Isabelle Stengers et Vinciane Despret s’interrogent sur ce que peuvent apporter les femmes à la pensée. Les faiseuses d’histoires, enquête réalisée auprès de « penseuses » renommées, est un appel à la résistance. Les faiseuses d’histoires ne sont pas des figures héroïques, plutôt des emmerdeuses. » Ce sont des femmes qui n’acceptent pas tout à fait la place qui leur a été faite – aussi enviable soit-elle. Elles rechignent à se satisfaire de leur rente de situation sans se poser de question. Tandis que ceux qui les ont admises dans leurs rangs en attendent des marques de gratitude, comptant au moins sur leur silence reconnaissant, elles font tout un tas d’histoires.
Ayant bénéficié de la démocratisation de l’accès à la Faculté, les philosophes belges Vinciane Despret et Isabelle Stengers sont de celles qui « ont obtenu le droit de penser de 9 heures à 18 heures, comme les hommes ». Elles ont fait leur entrée au sein du département de philosophie des universités de Liège et de Bruxelles, où elles occupent un poste stable, comme si c’était « normal ». Mais aujourd’hui, ni l’une ni l’autre n’a obtenu le statut de professeur et leurs travaux ne font pas référence dans la profession, « au sens où les citer n’aide pas qui les cite à être reconnu- e comme vrai-e philosophe ». Le but de leur ouvrage n’est pas d’expliquer les raisons de ce « plafond de verre » auquel elles ont sans doute été confrontées, ni de donner chair aux statistiques révélatrices de la frontière invisible qui bloque les femmes dans leur carrière à diplôme égal avec les hommes. D’autres s’y sont attelés.
Chemins de traverse
L’originalité de ce travail de co-écriture est de faire un pas de côté. Plutôt que de creuser la dimension socio-économique de la question, il se penche sur la manière dont, « en tant que femme », on fabrique de la pensée. Devant la suspicion avec laquelle certains de leurs collègues accueillent leurs livres et le mépris que suscite leurs objets d’étude, les auteures émettent une hypothèse dont ce livre, Les faiseuses d’histoires, se fait le relais. Et si leur démarche intellectuelle ne les désignait pas seulement comme « philosophes », mais comme « femmes philosophes » ?
« Lorsque nous voyions les auteurs que nous lisions camper une position héroïque, comme si le destin de l’humanité ou la vocation du sujet étaient en jeu dans la question qu’ils posaient, nous riions sous cap, tout en sachant très bien que ce rire pouvait signifier que nous ne serions jamais de “vraies” philosophes », racontent-elles. Refusant de prendre au sérieux les grands problèmes, les dilemmes incontournables, les injonctions qui mettent au pied du mur, elles ont déserté les champs de bataille de la pensée pour emprunter des chemins de traverse. A la Justice, le Bien ou la Liberté, elles ont préféré des sujets moins « nobles », tels l’hypnose, les drogués, les paysans et les sorcières. Les deux chercheuses l’admettent sans honte : « Nous échouerions probablement à l’épreuve de philosophie au baccalauréat. »
Filles et soeurs
Pour préparer cet essai en forme d’enquête polyvoque, Vinciane Despret et Isabelle Stengers ne se sont pas contentées d’interroger leur engagement personnel et intellectuel. Elles ont également sollicité d’autres femmes. Certaines – pas toutes – ont répondu. Ainsi sont venues nourrir le projet les réflexions de la physicienne Françoise Balibar, de la mathématicienne et philosophe Laurence Bouquiaux, de la philologue et philosophe Barbara Cassin, de la journaliste Mona Chollet, de la sociologue Benedikte Zitouni et de quelques autres.
La lettre qui leur fut envoyée, et que les auteures reproduisent, s’ouvrait sur le « cri » de Virginia Woolf adressé aux « filles et soeurs des hommes cultivés » dans Trois Guinées (1938) : « Penser nous devons ». A l’université comme partout ailleurs, ajoutent les « filles infidèles » de cette féministe qui déconseillait d’y entrer, ou du moins d’y rester, car c’était prendre le risque de s’y retrouver capturée. « Pensons dans les bureaux, pensons dans les autobus, pensons tandis que debout dans la foule nous regardons les couronnements ou les défilés du lord-maire (…). Ne nous arrêtons jamais de penser », préconisait la romancière. C’est ce cri que Vinciane Despret et Isabelle Stengers ont voulu réactiver.
La plupart des chercheuses françaises et belges seraient entrées à l’université « sur un mode amnésique ». A la différence des Américaines et des Britanniques féministes ou queer qui refusèrent de séparer les savoirs des individus qui les produisent. Elles baignèrent dans le mythe d’une science neutre et universelle selon lequel la pensée, oeuvre de « l’être humain », transcenderait le genre. « Il était entendu que cette science ne changerait pas si les femmes prenaient leur juste part dans l’effort collectif. »
L’histoire exemplaire de la primatologie permet d’en douter. Au tournant des années 1960-1970, cette discipline s’est vue transformée par les observations inédites des premières scientifiques à aller sur le terrain. Est-ce à dire qu’il existe une manière différente de « faire science » lorsque l’on est une femme ? Elles « s’attacheraient plus à l’individualité des singes observés, soulignent les chercheuses, résumant l’hypothèse qui émergea alors. (…) Elles s’efforceraient d’être à l’écoute des questions que ceux qu’elles observent se posent plutôt que de leur imposer les leurs, elles seraient plus attentives aux femelles. »
« Vocation naturelle »
Est-il possible d’affirmer cela sans verser dans la vision essentialiste d’un féminin inné ? La réaction de l’une de leurs correspondantes, Marcelle Stroobants, montre le caractère glissant de leur question inaugurale : « Que font les femmes à la pensée ? » La sociologue du travail y perçoit en effet une résonance dangereuse avec l’idée qui voudrait que l’attention portée aux autres soit au fond une « vocation naturelle ». L’autre crainte qui s’exprime dans leur livre, sous la plume de Laurence Bouquiaux, est celle de tomber dans le registre victimaire de la plainte.
Ces bémols ont offert l’occasion aux auteures de mettre les points sur les « i ». Dans leur esprit, il ne s’agit ni d’endosser une posture de résignation ni de révéler une pseudo-nature féminine, mais plutôt d’expérimenter une résistance à venir et un « nous » en devenir. « Parler de nos “faire autrement”, de nos refus, mais aussi de ce sentiment d’être déplacée, de ces malaises qui attendent toujours au tournant, ne relevait plus du papotage, mais d’une “mise en commun” », expliquent-elles. L’impression de ne pas être « à sa place » irrigue les paroles qui tissent la trame de ce livre. La tentation de la modestie, aussi, au risque de perdre en vitalité.
C’est Laurence Bouquiaux qui dresse le tableau le plus impitoyable du monde universitaire : « On laisse parler les hommes (dans les réunions, dans les colloques et même, peut-être, dans les livres) parce que beaucoup de nos collègues ne nous pardonneront d’être intelligentes que si nous renonçons à être brillantes, affirme-t-elle. On exécute, on fait la petite main, on applique sagement ce qu’on nous a appris, mais on n’invente pas, ou alors seulement aux marges, sur les questions sans prestige auxquelles les hommes ne consacreraient pas une heure de peine. » Et si les femmes n’accèdent que rarement au statut de ténor, ce n’est pas un hasard. « Un homme qui prend la pose, se scandalise et en appelle à l’équité, à l’honnêteté intellectuelle et à la dignité académique est un homme qui a le sens des valeurs universelles, explique Laurence Bouquiaux. Une femme qui fait de même est une hystérique. »
Cette hostilité masculine, Françoise Balibar ne l’a pas vécue, tant elle entretient une relation apaisée à la pensée, héritée de sa mère : « Aux hommes la réussite, la technique, l’efficacité, le prestige social ; mais le savoir, le “vrai”, celui qu’on acquiert, celui qui libère, (…) le gai savoir a toujours été féminin. » Si bien qu’« en tant que fille », elle s’y est toujours sentie chez elle, « accueillie – oui, accueillie ». Mais cela ne l’a pas préservée du sentiment d’être exclue… du féminin. Etre si à l’aise dans le domaine des idées quand tant d’autres essayaient de se faire entendre des hommes, ce n’était pas normal pour la jeune fille qu’elle était alors. Voilà qui jetait un doute sur son identité de « femme ».
« Le plus dur, pour Bernadette Bensaude-Vincent, professeure à l’université Paris-I, fut de s’autoriser à penser, à se poser en auteur, responsable de ses propos. » Elle assimile la ménopause à un événement libérateur devenu partie prenante de sa trajectoire intellectuelle.
Insoumises
D’autres, comme Barbara Cassin, cultivent la colère qui propulse là où on ne les attend pas et l’humour qui permet de « regarder les grands discours passer et, femme parmi les hommes, rire, au bord du puits, comme la servante de Thrace ». Ces insoumises revendiquent une distance critique vis-à-vis des rôles et des règles communément admises.
Dans cette lignée, on retiendra la réponse de Benedikte Zitouni qui a toujours refusé de parler au nom des autres et de savoir pour les autres. « Expliquer, il faudrait abolir le mot expliquer. » « Tant d’hommes nous ont expliqué des choses, à ma mère et moi, mère célibataire et fille unique, que j’en ai la chair de poule quand on m’explique des choses. (…) Cette explication et son intérêt semblent aller tellement de soi qu’on nous la livre gratuitement, magnanimement. » De son rejet de « l’homme-qui-se-permet-d’expliquer- sans-qu’on-lui-ait-rien-demandé », elle a fait une contrainte créatrice qui guide sa pratique de chercheuse et d’enseignante. Fabriquer de la vie plutôt que du ressentiment, retrouver le plaisir de penser et d’inventer, cultiver les écarts au conforme : c’est ainsi que l’on rendra le monde habitable.
Mercredi, 27 avril 2011