Hannah Arendt a développé une pensée politique complexe qui s’est affinée avec le temps. Rendue célèbre en 1951 avec la publication de son premier ouvrage sur Les origines du totalitarisme[2], elle n’a eu de cesse d’être tourmentée par les difficultés du politique dans le monde moderne, principalement dans son pays d’adoption, les États-Unis, alors aux prises avec le maccarthysme. Aussi n’a-t-elle pas le simplisme de voir dans les démocraties libérales l’antidote au totalitarisme; elle perçoit plutôt la démocratie libérale et le totalitarisme comme deux facettes de l’antipolitique dans le monde contemporain et oppose à ces deux formes de l’antipolitique la capacité humaine d’action qui repose sur la pluralité, la natalité et la prise de responsabilité pour le monde et implique l’exercice de la liberté politique.
Dans un premier temps, je m’intéresserai très rapidement à sa critique du totalitarisme comme forme extrême de destruction de la liberté politique. Cela m’amènera à faire état de la critique que fait H. Arendt des démocraties libérales qui réduisent la liberté au libre arbitre et au consumérisme. Finalement, il sera question des révolutions comme moments d’apparition et possibilité de consolidation de la liberté politique dans le monde contemporain.
La disparition de la liberté politique dans les régimes totalitaires
Ce qui oblige Arendt à s’intéresser à la politique, c’est l’avènement du nazisme en Allemagne. Jusqu’alors, elle s’était intéressée à la philosophie, mais la politique l’a rattrapée à cette occasion, d’une double façon. D’abord, comme juive, elle a fait l’expérience non seulement de la mise au ban de la société, mais aussi de la répression politique des nouvelles autorités gouvernementales. Ensuite, comme philosophe, alors qu’elle a vu plusieurs intellectuels allemands, au premier chef Heidegger, capituler devant le nazisme. Depuis lors, elle n’a eu de cesse de chercher à comprendre la nature du phénomène totalitaire et le terreau sur lequel il a pu prospérer. À ce titre, elle a mis en lumière trois grands traits du totalitarisme qui contribuent à la disparition de la liberté politique : la massification sociale, le fantasme de l’Un et le mécanisme de la terreur.
Ce qui rend possible l’émergence du totalitarisme pour Arendt, c’est l’entrée des masses en politique. Cette massification résulte de la décomposition des modes traditionnels de structuration sociale des sociétés européennes à la suite de la Première Guerre mondiale. L’originalité du totalitarisme, dans un tel contexte, c’est sa capacité d’organisation des masses, pas seulement de domination de celles-ci. Il prétend représenter la société tout entière et pour cela exige un contrôle absolu sur la société. Rien ne doit exister en dehors de lui, puisqu’il est le tout. Le mouvement totalitaire exige un déploiement de masse (rôle des grands défilés et des rassemblements chorégraphiés) et une mise en mouvement des masses, l’agitation servant d’antidote à l’exercice de la pensée et du jugement. Contrairement aux tyrannies, qui peuvent se contenter d’une absence d’action des sujets, le totalitarisme exige des manifestations concrètes d’adhésion au régime.
L’individu de masse se caractérise par son isolement, son déracinement et son absence de sens moral, ce qui engendre une situation de désolation. Pour Arendt, l’isolement fait référence à l’impuissance d’action, à l’impossibilité d’influer sur le cours des affaires publiques. L’isolement entraine la généralisation de la suspicion et de la méfiance, mais aussi le conformisme. Le déracinement, c’est la disparition des repères de certitude. Il amplifie la logique d’expropriation qui est celle du capitalisme qui se développe en même temps que la modernité. Le déracinement peut aussi être accentué par les politiques de terreur mises en place par les régimes totalitaires. La désolation résulte de la non-appartenance au monde et donc à l’impossibilité de se situer par rapport à celui-ci. Cette désolation résulte également de la disparition de la frontière entre la sphère privée de l’existence humaine et la sphère publique. Enfin, la disparition du sens moral, illustré par le « cas » Eichmann, « une personne moyenne, “normale”, ni faible d’esprit, ni endoctrinée, ni cynique, […] absolument incapable de distinguer le bien du mal[3] ». Celui-ci obéit sans s’interroger sur les finalités de ce qu’on lui propose, en s’intéressant uniquement aux moyens. C’est ce qui explique que, dans le totalitarisme, le mal radical (la destruction de l’humain) puisse coexister avec la banalité du mal (le respect des règles et l’absence de jugement).
Ces traits de la société de masse favorisent le développement du fantasme de l’Un dans les régimes totalitaires. Cette création de l’Un implique évidemment la destruction de la pluralité humaine, mais également celui de l’espace entre les êtres humains. Cette unité est évidemment chimérique et nécessite constamment des « ennemis », des « autres » pour renforcer le « nous ». On peut parler du caractère compact des sociétés totalitaires. Cette situation est maintenue par l’usage de la terreur. Le dessein du totalitarisme n’est pas tant la transformation du monde, mais celle de l’humanité en tant qu’humanité. « Sans les camps de concentration, sans la peur mal définie qu’ils inspirent […] un État totalitaire ne pourrait jamais inspirer le fanatisme aux troupes qui en sont le noyau, ni maintenir le peuple en état de complète apathie[4] ».
La disparition de la politique dans le monde moderne
Ainsi, pour Arendt, le totalitarisme est l’un des horizons possibles de la société de masse; l’autre horizon de cette société, c’est la démocratie libérale. Si Arendt sera toute sa vie reconnaissante aux États-Unis de lui avoir redonné une citoyenneté et donc une place dans le monde, elle n’en demeure pas moins critique vis-à-vis de certains traits de la société étatsunienne et des sociétés européennes qui, même après la chute des régimes de Hitler et de Staline, font planer l’épée de Damoclès du totalitarisme sur les démocraties libérales occidentales.
Le diagnostic que pose Arendt sur ce qu’est devenu le monde politique, non seulement dans les régimes totalitaires, mais également dans les démocraties représentatives occidentales, est plutôt sombre. Quand la politique devient le gouvernement, nous entrons dans une période historique où la politique, au sens arendtien du terme, disparaît derrière l’administration. Cette disparition s’explique à la fois par la massification des sociétés modernes, mais aussi par un dévoiement de l’idée de politique : celle-ci s’inscrit de plus en plus dans l’ordre de la fabrication, laissant de côté de ce fait l’action, c’est-à-dire l’interaction entre des individus libres, égaux et distincts. Ainsi nous sommes confrontés à un risque fondamental puisque « [l]e danger consiste en ce que le politique disparaisse complètement du monde[5] ».
Ce danger de disparition de la politique dans le monde moderne est lié à deux traits de la modernité que partagent les démocraties libérales et les régimes totalitaires : le renversement de la hiérarchie des activités de la vita activa et l’introduction d’une sphère intermédiaire entre la vie privée et la vie publique, le social.
Arendt distingue la vita activa de la vita contemplativa. En outre, elle identifie trois dimensions de cette vita activa : le travail, l’œuvre et l’action. Le travail est lié à l’ensemble des activités nécessaires à la reproduction de la vie humaine et à l’entretien du vivant. L’œuvre est ce qui donne une permanence au monde qui nous entoure et marque la planète de l’empreinte humaine. Quant à l’action, elle résulte de l’interaction entre les êtres humains qui n’est pas médiée par les objets, mais par la parole et l’agir collectifs. Les sociétés antiques plaçaient l’action au sommet de cette hiérarchie. Les sociétés médiévales valorisaient plus la vita contemplativa que la vita activa. Seules les sociétés modernes confèrent une grande importance au travail. Ceci a des conséquences positives, l’émancipation éventuelle des esclaves, des ouvriers et des femmes, mais comporte également son lot de conséquences négatives, l’apparition de la sphère sociale, et la spirale sans fin de la production/consommation dans un processus d’obsolescence généralisée visant l’accumulation infinie du capital.
L’apparition du social brouille la distinction entre la sphère privée et la sphère publique. « L’apparition de la société […] n’a pas seulement effacé l’antique frontière entre le politique et le privé; elle a si bien changé le sens des termes, leur signification pour la vie de l’individu et du citoyen, qu’on ne les reconnaît presque plus[6] ». Ce social est intimement lié à l’apparition du capitalisme, puisqu’il provient de ce que Marx a qualifié d’accumulation primitive du capital et de la généralisation de la forme marchande. « Depuis l’épanouissement de la société, depuis l’admission de l’économie familiale et des activités ménagères dans le domaine public, une tendance irrésistible à tout envahir […] a été l’une des caractéristiques de ce nouveau domaine[7] ».
L’émergence du social signifie donc le remplacement de la propriété attestant notre place (au sens physique et non symbolique) dans le monde et relevant de la logique de la fabrication par la propriété pour l’accumulation. Dans le social, les êtres humains apparaissent essentiellement comme des êtres de besoin et la « société constitue l’organisation publique du processus vital[8] ». Si l’on eut à s’interroger sur la pertinence de réduire au social tous les enjeux liés à des dimensions économiques, il n’en reste pas moins que c’est sur cette base qu’Arendt va formuler ses critiques aux démocraties libérales.
Six critiques majeures à la démocratie représentative libérale
Comme le souligne Wolgang Heuer[9], Arendt adresse six critiques majeures à la démocratie représentative libérale. D’abord, le politique y est conçu en termes de moyens et de fins. Cela fait de la politique un lieu de fabrication, un peu comme l’usine. Il en résulte que trop souvent « la fin justifie les moyens » et que « ce sont les guerres et les révolutions, et non le fonctionnement des gouvernements parlementaires et des appareils de parti démocratique, qui constituent les expériences politiques fondamentales de notre siècle[10] ».
Deuxièmement, elle se réduit soit à la domination et aux luttes de pouvoir, soit à l’administration des affaires économiques et sociales. Ce qui fait que le politique a été soumis aux règles de la publicité et que « ce n’est pas la terreur, mais la persuasion imposée par la pression et la manipulation exercées sur l’opinion publique qui est censée réussit là où la terreur a échoué[11] ». Cette prédominance de l’administration des affaires économiques et sociales relève de la confusion entre le politique et le social.
Troisièmement, il semble y avoir confusion entre le pouvoir et la violence. C’est probablement ce qui explique l’importance que prend la violence dans la vie politique des sociétés de démocratie représentative. Cette violence crée une illusion de politique sur deux plans. D’une part, elle sert de substitut à l’action concertée en se concentrant sur les moyens plutôt que sur les finalités et ces moyens sont à la fois limités et « mesurables ». D’autre part, elle réduit la politique à l’obéissance, c’est-à-dire au fait d’adopter le comportement adéquat et demandé par les autorités. Cette violence prend souvent la forme du mensonge. Commentant la publication des Pentagon Papers, Arendt souligne que « la politique du mensonge ne se proposait nullement d’abuser l’ennemi […], mais était principalement, sinon exclusivement, destinée à la consommation interne[12] ».
Quatrièmement, il y a une omniprésence de la bureaucratie qui résulte à la fois du caractère instrumental de la politique et de l’administration des affaires économiques et sociales qui est l’activité la plus courante du pouvoir politique. La bureaucratie introduit un élément qui, pour Arendt, ne peut relever de la politique, l’expertise, puisqu’elle conçoit le domaine des affaires politiques comme celui des solutions incertaines et provisoires. Pourtant, elle n’en souligne pas moins les vertus de l’État-providence lorsqu’elle souligne que « seules des institutions juridiques et politiques indépendantes des forces économiques et de leurs automatismes sont capables de contrôler les monstrueuses potentialités inhérentes à ce processus et de leur faire échec[13].
Cinquièmement, il en découle un remplacement de l’agir politique par des technologies de gouvernance sociale et de fabrication des comportements. Plutôt que de s’inscrire dans la logique du commencement et de l’imprévisibilité, celle de l’action, l’administration s’inscrit dans celle de la routine et du processus, celle du comportement. « Depuis longtemps on a vu dans le conditionnement social des individus un trait caractéristique de la démocratie américaine[14] ». À l’administration au plan politique correspond le conformisme au plan individuel.
Sixièmement, la liberté n’est plus politique, mais essentiellement négative. Comme elle s’en explique dans son essai sur la liberté, alors que dans l’Antiquité classique, la liberté était d’emblée politique et associée à la possibilité de se prononcer sur les affaires publiques, le christianisme a repensé la notion de liberté dans le sens du libre arbitre et les penseurs du libéralisme à partir de Hobbes en ont fait une notion extrapolitique reliée à l’individu et exercée privément, ce que les philosophes politiques contemporains appellent la liberté négative. Pour Arendt, dans le monde moderne, « il nous est difficile de comprendre qu’il puisse exister une liberté qui ne soit pas un attribut de la volonté, mais un auxiliaire du faire et de l’agir[15] ».
À l’ère gouvernementale, l’univers politique et l’ordre étatique reposent donc sur l’administration, l’expertise et la domination. L’administration tend à considérer les êtres humains comme des moyens, des objets sur lesquels s’exerce le gouvernement, ou encore comme des masses auxquelles il manque l’élément fondamental que constitue la distinction et qui, à ce titre, deviennent malléables et corvéables.
Il y a également une crise de la démocratie parlementaire et du système partisan d’agrégation et de représentation des intérêts. Si Arendt préfère, de loin, le système bipartisan et la structure fédérale de l’État au multipartisme et à l’État unitaire, il n’en reste pas moins que pour elle la démocratie parlementaire est l’accession des bourgeois[16] à la politique. Déjà, dans Les origines du totalitarisme, elle avait relié l’entrée en politique de la bourgeoisie à l’impérialisme colonial. Dans ses textes sur la politique étatsunienne des années 1950 et 1960, elle revient sur la notion de la domination de l’intérêt privé en politique inhérente à la démocratie représentative.
Les moments révolutionnaires et la liberté politique
Hannah Arendt s’intéresse à la révolution en tant qu’analyste politique qui cherche à comprendre à la fois la manière dont le politique se configure dans la modernité et les traditions subalternes (ou cachées) susceptibles de rendre l’action possible dans un monde de plus en plus marqué par la logique instrumentale où la fin justifie les moyens et une activité étatique qui semble se réduire à la gestion des populations et de leurs besoins. Dans un tel contexte, la révolution ou certains mouvements contestataires (comme le Free Speech Movement des années 1960 aux États-Unis) semblent susceptibles, selon elle, de restaurer, ne fut-ce que sur un mode fugace, la logique de l’action et de renouer avec une hiérarchie des valeurs qui donne toute sa dignité à l’action politique et permet que se déploie la liberté politique. Commentant sur le mouvement étudiant dans une entrevue, elle fait remarquer que « la première chose qui me frappe, c’est sa volonté déterminée d’agir, sa joie dans l’action, la certitude de pouvoir changer quelque chose par ses propres efforts[17]».
Il me semble important à cet égard de revenir sur la notion d’action, avant de saisir comment la forme conseil permet le déploiement de la liberté politique, comme nous pouvons le voir dans son analyse de la révolution hongroise ou de la période révolutionnaire aux États-Unis. Je conclurai cette section par quelques remarques sur la désobéissance civile.
Comme mentionné, la vita activa se décompose en trois types d’activités : le travail, l’œuvre et l’action, qui correspondent à trois modes de déploiement humain : la zoè, qui constitue la vie à l’état brut; le bios, qui laisse des traces et construit un habitat favorisant l’être ensemble des humains, tout en restant mû par des considérations de nécessité et d’instrumentalité; enfin, l’existence du zoon politikon, affranchi de la nécessité de pourvoir à son existence et jouissant de la skolè, à la fois temps libre et culture, nécessaire pour deviser avec d’autres du vivre ensemble de la société. Il est essentiel de s’arrêter à la notion d’action chez Arendt.
L’action et le politique chez Hannah Arendt
Pour Arendt, l’action est la seule activité spécifiquement humaine, puisqu’elle est la seule où les interactions entre les êtres humains ne sont pas médiatisées par les objets ou dictées par la nature et la nécessité. C’est le domaine où peut apparaître le politique. L’action crée un espace public caractérisé par la pluralité, l’égalité et la persuasion.
La première caractéristique de l’action, c’est sa gratuité. Cette gratuité se comprend essentiellement par rapport à l’instrumentalité de l’œuvre. L’action, loin de reposer sur les intérêts, qui sont la forme dominante du politique dans nos sociétés, trouve en elle-même sa propre justification. Parlant du mouvement étudiant de la fin des années 1960, elle insiste sur le fait qu’il « s’est lancé franchement dans l’action, et, qui plus est, dans une action presque exclusivement inspirée par des motivations morales[18]». Cette gratuité est intrinsèquement liée à son caractère spontané, non réductible, une logique historique se déroulant selon un schéma de causes et d’effets, prévisible.
Une deuxième caractéristique de l’action, c’est l’importance de la parole. L’action prend d’abord la forme d’une formidable explosion du verbe. La parole échangée permet d’établir un lien de concitoyenneté qui ne repose pas sur la fusion des individus dans une majorité silencieuse, mais plutôt sur l’émulation qui préserve le caractère distinct de chaque personne. La parole a une double fonction de dévoilement et de persuasion. Le dévoilement de « qui » je suis par opposition à « ce que » je suis. La persuasion qui suppose une égalité reconnue aux personnes qui participent à la discussion parce que, entre égaux, seule la persuasion est de mise. La parole s’oppose dans ce cadre à la violence, même si cette parole peut être fortement agonistique.
Une troisième caractéristique de l’action, c’est qu’elle repose sur la confiance mutuelle et l’échange de promesses. Les acteurs sont liés entre eux par la parole échangée, par l’activité politique menée en commun et pas, au moins dans un premier temps, par des institutions ou des conventions. Celles-ci peuvent être un résultat de l’action, mais n’en sont pas la condition.
Enfin, une quatrième caractéristique de l’action c’est qu’elle est inaugurale. Loin de s’insérer dans une trame historique faite de liens de causalité, elle interrompt le cours normal des choses et permet non seulement l’apparition publique des « nouveaux », selon le principe de natalité, mais l’apparition de la nouveauté dans le paysage politique. « Parce qu’ils sont initium, nouveaux venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hommes prennent des initiatives, ils sont portés à l’action[19] ». C’est ce caractère inaugural de l’action qui confère son sens moderne au mot révolution, l’ambition de faire table rase du passé pour recomposer le politique sur de nouvelles bases. Il s’ensuit également que le résultat de l’action est imprévisible, puisqu’une fois la dynamique enclenchée, aucun acteur ne peut prétendre être l’auteur du scénario politique.
Dans l’action, ce sont des « qui » singuliers qui établissent un rapport d’interaction et non des « ce que ». Cette distinction entre le « qui » et le « ce que » est centrale pour Arendt. « Ce que » nous sommes relève de la tradition, de l’héritage et des conventions sociales, il s’agit des assignations identitaires non choisies relevant des processus de catégorisation sociale établis par le pouvoir; le « ce que » relève selon elle de la sphère du social. Par opposition, « qui » nous sommes relève d’un processus de subjectivation qui permet d’acquérir à la fois une singularité et une généralité. Ce « qui » a comme conséquence que « qui advient ne préexiste pas à son advenue. Il faut prendre garde à ne pas confondre la révélation ou l’exposition du « qui » agissant avec l’exhibition d’un sujet resté jusqu’à présent obscur, en retrait, et qui se révélerait dans l’action[20]». Bref, les acteurs politiques ne sont pas une catégorie sociale (ou sociologique) qui se mettrait en action, mais le résultat de l’action elle-même, comme on l’a bien vu lors du printemps 2012, alors que c’est la grève générale illimitée qui a créé le mouvement étudiant.
À cet égard, la subjectivation politique telle que l’entend Arendt se démarque fortement de l’individualisation libérale. Dans le libéralisme, l’individu est conçu comme un « homme sans qualités », sur le mode de l’abstraction, d’où la fameuse métaphore du voile d’ignorance utilisée par John Rawls pour décrire la posture de ses contractants originaires. Pour Arendt, les citoyens[21] sont certes des individus, mais des individus constitués à la fois par des ancrages, par le développement d’une rationalité langagière qui leur permet de délibérer et par leur capacité à s’affranchir de la sphère des besoins pour accéder à la sphère de la liberté. Ce sont des sujets situés dans les rapports sociaux qui ne renoncent pas à leurs qualités, mais les transcendent pour se situer sur le terrain du commun et non sur celui des particularismes.
Dans De la révolution, Arendt entreprend de réfléchir au phénomène révolutionnaire comme tel, mais surtout de comprendre les trajectoires différentes qu’ont prises la révolution américaine et la Révolution française, trajectoires qui expliquent le déficit politique des sociétés contemporaines. À cet égard, la révolution américaine lui semble une révolution dans l’ensemble réussie, tandis que la Révolution française lui apparaît comme un échec retentissant au regard de la liberté politique.
Il est important ici de se pencher sur la distinction que fait Arendt entre libération et liberté, puisqu’elle se fonde sur la distinction entre le social et le politique qu’elle avait introduite dans La condition humaine. Comme le montrent Mary Dietz[22] et Hanna Pitkin[23], il y a effectivement deux tripartitions dans la réflexion politique arendtienne : celle dont j’ai brièvement parlé plus haut entre le travail, l’œuvre et l’action et celle entre la sphère privée, la sphère sociale et la sphère publique. Si le travail appartient indéniablement à la sphère privée et l’action à la sphère publique, le statut de l’œuvre et de la sphère sociale est plus ambigu. Les deux relèvent d’une certaine publicité, mais en même temps, ils sont soumis à une logique instrumentale et processuelle qui favorise le conformisme plutôt que le courage et la catégorisation plutôt que l’individuation ou la distinction. Le social est le lieu par excellence des « ce que » plutôt que des « qui ».
La révolution américaine lui semble exemplaire en ce qu’elle n’a jamais perdu de vue la liberté politique et s’est attelée à consolider les institutions politiques qui pouvaient être sauvegardées et à imaginer une solution fédérale qui ne dissolvait pas les anciennes colonies britanniques dans un ensemble unitaire. Plus encore, perfectionnant les idées constitutionnelles de Montesquieu, la constitution étatsunienne a cherché à concilier le principe de la multiplicité des intérêts et celui de la diversité des opinions, en soumettant les décisions gouvernementales à une possibilité de révision judiciaire. Enfin, dès le début, la révolution américaine a cherché à établir des institutions républicaines durables qui inscrivaient la liberté politique dans une logique de fondation. Le seul reproche qu’elle adresse aux révolutionnaires étatsuniens est de ne pas avoir inclus dans leur devis constitutionnel les townhall meetings, ce que l’on pourrait traduire par les assemblées citoyennes, ce qui a fait dévier le système étatsunien dans les intérêts du système partisan et a montré les limites de la démocratie représentative. C’est ce qui explique son intérêt pour la forme conseil, ravivé par son analyse de la révolution hongroise de 1956.
Les conseils, organes par excellence des mouvements révolutionnaires
Dans ses réflexions sur la révolution hongroise, Arendt est amenée à réfléchir sur la forme que sont les « conseils », ce qui par la suite la conduira à les systématiser et en en faire à la fois les organes par excellence des mouvements révolutionnaires et de la possibilité de mettre en place des institutions politiques qui font perdurer l’espace public pour les générations futures et stabilisent l’entreprise révolutionnaire dans le temps. Par système des conseils, Arendt entend aussi bien les assemblées citoyennes (ward system ou encore townhall meetings) des débuts de la révolution américaine, les sociétés révolutionnaires qui se sont répandues en France après 1789, la Commune de Paris, les soviets des révolutions de 1905 et 1917, les conseils d’ouvriers et de soldats dans l’Allemagne de 1918-1919, la république des conseils de Bavière du printemps 1919 ou encore les conseils de la révolution hongroise. Après avoir fait une telle énumération, Arendt précise que « [l]a simple énumération de ces dates suggère une continuité qui n’a jamais existé. C’est précisément cette absence de continuité, de tradition et d’influence organisée qui rend si frappante l’uniformité du phénomène[24] ».
Concernant le soulèvement de 1956 en Hongrie, elle mentionne d’abord le caractère purement politique des conseils hongrois. Elle insiste ensuite sur le fait qu’à partir du moment où le mouvement a été enclenché, à partir d’une manifestation étudiante voulant déboulonner une statue de Staline à Budapest, il s’est agi d’un phénomène spontané, inaugural, où il n’y avait ni programme ni manifeste qui donnaient son sens au mouvement qui a tout de suite provoqué la désintégration rapide du pouvoir établi. Cependant, cette désintégration de la domination totalitaire n’a pas conduit à la désorganisation politique, puisque les conseils révolutionnaires et ouvriers se sont formés, « cette même forme d’organisation qui émerge depuis plus de cent ans toutes les fois qu’on laisse le peuple, l’espace de quelques jours, quelques semaines ou quelques mois, poursuivre ses propres objectifs politiques sans qu’un gouvernement (ou un programme de parti) lui soit imposé d’en haut[25] ». De tels conseils constituent la seule alternative à la démocratie représentative : les élus[26] sont choisis par la base et non par l’appareil du parti, le choix des électeurs ne repose pas sur un programme ou sur une idéologie, mais sur l’estime de ses concitoyens ainsi que sur le pouvoir de persuasion des personnes qui détiennent un mandat électif; un tel système est susceptible de se fédérer sur une base régionale ou nationale. Sa principale caractéristique, c’est la flexibilité, puisqu’un tel système ne nécessite « que le fait qu’un certain nombre de personnes se rassemblent pour agir ensemble sur des bases qui ne soient pas temporaires[27] ». Après avoir mentionné que conseils et partis ressortissent tous deux de l’expérience politique moderne, Arendt insiste sur le fait que « les conseils sont la seule alternative que nous connaissons au système des partis et les principes qui les fondent tranchent à bien des égards par leur opposition aux principes du système des partis[28] ».
Pour Arendt, le système des conseils présente deux grands avantages. Le premier concerne la possibilité de tout un chacun de participer à la chose publique de façon continue et ainsi de découvrir le plaisir qui est associé à l’action. Le deuxième est de rompre avec l’idée de souveraineté et ce qu’elle implique de domination, principalement dans sa forme de la république une et indivisible, pour lui opposer un principe fédératif qui part du local. Dans sa première dimension, le système des conseils transcende les appartenances partisanes, non seulement parce que les membres de différents partis (ou factions) politiques y participent, mais surtout parce que la direction des partis y a un rôle négligeable; plus encore, Arendt soutient qu’en fait, « pour ceux qui n’appartenaient à aucun un parti, c’était en fait les seules organisations politiques[29] ». Les conseils constituent également des organes de liberté et, par conséquent, ils aspirent à former le gouvernement et constituent à ce titre « une forme nouvelle de gouvernement qui eût permis à chaque membre de la société égalitaire moderne de devenir “participant” aux affaires publiques[30] ». Ils deviennent ainsi des lieux de concrétisation de l’égalité politique.
Deuxièmement, le système des conseils promeut une division du pouvoir et la séparation entre le pouvoir et le gouvernement. Contrairement à l’idée de l’unité et de l’indivisibilité de la république qui ne fait que reconduire le principe de souveraineté hérité de l’absolutisme monarchique, le système des conseils rend possible la division des pouvoirs, non seulement selon la tripartition fonctionnelle entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire, mais également en le fractionnant dans un esprit fédéraliste. Ce faisant, il instaure une certaine autorité en politique, mais une autorité qui ne dispose pas du pouvoir de coercition.
En fait, les conseils représentent pour elle l’antidote à la corruption de l’esprit public aux États-Unis et ailleurs dans les démocraties libérales. D’abord, ils permettent la formation de l’opinion à travers la discussion ouverte et le débat public. Ensuite, ils perpétuent la liberté en permettant aux concitoyens – et aux concitoyennes – d’agir de concert. Enfin, ils présupposent l’égalité, puisque l’action concertée nécessite que l’on considère ceux et celles avec lesquels nous agissons comme des égaux. Contrairement aux partis politiques, les conseils ne sont ni le lieu de la coalisation des intérêts privés, ni l’instrument de la domination des élites, qu’elles soient le produit de la naissance ou de la richesse.
L’autre volet de l’expression contemporaine de la liberté politique, c’est celui de la désobéissance civile. Durant les années 1960, Arendt s’est beaucoup intéressée au mouvement des droits civiques, aux mouvements étudiants, au mouvement d’opposition à la guerre au Vietnam et au Free Speech Movement. Tous ces mouvements lui paraissaient comporter des éléments de déploiement de la liberté politique.
En fait, la désobéissance civile est le contraire de la passivité politique et de l’obéissance qui font l’« ordinaire » de la démocratie représentative. Plus encore, la désobéissance civile est « le fait des minorités organisées, unies par des décisions communes, plutôt que par une communauté d’intérêts, et par la volonté de s’opposer à la politique gouvernementale, même lorsqu’elles peuvent estimer que cette politique a l’appui d’une majorité[31] ». Et elle prédit que la désobéissance civile est appelée à jouer un rôle croissant dans les sociétés contemporaines[32]. Elle ajoute être « profondément convaincue que la pratique de la désobéissance civile est la forme la plus récente de l’association volontaire et qu’elle s’accorde ainsi parfaitement avec les plus anciennes traditions du pays[33] » et va même jusqu’à espérer qu’elle soit constitutionnalisée.
Conclusion
Si Arendt demeure sceptique par rapport aux possibilités de la liberté politique dans le monde moderne, si elle considère que le totalitarisme et la démocratie libérale sont les deux principales figures de l’antipolitique de nos sociétés, elle ne les renvoie pas dos à dos. Le totalitarisme, en anéantissant complètement la liberté humaine, cherche en fait à changer la nature humaine et à extirper ce qui fait l’humanité des êtres humains. La démocratie libérale est beaucoup moins délétère. En garantissant les droits humains, la démocratie libérale promeut l’individuation et laisse ouverte la porte à des irruptions citoyennes, même si elle crée une scène politique atrophiée dominée par les intérêts privés.
Il n’en reste pas moins que dans la modernité, la politique est trop souvent reléguée à l’arrière-plan. Mais la tradition cachée des conseils et les diverses expériences de désobéissance civile qu’ont connues les États-Unis dans les années 1950 et 1960 ou celles que nous avons connues plus récemment au Québec avec le mouvement des casseroles en 2012 montrent que les feux de la liberté politique ne sont pas complètement éteints et que la démocratie peut prendre des chemins de traverse fort prometteurs, loin du ronron électoral.
- Diane Lamoureux[1] est professeure au Département de science politique de l’Université Laval. ↑
- Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme [1951], Paris, Gallimard, 2002. ↑
- Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, dans Les origines du totalitarisme, op. cit., p. 1044. ↑
- Arendt, Les origines du totalitarisme, op. cit., p. 807. ↑
- Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995, p. 35. ↑
- Hannah Arendt, L’humaine condition, Paris, Gallimard, 2012, p. 89. ↑
- Ibid., p. 95. ↑
- Ibid., p. 96. ↑
- Wolfgang Heuer, « No longer and not yet », dans Étienne Tassin (dir.), L’humaine condition politique, Paris, L’Harmattan, 2001. ↑
- Arendt, Qu’est-ce que le politique ?, op. cit., p. 127. ↑
- Hannah Arendt, « Retour de bâton », dans Responsabilité et jugement, Paris, Payot, 2009, p. 333. ↑
- Hannah Arendt, « Du mensonge en politique », dans L’humaine condition, p. 853. ↑
- Hannah Arendt, « Politique et révolution », dans L’humaine condition, p. 995. ↑
- Hannah Arendt, « L’Amérique du maccarthysme », dans Penser l’événement, Paris, Belin, 1989. ↑
- Hannah Arendt, « Qu’est-ce que la liberté ? », dans L’humaine condition, op. cit., p. 737. ↑
- Il est assez significatif qu’Arendt, qu’on ne peut certainement pas soupçonner de marxisme, utilise le terme bourgeois à peu près de la même façon que le fait Marx dans La question juive ou dans Le 18 Brumaire, c’est-à-dire un être muré dans son horizon privé et incapable de dépasser la défense de ses propres intérêts. ↑
- Hannah Arendt, « Politique et révolution », dans L’humaine condition, p. 987. ↑
- Ibid., p. 989. ↑
- Hannah Arendt, « Condition de l’homme moderne », dans L’humaine condition, p. 202. ↑
- Étienne Tassin, Le trésor perdu, Paris, Payot, 1999, p. 295. ↑
- Comme ce qui sert de référent à Arendt pour parler de l’espace public et de l’action, ce sont essentiellement la cité athénienne et les révolutions américaine et française, univers dont les femmes étaient exclues, je ne féminise pas. ↑
- Mary Dietz, « Feminist receptions of Hannah Arendt », dans Bonnie Honnig (dir.), Feminist Interpretations of Hannah Arendt, University Park, Pennsylvania State University Press, 1995. ↑
- Hanna Pitkin, The Attack of the Blob, Chicago, Chicago Press, 1998. ↑
- Hannah Arendt, « De la révolution », dans L’humaine condition, p. 567. ↑
- Hannah Arendt, « Réflexions sur la révolution hongroise », dans Les origines du totalitarisme, p. 920. ↑
- Comme d’habitude lorsqu’elle parle d’action politique, Arendt parle au masculin, même si en Hongrie les femmes jouissaient des droits politiques et ont joué un rôle actif dans la révolution. La seule mention qu’elle fait du rôle des femmes est assez sexiste : elle fait allusion aux femmes vêtues de noir qui, un an plus tard, dans Budapest encore occupé par les troupes soviétiques, pleurent leurs morts en public (et en silence). La similitude avec les « mères de la place de mai » en Argentine est assez évidente, de même que le déni du caractère politique de ces mouvements, parce que menés par des femmes. ↑
- Ibid., p. 924. ↑
- Ibid., p. 923. ↑
- Ibid., p. 568. ↑
- Ibid., p. 569. ↑
- Hannah Arendt, « La désobéissnce civile », dans L’humaine condition, p. 881. ↑
- Ibid., p. 899. ↑
- Ibid., p. 909. ↑
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Collectif d’analyse politique
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