientation qui deviendra une référence fondamentale dans les prochaines décennies du XXIe siècle.
Depuis Montecristi, d’énormes défis se sont ouverts, tels que : commencer à appliquer sérieusement, et de manière effective, les droits de la Nature, ou encore commencer l’exploration de transitions lentes, réelles et justifiées, vers une société post-extractiviste. Les défis pour la société politique, en particulier pour les acteurs des organes étatiques et des partis politiques, sont énormes. Ils le sont également pour la société civile, qui doit maintenir son implication active dans la recherche d’alternatives au développement.
Article traduit de l’espagnol par Nicolas Haeringer.