À considérer la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR) sur les pensionnats indiens comme une institution de justice transitionnelle, on ne peut que faire preuve de scepticisme quant à sa capacité à instaurer une égalité réelle entre Canadiens et nations autochtones. Depuis plus de quarante ans, les promesses et les désillusions se succèdent ; les survivants connaissaient donc les limites politiques d’une telle commission. Comment expliquer que plus de 6000 personnes ont été déplacées pour raconter leur histoire pendant les six ans qu’ont duré les travaux de la Commission ? Ce n’est pas, comme pourraient l’avancer certains mauvais esprits, par intérêt pécuniaire, puisque les procédures visant l’octroi des compensations financières ont été indépendantes de la Commission[2].
Une mobilisation populaire
Pendant plus d’un siècle, le gouvernement canadien a entrepris de détruire les structures et les pratiques assurant la survie des peuples autochtones. Entre 1874 et 1996, le système des pensionnats, dont la gestion était confiée à des institutions religieuses, fut l’un des principaux moyens pour réaliser ce génocide culturel[3]. Sur plus de 150 000 enfants placés dans ces établissements, 3200 sont morts[4]. Pendant des années, le gouvernement du Canada et les Églises[5] impliquées ont refusé de reconnaître les mauvais traitements dont ces enfants ont été victimes. Quand ils l’ont finalement fait, à travers la Déclaration de réconciliation en 1998, ce fut sans remettre en cause l’idéologie sous-jacente légitimant le système des pensionnats, et sans reconnaître que les problèmes sociaux vécus par les Autochtones étaient liés à la mise en place du système des pensionnats. Ce n’est qu’en 2006, en réponse à la pression juridique exercée par les survivantes et les survivants, que gouvernements et Églises ont reconnu que le système des pensionnats avait injustement et durablement nui aux peuples autochtones. En ce sens, la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens (CRRPI) qui a fait suite au plus grand recours collectif de l’histoire du Canada comprend : (1) un fonds de guérison et un fonds de commémoration ; (2) un paiement d’expérience commune pour chaque survivant-e ayant fréquenté un pensionnat indien ; (3) un processus d’évaluation indépendant pour les réclamations individuelles relatives à des sévices physiques et sexuels, et (4) une Commission de vérité et réconciliation (CVR)[6].
La CVR, dotée d’un budget de 60 millions de dollars, s’est distinguée de la plupart des autres commissions, car elle a été mise en place dans un pays perçu dans le monde comme l’un des leaders en matière de défense des droits de la personne et des libertés individuelles. Initialement d’une durée de cinq ans, étendue à sept ans à cause des conflits avec le gouvernement fédéral concernant son périmètre d’enquête[7], la CVR a été créée à la demande des anciens pensionnaires[8]. Son mandat consistait à entreprendre des recherches sur cette période et à collecter les témoignages des survivants et des survivantes afin d’informer la société canadienne sur le système des pensionnats et sur ses effets sur la vie sociale actuelle. Du point de vue du champ de la justice transitionnelle, l’anthropologue Ronald Niezen relève quatre particularités de la CVR : elle résultait d’une bataille judiciaire et n’est pas née d’un contexte postconflit ; elle ne disposait pas de pouvoir légal, mais était plutôt conçue comme un espace d’information ; elle portait sur la violence faite à des enfants, ce qui a accentué la dimension mémorielle des témoignages reposant sur des souvenirs parfois éloignés ; enfin, elle composait avec la problématique de la santé mentale et du trauma collectif découlant des formes de violence institutionnalisées[9].
La Commission a également été originale sur un autre plan. Au Canada, les voies traditionnellement empruntées par les peuples autochtones pour sortir de la violence et résoudre les injustices historiques consistent à mener des négociations politiques ou des combats juridiques. Dans le cadre de la Commission, les survivants et les survivantes ont déployé une stratégie symbolique[10]. Au niveau des luttes politiques et juridiques, les acteurs du mouvement sont habituellement chefs de bande, hommes, avocats et élites politiques. L’institutionnalisation du mouvement et la complexité des techniques de gouvernement à laquelle s’attaquent les leaders échappent en grande partie à la base qui tend à investir d’autres espaces de contestation et se mobilisent sous d’autres formes[11]. En fin de compte, la Commission s’est inscrite clairement dans une perspective de renouvellement des luttes autochtones.
La CVR a opéré un renversement de perspectives, non pas en s’appuyant sur les structures institutionnelles existantes, mais en remettant en cause leur dimension universelle. Ce renversement symbolique s’est situé à deux niveaux. Au niveau individuel d’abord, en montrant comment l’universalisme abstrait au nom duquel le Canada a entrepris d’arracher des milliers d’enfants à leurs parents sous-tendait une logique de déshumanisation. Deuxièmement, au niveau de la collectivité, les productions culturelles et artistiques qui fleurissaient depuis le milieu des années 1990 tendaient à renverser les codes symboliques dominants définissant le sens des institutions sociales de la nation canadienne (santé, politique, éducation, famille). La souillure a symbolisé le système social et les institutions qui l’ont composé.
Déshumanisation et resubjectivation
Les médias ont largement relayé les abus vécus par un grand nombre de survivants et de survivantes des pensionnats. Arrachés à leurs parents sans explication, acheminés par autobus, train ou avion, dépouillés de leurs vêtements, atteints dans leurs corps et dans leur être, les enfants ont été traités comme des objets. Leurs histoires sont des récits de déshumanisation. Le sujet des enfants disparus et des lieux de sépulture est à ce titre particulièrement révélateur.
Le total d’élèves décédés entre 1867 et 2000 s’élève à 3201, selon les recherches de la Commission[12]. Dans 48,7 % des cas déclarés, la tuberculose est à la cause du décès. Comme le note avec précaution la Commission, il existe peu de données comparatives, même si le taux de mortalité des enfants autochtones est beaucoup plus élevé que celui des enfants canadiens. Entre 1941 et 1945 par exemple, le taux de mortalité était 4,9 fois supérieur à celui des enfants canadiens. Au pensionnat d’Old Sun en Alberta, 20 % du nombre total d’élèves inscrits sont décédés pendant leur scolarité[13]. Dans sa conclusion, la Commission rappelle que la tuberculose au Canada avait commencé à décliner dès le début du XXe siècle, et ce, préalablement aux avancées médicales, grâce à une meilleure alimentation, des logements salubres, ainsi qu’une prise en charge médicale accrue. Or, tout cela faisait défaut dans ces pensionnats peu subventionnés, surpeuplés, mal chauffés, insalubres et souvent dépourvus d’infirmerie[14]. Les recherches de la Commission ont montré que les responsables politiques ont été maintes fois alertés tout au long de l’existence des pensionnats. « Si la question que l’on pose est “Qui savait à l’époque ?”, la réponse claire est la suivante : “Chacun qui occupait un poste d’autorité était parfaitement au courant des conditions de santé et de sécurité dans les pensionnats”[15]».
Si la quantification et l’identification des responsabilités sont un point essentiel du travail de la Commission, cette recherche a fait également apparaître le manque de données. Cette lacune trahit la faible valeur que ces enfants pouvaient avoir pour l’administration religieuse et canadienne. Ainsi, comme l’a rappelé avec beaucoup d’émotions la commissaire Marie Wilson lors de l’événement final de la CVR à Ottawa en juin 2015, sur les 3201 enfants autochtones disparus :
- le nom de 32 % d’entre eux n’a jamais été indiqué ;
- dans 23 % des cas, les registres du gouvernement ou des Églises ne font aucune mention du sexe ;
- dans un cas sur deux, les archives ne mentionnent pas la cause du décès ;
- la dépouille de l’enfant n’était très souvent pas remise aux communautés, mais enterrée dans des cimetières aujourd’hui abandonnés et désaffectés dont la localisation est rendue très difficile.
Roméo Saganash, devant la Commission lors des audiences à Montréal, a ainsi raconté qu’il n’avait jamais connu son frère Jonish. Celui-ci, envoyé en 1954 au pensionnat de Bishop Horden Hall à Moose Factory (Ontario) dès l’âge de six ans, est mort durant sa première année au pensionnat. « À ce jour, on n’a pas de certificat de décès pour Jonish. Et ça a pris 40 ans à ma mère pour trouver où son petit Jonish était enterré […]. On a pu enregistrer cet événement parce que ma sœur travaillait pour Radio-Canada. Ma mère n’y était pas et on a montré la vidéo ensuite à ma mère […]. Je n’ai jamais vu ma mère pleurer comme ça. Et cette histoire aussi traumatisante, ce n’est pas uniquement dans ma famille[16].»
Les auditions et recherches de la Commission ont révélé la déshumanisation qui a accompagné la construction d’une nation canadienne unie autour de valeurs communes. Une très forte dissonance est apparue entre l’idéal universaliste abstrait qui sous-tend l’édification de la nation et la réalité institutionnelle. L’école n’a pas éduqué, elle a pollué les corps. Les responsables politiques et les Églises dont le rôle était de protéger et de veiller à l’intégrité des personnes sans distinction, en réalité, ont trié, distingué et discriminé. Cette action symbolique de contestation d’un universalisme accaparé par les forces coloniales est particulièrement visible dans les productions culturelles.
Décolonisation et production culturelle
Alors que la production culturelle par les Autochtones eux-mêmes constitue l’une des expressions concrètes de la décolonisation, celle-ci est souvent ignorée par les politologues, sociologues et anthropologues qui préfèrent se focaliser sur les institutions sociales et d’autres espaces de contestation qui semblent à première vue plus politiques. Pourtant, lors des événements organisés par la CVR, les productions artistiques et culturelles ont occupé une place majeure et cela ne relève pas d’un hasard. Que ce soit à travers les œuvres d’art, les films, les biographies des survivants et des survivantes, la Commission a soutenu la production d’œuvres culturelles. Le film Nous n’étions que des enfants[17], réalisé par Tim Wolochatiuk, a été projeté pendant les événements organisés par la CVR. L’analyse du film fournit des éléments pour mieux saisir la lutte qui s’opère au niveau symbolique.
Le film débute dans la forêt. Une petite fille accompagnée de son grand-père caresse des chevaux. La mère sur la galerie de la petite maison peigne doucement les cheveux de sa fille et pleure en silence. Elle regarde son père. Ils savent que l’inévitable va se produire. La petite fille, innocente, entourée d’amour et de douceur, n’en est pas consciente. Sa mère l’habille d’une belle robe, lui glisse une fleur dans les cheveux. Toute la scène se déroule sans un mot. Soudain, ce silence est percé par le bruit d’un moteur qui approche. Soulevant de la poussière, le véhicule s’immobilise. L’homme qui le conduit n’est pas dans le plan de la caméra. On ne voit que sa main blanche, son pantalon noir, sa chemise blanche elle aussi. Sa mère et son grand-père, interdits, le regardent partir. L’homme retient la jeune femme. La petite fille innocente observe à travers la vitre arrière du véhicule ses parents, sa maison, les chevaux, la forêt s’éloigner. La scène introductive prend à contre-pied les préjugés visant les Premières Nations : la douceur, l’amour, l’innocence, le soin donné aux enfants. Les couleurs chaudes et vives de la forêt tranchent avec la noirceur du véhicule et la blancheur de l’homme. Le bruit du moteur et la technique polluent le chant de la nature et l’harmonie qui y règne.
Ce contraste ne fait que s’accentuer à l’arrivée au pensionnat. Les plans en contre-plongée qui cherchent à restituer le point de vue de l’enfant révèlent la dureté architecturale. La bâtisse sombre, anguleuse, apparaît gigantesque. Cette impression est accentuée par les silhouettes longilignes des religieux vêtus de leurs habits noirs et blancs. La parole est dépourvue de tendresse, sèche et méprisante. À la douche, il faut nettoyer les corps des « Sauvages ». L’une des sœurs explique à une autre plus jeune : « S’ils se font piquer, leur mère laisse la blessure pourrir ». Les figures de l’autorité se succèdent dévoilant un système disciplinaire et carcéral où la violence et le racisme sont omniprésents. Par exemple, lorsque la petite fille sous-alimentée tombe malade, l’infirmière la force à manger. L’on est désorienté, apeuré à l’instar de la petite fille. Pour ne pas sombrer, celle-ci se réfugie dans son imaginaire. Elle convoque des images, des sensations de son ancienne vie : les couleurs chaudes, la douce musique, les chevaux qui composaient la vie familiale remplacent un court instant la noirceur de l’institution. Lorsque des enfants résistent et refusent les mauvais traitements, l’euphorie est de courte durée. Les prêtres reviennent plus nombreux, plus grands, plus forts, munis de fouets. Ils matent la rébellion et enferment les dissidents. La décolonisation apparaît impossible. La docilité est l’unique solution. L’écart, la fuite ou le repli sur soi sont les seuls moyens d’action.
Le film renverse la dichotomie sauvage/civilisé au cœur de l’entreprise des pensionnats. Il brouille les frontières. Qui sont les vrais humains ? Qui sont les Sauvages ? Les adultes supposés bienveillants et dont la fonction est d’élever la conscience incarnent la violence, la perversion et la cruauté. L’infirmière au lieu de soigner maltraite les enfants. Les religieux au lieu d’élever l’âme apparaissent comme des geôliers dont la mission est de dresser des corps et d’aliéner les esprits. L’école en tant qu’institution pour sortir les enfants de l’obscurantisme les plonge dans l’horreur. Le seul horizon qui s’offre aux enfants est la passivité et l’attente du retour à un espace originel, harmonieux, d’amour et de douceur.
L’idée de réconciliation n’apparaît que par bribes dans les voix hors champ des histoires des deux survivants. Alors là, les histoires de solidarité surgissent. Le peu d’aide que les uns ont pu apporter aux autres prime sur la réconciliation. Le film s’achève par les mots d’un des survivants : « Ce qu’ils nous ont fait nous a rendus plus forts ». Ces mots résonnent comme le début d’une lutte et non d’une fin en soi.
Conclusion
La Commission de vérité et réconciliation a fait l’objet de nombreuses critiques concernant son absence de pouvoir à poursuivre les responsables, son incapacité à traiter des enjeux politiques et territoriaux liés à la mise en place des pensionnats, sa tendance à pathologiser les victimes, ou encore le fait qu’elle privilégiait la mémoire traumatique des anciennes et anciens pensionnaires au détriment des aspects « positifs » des pensionnats. Certaines de ces critiques sont importantes. Néanmoins, elles tendent à mesurer l’efficacité de la Commission en tant qu’institution de justice transitionnelle. Si le mandat de la Commission visait la réconciliation, ce n’est pas dans ce sens que de nombreux survivants et survivantes ont inscrit leur action. « La réconciliation… C’est trop vite. Moi, je l’ai dit à la Commissaire : “Pourquoi on ne parle pas de Commission de vérité ? Te réconcilier avec toi, entre nous… d’accord, mais pas avec les Canadiens. On n’est même pas réconciliés avec nous autres, en dedans ! Il faut de l’argent pour la guérison et la santé” » me confiait une survivante d’une cinquantaine d’années.
La Commission, en dépit de son nom, est moins une institution de justice transitionnelle qu’un mouvement d’affirmation identitaire original porté par les survivantes et les survivants. Par leurs actions, ceux-ci déplacent la lutte sur le terrain symbolique, et ce, tant aux niveaux individuel que collectif. La Commission en produisant une contre-histoire des pensionnats participe à l’émergence de nouvelles solidarités entre nations et groupes, au-delà de la multiplicité de leurs identités sociales ou culturelles. Ses acteurs participent aussi à la désignation d’un adversaire – les institutions colonialistes – et rappellent qu’il convient de hisser l’action conflictuelle au niveau symbolique, et non pas uniquement au niveau de la politique ou du juridique.
Brieg Capitaine est professeur à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa.
Notes
[2] Kim Stanton, « Canada’s Truth and Reconciliation Commission: settling the past ? », The International Indigenous Policy Journal, vol. 2, n° 3, 2011.
[3] James R. Miller, Shingwauk’s Vision. A History of Native Residential Schools, Toronto, University of Toronto Press, 1996.
[4] Commission de vérité et réconciliation du Canada, Pensionnats du Canada. Enfants disparus et lieux de sépulture non marqués, Rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, vol. 4, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2015.
[5] Il s’agit des Églises presbytérienne, anglicane, catholique et unie.
[6] Convention de règlement relative aux pensionnats indiens, Annexe N. Mandat de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2006, <www.trc.ca/websites/trcinstitution/File/pdfs/SCHEDULE_N_EN.pdf>.
[7] Des contentieux avec le gouvernement fédéral autour de l’accès à certaines archives concernant le placement des enfants dans les services sociaux ont retardé le travail de la Commission. Contrairement au gouvernement, la Cour supérieure de l’Ontario en 2013 a jugé que cette question du placement des enfants s’inscrivait dans le mandat de la Commission et a contraint l’État à ouvrir ses archives.
[8] Rosemary Nagy, « The Truth and Reconciliation Commission of Canada: genesis and design », Canadian Journal of Law and Society, vol. 29, n° 2, 2014.
[9] Ronald Niezen, Truth and Indignation. Canada’s Truth and Reconciliation Commission on Indian Residential Schools, Toronto, University of Toronto Press, 2013.
[10] Brieg Capitaine et Karine Vanthuyne (dir.), Power through Testimony. Reframing Residential Schools in the Age of Reconciliation, Vancouver, University of British Columbia, 2017. Geoffrey Pleyers et Brieg Capitaine, Mouvements sociaux. Quand le sujet devient acteur, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2016.
[11] Brieg Capitaine, « Les voies de la résistance autochtone à la colonisation », dans Maurice Demers et Patrick Dramé (dir.), Tiers-Monde postcolonial. Espoirs et désenchantements, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2014.
[12] Ce nombre est sujet à controverses pour plusieurs raisons. L’une d’elles est que le mandat de la Commission se limite aux pensionnats reconnus dans la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens. Cette liste exclut notamment un certain nombre d’écoles de jour au Labrador notamment. Voir en particulier le volume 4 du Rapport final de la CVR, op.cit.
[13] Ibid., p. 36.
[14] Ibid., p. 136.
[15] Ibid., p. 137.
[16] Roméo Saganash, Cercle des commissaires, Évènement national de Montréal, 26 avril 2013.
[17] Office national du film, 2012, 1 h 2