Olivier de Broves, chercheur en sociologie, 30 avril 2021
Les débats sémantiques font rage autour de l’économie dite “collaborative”. Mais au-delà des discours, une alternative bien concrète émerge : le coopérativisme de plateforme. Concurrentes d’Uber, des initiatives comme Radish.coop et Eva.coop en sont l’incarnation au Québec.
Face au mirage de l’économie du partage, le coopérativisme de plateforme
Les effets délétères de l’économie de plateforme ne sont plus à démontrer. Précarisation du travail, surveillance algorithmique, isolement des travailleuses et travailleurs numériques, la liste des maux s’allonge avec celle des travaux de recherche qui les documentent. Le mythe émancipateur de l’économie « du partage » ou « collaborative » a laissé la place à la réalité aliénante du capitalisme de plateforme.
Face à ce constat, le coopérativisme de plateforme a émergé ces dernières années. En visant la réappropriation des plateformes par les utilisateurs eux-mêmes, le mouvement réunit aujourd’hui une communauté hétéroclite de militan-ets du logiciel libre, de travailleur·euse·s des applis, d’entrepreneur·e·s numériques, de chercheur-es et d’intervenant-es de l’économie sociale et du secteur coopératif. Le travail de dissémination a porté ses fruits. Un peu partout, des initiatives se revendiquant de ce mouvement se multiplient[1]. Le Platform Cooperativism Consortium[2], groupe de réflexion et communauté de pratique, recense ces projets et accompagne leurs promoteur·rice·s pour le développement d’une économie de plateforme alternative, démocratique et émancipatrice. Les organisations qui y participent mettent en place, conformément aux principes coopératifs[3], une gouvernance démocratique (un membre, un vote) et des règles de partage de la valeur fonction de l’utilisation de la plateforme et non du montant investi.
David contre Goliath, version québécoise
Au Québec, deux plateformes coopératives ont vu le jour dans le champ du « travail à la demande ». Radish offre des services de livraison de repas et concurrence, entre autres, UberEats, Skip the Dishes et Doordash. Eva propose des services de transport de personnes et de livraison, affrontant principalement Uber. Comment ces plateformes coopératives parviennent-elles à se développer dans ce secteur hyper-concurrentiel et préempté par ces géants aux poches profondes ? Soumises aux lois de la concurrence et du profit, ces organisations parviennent-elles à offrir des conditions de travail réellement plus avantageuses et protectrices ? Quand on sait que Uber avait levé plus de 25 milliards de dollars en capital-risque avant son entrée en bourse et pouvait se permettre de subventionner les courses pour tuer la concurrence, s’implantant dans pas moins d’une ville tous les cinq jours depuis 2010, on ne donnerait pas cher de structures dont l’accès au financement est limité et qui comptent payer décemment leurs chauffeur·e·s et livreur·euse·s.
Coopération et aliénation
Eva et Radish ont lancé leurs activités sous la forme de coopératives de solidarité, conférant aux livreur·e·s et chauffeur·e·s le statut de membres. À ce titre, ils et elles sont co-propriétaires et co-décideurs de la plateforme aux côtés des travailleur·euse·s du siège et des utilisateur·rice·s (restaurateurs chez Radish, passager·ère·s chez Eva). Cette intégration à la gouvernance ouvre des pistes concrètes d’autonomie : participation au paramétrage de l’application lors des assemblées générales, contact plus direct avec les équipes de support, réduction des incitatifs à la performance, discussion sur le mode de tarification et les commissions prélevées, etc. À l’instar des discours d’Uber, le modèle coopératif permet réellement de mettre les travailleur·euse·s « à la place du conducteur »[4].
Copération et exploitation
En revanche, la question de la précarité exige un bilan plus équivoque de ces expérimentations. Si Radish a choisi le salariat pour ses livreur·e·s, les fondateurs d’Eva ont opté pour le statut tant décrié de travailleur·euse·s autonomes ou de « faux-indépendants ». Or, cette notion trompeuse d’indépendance est difficilement tenable pour des soi-disant auto-entrepreneur·e· s qui ne peuvent ni développer leur clientèle ni fixer leurs tarifs et qui doivent répondre de règles et standards fixés par la plateforme. Leur non-respect se voit ainsi sanctionné par des mesures disciplinaires allant jusqu’à la pure et simple déconnexion de l’application. Ce statut a même été réfuté par plusieurs cours de justice au cours des derniers mois.
À l’inverse, c’est bien le statut de salarié·e, conquis de haute lutte par le mouvement ouvrier, qui offre des avantages et protections sociales en contrepartie du lien de subordination. Le salariat, que la dégradation du travail des dernières décennies de néolibéralisation a rendu pour certain·e·s criticable, permettrait en effet aux chauffeur·e·s d’Eva d’accéder aux droits du travail de base : congés payés, congés maladie, salaire minimum, etc. Reste à savoir si le modèle économique de la plateforme serait viable sans la précarisation du travail. Or, comme on l’a dit, Radish salarie ses livreur·euse·s, de même que d’autres plateformes coopératives telles que CoopCycle en Europe, fondée par d’ancien·ne·s livreur·e·s à vélo de Deliveroo. Celle-ci a même pour principe d’offrir l’accès à son application de livraison à toutes les coopératives qui salarient leurs livreur·euse·s.
Un mouvement prometteur devant de sérieuses contraintes
Finalement, les plateformes coopératives font émerger des pratiques intéressantes. En tant qu’alternatives proclamées aux plateformes capitalistes, elles doivent manœuvrer dans un environnement hostile, faire preuve d’ingéniosité et dans certains cas faire des compromis avec les objectifs sociaux affichés. Baignant dans un système économique fonctionnant selon la logique du capital, elles se retrouvent bien souvent contraintes de reproduire certains traits de leurs concurrentes capitalistes : stratégies de croissance, de financement, statut des travailleur·euse·s, etc. Leur insertion sur le marché et les difficultés qu’elles rencontrent pour croître et être compétitives posent ainsi la question de la viabilité de ces modèles.
Des pistes à explorer
En ligne avec la tradition d’autogestion, les acteurs du secteur coopératif revendiquent bien souvent leur autonomie vis-à-vis de l’État et de l’action publique. Même dans le camp des critiques du capitalisme de plateforme, on oppose souvent les solutions étatiques ou publiques à celles émanant directement des acteurs économiques, comme le coopérativisme de plateforme. Or, si l’on a comme horizon de créer un mouvement contre-hégémonique d’ampleur, il semble plus constructif de penser une intervention conjointe aux plans politique et économique. Le cas de l’économie de plateforme semble indiquer qu’une réelle transformation sociale passera pour un soutien public fort du modèle coopératif, au détriment du modèle capitaliste (ce n’est certes pas à attendre du gouvernement actuellement en place au Québec, mais cela peut inspirer militant·e·s et partis). Le respect de certaines règles qui garantiraient une réelle sécurité des travailleur·euse·s pourrait être exigé en contrepartie de financements par subvention, d’accès à des contrats publics ou de réglementations sectorielles privilégiant explicitement ces organisations. Seul un projet politique fort pourra sortir le secteur coopératif de sa marginalité et le mettre à l’épreuve pour une démocratisation réelle de notre économie.
[1] Voir Guillaume Compain, « Remettre les plateformes aux mains de leurs utilisateurs : le projet du coopérativisme de plateformes », dans Mathilde Abel, Hugo Claret, Patrick Dieuaide (dir.), Plateformes numériques. Utopie, réforme ou révolution?, Paris, L’Harmattan, 2020, pp. 49-69.
[2] Voir le site Platform.coop, site de référence pour les praticiens et chercheurs du mouvement.
[3] Voir le site de l’Alliance coopérative internationale (ACI) : https://www.ica.coop/fr