Sur L’œil du maître, de Dalie Giroux, Mémoire d’encrier, 2021
Dans cette série d’essais sur l’histoire québécoise, Dalie Giroux s’interroge sur le mythe du « maître chez nous » et la relation au territoire et aux Premières Nations. Avec la conquête britannique, la population française qui occupe les rives du Saint-Laurent et qui a dépossédé les peuples autochtones d’une grande partie de leur territoire devient assujettie au colonialisme britannique. Ceux qui deviennent alors les « Canadiens-français » appartiennent très majoritairement aux subalternes composés de domestiques, journaliers, laboureurs, pêcheurs, coureurs des bois, filles du Roy, Indiens « domiciliés », esclaves autochtones et africains. « Ce sont des asservis temporaires, puis des colons déchus, des travailleurs avec leurs personnes à charge, un peuple par défaut et jugé par tous bâtards » (page 31). Une petite minorité de propriétaires et d’entrepreneurs associés à l’élite cléricale se retrouve en tant que relais du pouvoir britannique. Elle décrète une souveraineté sur un territoire dont une grande portion n’a jamais été cédée par le régime colonial, et qui est occupé depuis plusieurs milliers d’années par les Anishinabeg-Algonquins, les Innus et les Atikamekws. Avec le projet d’émancipation nationale qui prend forme dans les années 1960, cette réalité coloniale du Québec est niée. « L’élan pour l’indépendance s’est mis les pieds dans les plats dans cette histoire de « maîtres chez nous », affirme Giroux.
Cependant, les faits sont têtus. La perspective politique émancipatrice ne peut faire l’économie de notre histoire coloniale et doit « remettre en cause le mode de vie de la majorité et la légitimité de la prétention à la maîtrise du territoire national qui est associée à ce mode de vie extractiviste, privatif et fondé sur l’accumulation ».
Est-il trop tard pour briser ce projet de création d’un État « comme les autres » ? Pourrait-on reconstruire une « chaîne de solidarité ayant le potentiel de relancer un cycle de décolonisation » ?
Un peu hésitante, la réponse de Giroux est positive. Le Québec d’aujourd’hui construit par les héritiers d’une « population servile, résiduelle, sans ligne de mobilité sociale et sans possibilité de représentation » est un territoire où on peut penser « en dehors de la possession et de dépossession, pour aller à rebours de la colonisation, inventer d’autres manières d’habiter, se constituer comme milieu, peut-être à travers une forme inédite en amont, et une forme d’hospitalité en aval ».
Au bout du compte, pense la sociologue de l’Université d’Ottawa, « la question politique pour le 21e siècle ne sera pas celle de trouver le chemin à emprunter pour enfin « véritablement » devenir maître chez nous », ce qui signifierait compléter la colonisation européenne des Amériques « en notre nom », mais de réfléchir et d’agir en fonction de l’objectif réel et impérieux d’abolir, en mode grande alliance, toutes les relations de servitude, dont la forme coloniale franco-britannique de dépossession dont nous héritons ».
Du côté autochtone, ce virage québécois serait explosif. Giroux nous rappelle le message de Noel Starblanket, à l’époque président de la Fraternité des Indiens du Canada et qui voulait en 1978, deux avant le référendum, tendre la main au PQ : « Dans la pratique, nous nous rejoignons. Donnons-nous la main. Arrachons ensemble au pouvoir fédéral son pouvoir colonial sur nous, mais au bénéfice de nos collectivités respectives, pas pour placer les Indiens sous la botte d’un autre pouvoir blanc, en l’occurrence celui du Québec »[1]. Cinquante ans plus tard, c’est également ce que Roméo Saganash suggérait : « Il n’y a jamais eu de pays constitué avec la participation des autochtones. La souveraineté du Québec pourrait en être l’occasion »[2].
[1] Cité de l’ouvrage de Rémi Savard, Destins d’Amérique. Les Autochtones et nous. L’Hexagone, 1989, page 177.
[2] Cité dans Une virée en Eeyou Istchee Baie James avec Romeo Saganash, d’Emmanuelle Walter, Lux Éditeur, 2016.