Les propositions récentes de « démondialisation » montrent à quel point la gravité de la situation dans le monde appelle des alternatives [1].
Pour définir quelles logiques exactement il s’agit de contrecarrer, de dépasser, il convient de préciser de quelle crise il s’agit et des causes qui y président. Certes, la crise de la finance, du commerce international, des monnaies est spectaculaire, mais une analyse profonde de ce qui est en cours nécessite d’articuler ces aspects avec la globalité de la logique du capitalisme contemporain. La mondialisation des échanges sous ses formes actuelles est elle-même une expression de la crise du mode d’accumulation et de reproduction du capital, d’un nouveau régime du capitalisme : financiarisé et globalisé, il marque progressivement le monde et l’ensemble des sociétés ; il y modifie la confrontation de classe.
Lors des échanges des marchandises sur le marché, lorsque prend forme la valeur d’échange, le travail humain comme facteur constitutif de cette valeur reste masqué. On en voit les conséquences jusque dans les travaux d’économistes critiques de la mondialisation qui étudient le commerce, la finance, la monnaie, la sphère de la circulation, mais sans en établir le rapport au mode de production. C’est ainsi que ce qu’on appelle ‘mondialisation’ apparaît comme un vaste processus de dérégulation , de démontage des protections. Mais en réalité, les transformations du capitalisme à partir des années 1970 constituent une réponse à la crise du capitalisme de type fordiste –et son volet (néo)colonialiste – de l’après-guerre.
C’est dans un même mouvement que s’organisent de grandes transformations – portée par la grande offensive néolibérale – ayant pour objectif de relancer la dynamique d’accumulation : démontage du statut du salariat jusqu’à l’émergence massive du précariat au bénéfice des actionnaires ; pilotage des entreprises par les intérêts de la finance et baisse des investissements productifs ; redistribution de la valeur ajoutée en faveur du capital ; démantèlement des régulations locales, nationales et internationales ; déconnexion entre finance et économie réelle ; extension du capitalisme financiarisé et mondialisé à l’ensemble des régions du monde ; marchandisation progressive de l’ensemble des activités humaines ; inégalités croissantes dans les deux hémisphères ; vaste dépossession (D.Harvey) des populations à travers le monde (terres, maisons, secteur public, patrimoine national, matières premières,…).
Le tout s’accompagnant de la mutation des Etats vers des formes de « market state ». L’acceptation du dogme de la « capacité d’autorégulation des marchés » par des forces de droite et socio-démocrates a ouvert le chemin vers des reculs de la démocratie et généré un sentiment d’impuissance largement répandu ainsi que la crise du politique.
Le nouveau régime du capitalisme avec l’ensemble de ses caractéristiques – dont la globalisation – finit par restreindre, du local au global, les pouvoirs politiques basés sur la souveraineté populaire. Dans un tel contexte, tout retour à un « capitalisme national » semble totalement irréaliste compte tenu de l’essence du capitalisme contemporain. Sa logique globale et cohérente a fini par plonger le monde – qui ne peut rester en l’état – dans une crise de civilisation. [2] Le capitalisme est lui-même gravement endommagé et on constate que les réponses des dominants ne font qu’aggraver la crise. C’est l’ensemble du mode d’accumulation et de reproduction qui est en crise.
Comment nommer le projet alternatif ? Démondialisation ? Ou changer le monde à travers des logiques alternatives de nature à dépasser le capitalisme ? S’il s’agit de contester l’ensemble des logiques du capitalisme financiarisé et mondialisé, nous ne pouvons pas en rester à des protections limitées, concernant essentiellement le champ des échanges internationaux.
Un nouveau mode développement social, écologique, démocratique est à inventer partout dans le monde ce qui suppose de mener partout une confrontation multidimensionnelle avec la logique du capital devenue globale. Les sphères de la finance, des monnaies, des échanges commerciaux constituent des champs essentiels de cette confrontation. Simultanément, le projet alternatif doit viser des changements radicaux en ce qui concerne le travail, la répartition des richesses, des pouvoirs, une nouvelle démocratie politique et économique à toutes les échelles. Protections donc contre la liberté du capital de circuler comme celle d’exploiter.
Stratégies transformatrices
Un des obstacles réside dans la culture politique du mouvement altermondialiste lui-même. La contestation de la globalisation néolibérale a été développée avec sérieux et détermination notamment au sujet de la libéralisation des échanges et des marchés, de la marchandisation et des enjeux écologiques. Mais la transformation du mode d’accumulation du capital et des rapports sociaux est restée largement dans l’ombre. C’est ce qui produit de la fragilité théorique et politique et des obstacles à ce que puissent se rejoindre différents mouvements qui résistent aux mêmes logiques du capitalisme financiarisé et globalisé mais fondent leur opposition sur une vision des causes différente. En fait, la confusion idéologique qu’a introduite le terme « mondialisation » s’est assez largement propagée au sein de la gauche, parmi les contestataires du néolibéralisme.
Pour illustrer ces propos, on peut se référer à un défi d’actualité en France : comment rassembler face au G8 ou au G20 ? Rapprocher les composantes du mouvement altermondialiste, les syndicats, la gauche politique suppose de démontrer qu’il faut autant réguler les marchés financiers qu’augmenter les salaires dès lors qu’on souhaite s’opposer aux logiques si nuisibles. Les marchés financiers, les actionnaires doivent être pris en tenaille, d’un côté à travers un ensemble de mesures de régulation contraignantes et, de l’autre, par le dépassement du rapport actuel entre capital et travail. C’est pourquoi il convient de viser un nouveau mode de production et de développement, et des dynamiques sociales et politiques basées sur des luttes communes autour des enjeux du travail et de la globalisation. Exiger des ‘protections’ environnementales, sociales, démocratiques non pas spécialement aux frontières, mais partout face à la logique du capital pourrait tendanciellement devenir une volonté partagée entre salariés, agriculteurs, syndicats, mouvements, consommateurs, citoyens, et cela au Sud et au Nord. [3]
Poser ainsi l’ensemble des enjeux dans leur cohérence devrait permettre de dépasser une certaine ‘division du travail’ dans les luttes (altermondialistes, syndicales, politiques..). Dans la période actuelle, face à une confrontation aussi globale, aussi directe, une division du travail génère de la faiblesse. Si nous acceptons le diagnostic de « crise de civilisation », cela induit de nouvelles exigences quant au mouvement à construire dans la mesure où il s’agit de transformer les réalités en direction d’une nouvelle civilisation. Rassembler dans un élan nouveau toutes les forces – du local au global – pouvant porter un « intérêt général » face aux logiques destructrices du capitalisme constitue un défi de première importance.
L’analyse précise est importante pour définir un positionnement de gauche. Si la Droite populiste n’hésite pas à s’en prendre à certains aspects du capitalisme – par exemple à travers sa posture « anti-mondialiste » – c’est pour mieux déplacer les confrontations de classe vers d’autres divisions, entre pays, territoires, populations, personnes de différentes origines, groupes sociaux. [4] Un positionnement de gauche suppose de bâtir des approches émancipatrices à partir de l’ensemble des dominations qui se superposent. Si nous voulons rassembler largement pour contester et les causes et les conséquences de la crise financière, économique, sociale et maintenant politique, nous devons certes proposer des alternatives concernant la finance, le commerce, la monnaie mais également le rapport capital/travail. On peut illustrer ces enjeux à travers la dette publique. Celle-ci provient du transfert du coût de la crise de la finance et des banques vers les États, mais en même temps du manque structurel de recettes publiques suite à la dégradation du rapport travail/capital (faiblesse des salaires, des cotisations sociales, de l’imposition des revenus du capital….).
En Europe où la confrontation se durcit et où grandit la conscience que la nature actuelle de l’UE constitue une impasse dangereuse, nous sommes confrontés à un enjeu décisif pour l’avenir du continent, de chaque société, voire du monde. Où les colères, prises de consciences, grèves de la politique débouchent sur des dynamiques qui divisent les victimes ; où les confrontations prennent un caractère de classe (ce qui ne gomme pas per se toutes les divisions, mais peut permettre – au prix de gros efforts politiques – de les réduire ou dépasser). Une partie de cette confrontation théorique et politique se joue actuellement autour des questions mondialisation/démondialisation, autour de la nature des protections dont ont besoins les individus et les sociétés. On ne voit pas comment le rétablissement de frontières territoriales ou encore la sortie de l’Euro pourraient contribuer à la reconquête d’un nouveau pouvoir politique, démocratique, populaire – seul capable de contrer les logiques en cours.
Notre discussion devrait faire émerger les options les plus efficaces pour « protéger » partout face aux exigences – devenues dévastatrices pour la civilisation – des puissances du capitalisme financiarisé et globalisé. Une sorte de « sélectivité de classe » dans les choix politiques. Dans une telle optique, il s’agit tout autant de nouveaux droits des salariés, populations, élus locaux par rapport aux entreprises que de restrictions de la libre activité des marchés financiers. A l’opposé du market state qui a remplacé l’État social de l’après-guerre, une toute nouvelle conception de « démocratie économique » aurait comme objectif la reconquête du pouvoir politique par rapport à l’économie, et par conséquent la mise en place d’une offensive politique multidimensionnelle qui viserait à faire reculer partout, de façon diversifiée et adaptée aux enjeux concrets, la logique du capitalisme financiarisé et globalisé. Une telle approche permettrait de repenser les nécessaires protections non pas sous l’angle des protections « des concurrents », mais plutôt en termes de libération des sociétés des logiques opprimantes et aujourd’hui destructrices. Une ‘autre’ économie, permettant de résoudre les problèmes sociaux et écologiques, ne peut plus être discuté comme un lointain horizon, mais comme une urgence. Dans une telle approche, peuvent également s’ouvrir les voies pour faire revivre la souveraineté populaire – à l’expression de laquelle le capitalisme dans la phase actuelle laisse de moins en moins de moyens – et pour tendre à dépasser la « grève de masse politique ».
Notes
[1] Une version plus courte de ce texte a été publiée comme tribune dans l’Humanité 17 juin 2011
[2] Une crise de civilisation ? Colloque Espaces Marx janvier 2011. Publication hors série de la revue Transform !. 220p. Paris 2011. Voir www.Espaces-Marx.org
[3] Au niveau européen, on observe que se multiplient les lieux de travail pour dégager les convergences entre les différentes composantes du mouvement de résistance contre les politiques d’austérité en Europe. Ainsi, le 31 mai 2011, une Conférence Européenne au Parlement Européen (Bruxelles) « Austérité, dette, casse sociale en Europe : ça suffit !Coordonnons nos résistances ! Des alternatives démocratiques sont possibles et nécessaires ! » a permis de se conclure par un texte commun http://www.espaces-marx.net/spip.ph…. Voir aussi le dossier http://www.espaces-marx.net/spip.ph….
[4] Voir le dossier « La droite populiste et xénophobe radicalisée et la crise en Europe », revue Transform ! 08/2011 en langue française. Également disponible http://www.espaces-marx.net/spip.ph…