Il s’avère absolument nécessaire, lorsque l’on aborde la question de la révolution démocratique, de préciser d’où l’on parle :
A. Il n’existe pas une seule vision, mais plusieurs de la démocratie et du progrès social. Que l’on en ait conscience ou pas, qu’on le reconnaisse ou non, ces visions différentes voire opposées sont déterminées par notre statut social (situation de classe), mais aussi par nos choix politiques et idéologiques (position de classe) qui peut parfois s’avérer en rupture avec notre situation sociale et la transcender.
B. Ces visions différentes voire opposées s’observent aujourd’hui à l’œil nu dans les révolutions démocratiques (Népal, Tunisie, Egypte…) ainsi qu’à l’occasion de crises politiques diverses : Côte d’Ivoire, Algérie, Grèce et autres pays d’Europe…
C. Partout, ce qu’on pourrait appeler les partisans de la démocratie et du progrès social défendent des visions différentes et même, à un certain stade de développement de la crise ou des révolutions, des visions opposées. On peu schématiquement discerner :
Un courant « modéré », « réaliste », « responsable »… qui prône en général une autolimitation du mouvement populaire, de ses revendications et de ses objectifs politiques. Ce courant dissocie souvent revendications démocratiques et revendications sociales et milite pour une sorte de compromis avec l’ordre ancien : tentative de maintien de la monarchie népalaise après le renversement du roi, établissement d’un « gouvernement d’union nationale » dont les principaux leviers restent aux mains des membres nommés par le dictateur déchu en Tunisie, préservation de la politique économique et des liens avec le marché mondial et les grandes puissances impérialistes,
Un courant « radical », qui se veut conséquent et qui prône en général l’extension et l’approfondissement du processus révolutionnaire afin d’en finir avec les stigmates de l’ordre ancien. Ce courant lie en un seul tout revendications sociales, revendications démocratiques et revendications nationales, c’est-à-dire, dans les pays dominés, anti-impérialistes.
D. Pour donner une visibilité plus grande à chacun de ces deux courants et mieux cerner ce qui les distingue, on pourrait affirmer que le courant « modéré » est partisan d’une « révolution démocratique » qui s’incarne dans une ouverture politique contrôlée par des élites économiques et sociales qui partagent fondamentalement la même vision néolibérale de la politique économique, alors que le courant « radical » est partisan d’une « révolution démocratique et sociale » qui s’incarne dans un bouleversement politique radical au profit des classes exploitées et des couches dominées qui entendent rompre totalement avec la politique néolibérale et la soumission à l’impérialisme.
E. Il apparaît ainsi clairement que les deux courants qui participent aux révolutions démocratiques sont l’expression des intérêts de classes différents voire opposés :
Bourgeoisie intérieure, partie de la bureaucratie d’Etat, catégories supérieures de la petite et moyenne bourgeoisie…
Prolétariat, couches inférieures de la petite-bourgeoise citadine et rurale menacée de paupérisation, voire de prolétarisation…
F. Si ces deux courants effectuent une partie du chemin ensemble, ce qui s’avère positif et nécessaire avant l’éclatement de la révolution puis au cours de ses toutes premières phases pour renverser le dictateur, ils ne cessent à aucun moment de défendre des intérêts différents voire opposés aux niveaux économique et social, de développer une vision différente de la révolution et donc, inévitablement, de promouvoir des tactiques différentes en termes d’objectifs, de mots d’ordre, de revendications, d’alliances, de formes de lutte…
G. Le courant « modéré » est généralement partisan de « transitions constitutionnelles », dans le cadre des textes et institutions léguées par la dictature et avec ses hommes politiques. Se contentant souvent du départ du dictateur, il est soutenu à fond par l’impérialisme, les classes dominantes et les régimes régionaux alliés. Le courant « radical », lui, ne se contente pas du départ du dictateur, mais veut le départ de toute la dictature. Il prône donc, lorsque les masses sont encore mobilisées et déterminées, l’instauration d’un gouvernement révolutionnaire provisoire formé des forces qui ont renversé la dictature et qui prépare l’élection d’une Assemblée constituante.
2. Quelle démarche pour le courant « radical » dans la révolution démocratique et sociale ?
Les défis auxquels est confronté le courant « radical » :
A. Comment poser correctement la question du rapport entre lutte pour la démocratie et lutte pour le socialisme, entre révolution démocratique et sociale et révolution socialiste ? Il existe deux écueils opposés, mais tout aussi funestes l’un que l’autre :
Le premier consiste à s’incliner religieusement devant la perspective socialiste pour mieux la transformer en icône inaccessible et lointaine, en utopie irréalisable, en tendance permanente et toujours présente, mais que l’on ne peut jamais atteindre ou alors, sur le très très long terme. Cette vision ne prend en considération que la nature démocratique de la révolution sans voir sa perspective socialiste. Elle tend ainsi à freiner le mouvement dans ses revendications et ses formes de lutte, n’assume pas toujours le combat pour la direction dans la révolution démocratique et présente une tendance au compromis avec le « courant modéré » petit-bourgeois.
Le second consiste à déduire les tâches politiques immédiates de la perspective socialiste de la révolution, à ignorer les diverses phases du processus révolutionnaire et à réduire le présent au futur. Cette attitude amène à vouloir accélérer de manière artificielle le processus révolutionnaire en considérant que puisque le socialisme constitue la seule façon de résoudre radicalement nos problèmes, il convient de se fixer pour tâche politique immédiate, partout et en toute circonstance, la révolution et l’instauration d’un pouvoir socialiste.
Ces deux écueils nous guettent en permanence et aucun de nous n’est à l’abri. On peut à tout moment se fracasser contre ces deux écueils. Il n’existe aucune garantie formelle, aucun préalable, aucune recette préétablie, aucun vaccin. C’est au cours de la lutte que l’on doit trouver la solution adéquate. Comme dit l’autre : « On s’engage et on voit ».
B. Il convient toutefois de s’armer en essayant de tirer des leçons des révolutions passées et présentes :
Les révolutions socialistes commencent toujours sur le terrain démocratique, social ou national. Les révolutions socialistes n’éclatent jamais sous une forme achevée et pure, sous la forme idéale d’une contradiction directe et immédiate, comprise et assimilée par tous, entre capitalisme et socialisme, entre bourgeoisie et masses populaires.
A l’inverse, les prolétaires et les couches déshéritées ne se limitent pas, dans la révolution, à des revendications économiques, sociales et politiques assimilables par le système capitaliste et son Etat. Les masses outrepassent souvent, pour ne pas dire toujours, les limites du système capitaliste (propriété…) et de l’Etat bourgeois (rapports de domination…).
Il y a donc une continuité et une rupture, une unité et une lutte entre révolution démocratique et révolution socialiste. Il faut absolument être conscient de cette relation dialectique pour tenter de la percer, dans le flot impétueux des événements pas toujours faciles à déchiffrer, et de définir une tactique, c’est-à-dire une attitude, des cibles, des objectifs, des mots d’ordre et des alliances tenant compte du moment réel et de ses multiples possibles.
Il ne faut jamais oublier que ce sont les masses qui font les révolutions et non pas des minorités conscientes et agissantes. Celles-ci participent aux révolutions et y jouent un rôle souvent essentiel. Mais la révolution étant un basculement du rapport de forces, elle est déterminée par l’entrée en action de centaines de milliers, voire de millions ou de dizaines de millions d’hommes. C’est cette action des masses qui fait, en définitive, la différence. Quelle soit énergique, puissante, déterminée, et la victoire peut être remportée. Qu’elle soit molle, faible et hésitante et la défaite est assurée.
Si les masses font la révolution, elles la font par nécessité, parce que, à un moment donné, leur situation devient intenable et qu’il n’y a pas d’autre voie qu’un changement radical. La révolution est donc un moment de rupture opéré par des masses qui ne sont pas en train d’appliquer de façon consciente une stratégie et qui ne la font pas au nom d’une théorie, d’une doctrine.
C’est là que l’intervention consciente des partisans de la perspective socialiste s’avère décisive. Car une révolution populaire peut très bien déboucher, si elle ne progresse pas au cours de son évolution, sur un pouvoir réactionnaire (révolution iranienne par exemple). Une révolution populaire ne débouche pas automatiquement sur une société socialiste, ni même sur un régime démocratique. La question du pouvoir ne peut donc être éludée et doit au contraire être défendue par les partisans de la perspective socialiste.
C’est tenant compte de tous ces éléments que les « propositions alternatives radicales », doivent être avancées. La question des mots d’ordre à mettre en avant est déterminante. Ces mots d’ordre ne doivent pas être désincarnés (vision doctrinaire), mais être à même de mobiliser, c’est-à-dire d’être repris et appliqués, défendus sur le terrain par des centaines de milliers voire des millions de personnes. La justesse des propositions n’est pas donc pas au premier chef déterminée par leur radicalité abstraite mais par leur capacité concrète d’entraînement massif et immédiat en vue de balayer les obstacles concrets (un pouvoir, un parti, une milice…) sur la voie de la perspective socialiste.
Plus précisément, ce qui assure le succès d’une révolution, c’est tout autant la conscience, la détermination, la mobilisation et l’unité des couches les plus radicales du peuple que l’engagement, à leur côté et sous leur direction, des catégories moins radicales, intermédiaires. Le but des mots d’ordre n’est pas de faire dans l’incantation, mais de provoquer réellement, concrètement, dans l’action, un ralliement de ces couches intermédiaires, moyennes en particulier (paysans, petits artisans, cadres, ingénieurs…) aux côtés de la grande masse de ceux qui ne vivent que de leur salaire : les prolétaires.
C’est cette nécessité absolue de réaliser et de préserver cette alliance des forces populaires qui doit nous guider dans le choix, à chaque moment, dans chaque tournant, des mots d’ordre, des « propositions alternatives radicales ».
Il n‘existe donc pas de « propositions alternatives radicales » sacrées, indépendantes du rôle qu’elles peuvent effectivement et non abstraitement jouer dans une conjoncture politique déterminée.
Il faut donc :
Faire l’analyse concrète d’une situation concrète : camps en présence, leurs contours politiques et sociaux, leurs points forts et faibles, rapport de forces…
Avancer des objectifs, des propositions qui permettent de construire et de consolider le rapport de forces au profit des masses et au détriment de leurs ennemis les plus dangereux dans chaque conjoncture.
Alger, le 1er février 2011
Hocine Belallou