Comment un rapport gouvernemental sans couleur, sans odeur et sans saveur, neutralisé jusqu’à l’émasculation, peut-il susciter une position politique aux accents poétiques? Je n’en sais rien, mais c’est plus fort que moi! En route contre le Rapport Demers…
Les Barbares contre la cité
We are under attack ! Et les Barbares ne sont plus aux portes de la cité, ils sont désormais en son centre. Au pouvoir. Contre elle. Contre la cité. Dans leur stratégie de choc visant à tout ébranler, l’objectif est partout le même et sans ambiguïté : rendre effectives, dans le concret de la réalité, les prémisses abstraites à partir desquelles leur position est assurée; une société sans passé, sans avenir, tout entière ici et maintenant engagée dans une guerre de tous contre tous – traduction sociologique de l’idée économique de la concurrence insufflée dans tous les pores d’une économie de marché.
Un objectif, un seul moyen, aussi : déconstruire les institutions. Parce que les institutions portent en elles, sédimentées, comme des traces toujours réactivées, les luttes et les espoirs du passé. Parce que les institutions recueillent en elles un projet de société, le projet de faire société, d’être une société, non un strict marché. Parce que les institutions incarnent en elles un idéal de civilisation, une chose à inventer, à ériger, à… instituer! Les Barbares contemporains, cravatés et cotés en bourse, n’opposent plus une institution à une institution : ils proposent, ils imposent la destruction de toutes institutions, conditions de possibilité d’un « faire-société », d’un projet de société, d’un idéal de civilisation. Ils ne proposent pas la fin d’un monde, ils imposent la fin du monde.
We are under attack, et tant que dans nos quiétudes feutrées nous n’aurons pas la conscience claire de cette menace, les Barbares gagneront du terrain. Et de ce terrain miné, ils en tireront les conséquences : leurs prémisses abstraites étaient justes, la preuve, nous nous entretuons…
Le Cégep, un fabuleux monstre à trois têtes
On nous disait naguère « instituteurs » et « institutrices » parce que notre tâche consistait précisément à instituer, à inventer, à ériger quelque chose; ériger l’enfant au statut de membre de la collectivité selon l’idéal de civilisation qui la guide. Le Rapport Parent, socle constitutionnel de notre système d’éducation, était empreint de cette idée : « À l’école, chaque nouvelle génération recueille l’héritage de connaissances et de vertus intellectuelles et morales que lui lègue la civilisation humaine; l’enfant s’y forme aussi en vue de la société de demain. (…) L’éducation doit donc à la fois s’enraciner dans la tradition et se projeter dans l’avenir », peut-on y lire dans le chapitre intitulé L’humanisme contemporain et l’éducation. Et de là, l’assignation aux institutions scolaires de la mission de faire advenir un « type humain » à la mesure des enjeux de la société moderne. Mais quels enjeux?
Le Rapport Parent constate : le monde moderne est fragmenté en une pluralité d’univers culturels. À la « culture classique », humaniste en son sens ancien, lieu de la philosophie, des arts et des lettres, et à la « culture de masse », populaire et largement dominée par l’industrie culturelle, s’est ajouté au fil des deux derniers siècles tout un univers de « culture scientifique » et de « culture technique ». Ce sont les domaines de la connaissance issue des sciences (de la nature et humaines) et de leurs applications éventuelles (techniques et technologiques). Chacun de ces univers renvoie à et stimulent des facultés humaines particulières, nous dit en substance le Rapport Parent. Ce qui nous attend pour l’avenir, c’est le projet de les concilier.
Pourquoi les concilier? Parce que penser d’une manière distincte la spécialisation technique et la culture générale n’a pas de sens. Parce que, si la culture générale est « le garde-fou qui peut protéger la culture moderne contre les excès de la spécialisation », la spécialisation elle-même « s’appuie sur la culture générale, qu’elle enrichit et approfondit en retour ». Parce que « la civilisation ne repose pas que sur des fondements économiques, politiques et techniques, elle dépend tout autant d’une unité culturelle et spirituelle à laquelle doit contribuer l’enseignement ». Parce que, enfin, il en va de l’élargissement maximal de « l’horizon intellectuel » de l’être humain moderne : sans une initiation aux divers domaines de l’esprit, l’être humain n’habite plus que d’une manière partielle et partiale le monde qui est le sien. Un monde qui lui échappe.
Véritable monstre à trois têtes, l’institution collégiale est sans doute celle qui a hérité avec le plus de clarté de ce projet grandiose, de cet idéal invraisemblable. Monstre à trois têtes, en effet, car elle doit tout à la fois garantir une scolarisation menant au monde du travail et élargir l’horizon intellectuel en y conciliant la culture humaniste, la culture scientifique et la culture technique. Tout à la fois, permettre à la spécialisation d’être encadrée par les acquis de la civilisation et de se nourrir d’eux pour les approfondir. Tout à la fois, s’inscrire dans une société menacée par des forces désintégratrices et instituer un « type humain » capable, par ses actions autonomes, de produire les conditions de l’intégration sociale. C’est là, nous le savons d’expérience, l’effort titanesque et quotidien que nous devons déployer pour que les formations spécifique, générale et contributive se rencontrent à la croisée d’une mission commune : ériger l’étudiant au statut de membre de la collectivité à laquelle il appartient.
Bien sûr, cet idéal hérité du Rapport Parent n’a pas attendu la prise du pouvoir par nos Barbares pour commencer à s’éroder. A-t-on oublié que, dans l’acronyme CÉGEP, par exemple, le G du général ne renvoyait pas initialement aux seules disciplines de ce que nous nommons aujourd’hui la « formation générale »? Que tout ce qui n’était pas d’emblée professionnel, les disciplines de la culture scientifique, tant des sciences de la nature que des sciences humaines, notamment, était pensé comme des éléments devenus essentiels d’une culture générale dans une société moderne? Que s’il est juste que la « science sans conscience » ne soit que « ruine de l’âme », selon la formule rabelaisienne bien connue, l’esprit critique moderne, désormais indissociable du déploiement des sciences, notamment humaines, nécessite un effort de synthèse de ces « deux cultures », selon l’expression de C.P. Snow, en 1959, déjà – l’humaniste et la scientifique? À voir l’affaiblissement de la formation complémentaire qui devait précisément ouvrir à l’univers culturel scientifique, il semble que nous l’ayons oublié.
Ainsi, le Cégep s’est révélé dans le cours de son histoire être ce qu’il est vraiment : un monstre à trois têtes fabuleux, fabulé, peut-être même, et problématique; une hydre chancelante, tiraillée, oscillant jusqu’à vaciller, mais néanmoins, et justifiée par sa mission de faire advenir un « type humain » à la mesure des enjeux de la société moderne. Nous sommes les héritiers de ce projet, les porteurs de cet idéal. Toute attaque contre nous est une attaque contre ce projet, contre cet idéal.
Le Rapport Demers ou l’aveuglement d’Héphaïstos
Cette attaque contre nous a un nouveau nom. Hier, c’était Robillard, qui nous a affaiblis. Aujourd’hui, c’est Demers, qui, entre les lignes de son rapport ennuyeux, sous ses mots fades de technocrate, tente d’asséner le coup fatal. Face à notre monstre à trois têtes, fabuleux et problématique, et dans le même geste, le Rapport Demers tranche les deux premières têtes et crève les yeux de la troisième. Voilà Héphaïstos, le dieu artisan, déjà claudiquant, menacé d’aveuglement.
Qu’est-ce qui reste? Le Rapport Demers est sans pudeur : « (…) la formation de la future main-d’œuvre est un enjeu prioritaire de la société québécoise à court et à moyen terme » (p. 35). C’est le seul enjeu qui demeure une fois qu’on a passé sous silence tout le reste!
Qu’est-ce qui reste? De l’impudeur à l’indécence, le Rapport Demers franchit le pas : « Le réseau des collèges constitue un levier incontournable permettant aux organisations et aux entreprises du Québec de pouvoir recruter la main-d’œuvre dont elles auront besoin, et à la population de pouvoir se doter des compétences appropriées en lien avec l’évolution du marché québécois de l’emploi » (p. 42). C’est la seule mission qui demeure une fois qu’on a fait l’impasse sur tout le reste!
Qu’est-ce qui reste? Un marché, ses organisations et ses impératifs en lieu et place d’institutions. Des individus adaptés aux conditions de leur soumission aux aléas du marché en lieu et place d’êtres humains à même d’orienter le cours du monde. La confusion entre les intérêts (locaux, régionaux, nationaux, internationaux, qu’importe) d’une élite économique et l’orientation d’ensemble d’une collectivité donnée.
Ce qui reste? Rien. Rien d’une société. Rien d’un projet de société. Rien d’un idéal de civilisation.
Trancher les deux premières têtes? À preuve, pas un mot sur les disciplines de la formation préuniversitaire et générale, en elles-mêmes et pour elles-mêmes. C’est le tout à la formation professionnelle. L’idéal d’une alliance improbable de la culture générale et de la spécialisation est abandonné : c’est la limitation au plus strict de l’horizon intellectuel qui agit comme moteur de la proposition. Exit la culture classique; exit la culture scientifique. Ce faisant, entre les lignes, c’est exit aussi la critique de la « sélection socio-économique des élèves » qui traversait l’idéal d’une conciliation de la culture générale et de la spécialisation dans le Rapport Parent. Car les élites contemporaines, aussi barbares soient-elles, ne se priveront pas, elles, d’abreuver leurs enfants à ces univers culturels. La physique, la philosophie, la littérature ou la sociologie à Princeton, Harvard, Oxford, Cambridge, etc. Et pour les autres, invitation à l’alternance travail-études.
Trancher la première des têtes? À preuve, l’anthropologie philosophique qui se découvre au détour du rapport : l’être humain n’est pas pensé comme un être qui nécessite formation. On ne se conçoit pas un être humain qui doit, pour être humain, le devenir. On ne se représente pas l’être humain comme un « type humain » à faire advenir. Avec ce que cela implique d’humilité et d’effort d’appropriation des formes du passé dont il faut s’emparer pour les renouveler. Pour créer l’avenir. Non. Le passé est péremptoirement déclaré « déphasé » et l’avenir, corseté dans les mailles des études prévisionnistes d’Emploi Québec. Aussi conçoit-on l’être humain comme un être toujours déjà là, tout formé, avec ses besoins, ses désirs, ses délires. Là, déjà, tout formé, avec ses goûts, ses aspirations, ses aptitudes. Là, déjà, tout formé, en quête de compétences à acquérir et éventuellement à monnayer sur le marché. Là, déjà, tout formé, comme hier Dionysos sortant de la cuisse de Zeus.
Rien d’étonnant. C’est dans l’esprit du temps. Au cœur du Rapport Demers, l’individu doté de besoins, de désirs et de délires, postulat théorique abstrait essentiel à la modélisation du fonctionnement du marché par les « sciences économiques », est pensé comme un fait de nature, une donnée implacable à partir de laquelle orienter l’offre de formation. Une société? Non, des individus. Ces individus-marchandises livrés en pâture aux « organisations » et « entreprises » – les « partenaires » dans le langage d’un État qui ne veut plus Être –, véritables acteurs de ce « milieu socioéconomique auquel ils se destinent » (p. 42)! Les institutions, dans ce contexte, doivent « relever le défi de l’adaptation » (p. 130), c’est-à-dire, comme il se doit, s’« arrimer », par « ajustement continu », au « marché du travail ». D’où le clientélisme dégoulinant proposé comme horizon du système d’éducation : offrir des formations à la carte selon les volontés des individus-clients. Et surtout, selon les volontés de leurs maîtres incontestés, les seigneurs de la guerre – économique, au quotidien, militaire, lorsqu’il le faut.
Résultat? Non seulement des études non complétées qui aboutissent à une attestation ou à un certificat, mais aussi la mise en concurrence des programmes et des collèges eux-mêmes, pour attirer la « clientèle étudiante » et, par-dessus tout, satisfaire le « client final » qu’est l’entreprise régionale. Quand le « milieu socioéconomique » se décline sous le mode du « destin »…
Rien d’étonnant, encore une fois. C’est dans l’esprit du temps. Lorsque, avec l’OCDE, on réduit la connaissance à une compétence et la compétence à une « monnaie » donnant accès au travail (p. 38), on a tôt fait de se mettre en route vers la réalisation intégrale de l’essence de la monnaie : sa liquéfaction. On ne compte plus dès lors les occurrences des termes « souplesse », « flexibilité » et « adaptation » dans le Rapport Demers. Règne en maître, ici, le lexique de la fluidité. C’est que rien ne doit s’opposer aux flux du capital – fut-il du « capital humain ». Circulez, il n’y a rien à voir.
Trancher les deux premières têtes? Si ce n’était que ça! Non, il faut aussi crever les yeux de la troisième. Au cas où il y aurait encore quelque chose à voir…
Le Rapport Parent était clair et nous devons l’être à sa suite : pas question de considérer de haut la formation technique sous prétexte de la grandeur autoproclamée de la culture classique ou scientifique. Mais pas question, non plus, d’en faire une finalité en elle-même, comme si le technicien cessait d’être humain aux portes de l’usine, du bureau, du service dont il a la charge.
Le Rapport Demers aussi est clair et nous devons continuer de l’être à sa suite : ce n’est pas la « formation générale » qui est menacée, c’est le Cégep lui-même. Formation en entreprise, collège technique, extension de la formation professionnelle secondaire : la déqualification se profile à l’horizon. Quelle sera la « valeur ajoutée » des formations techniques, pour user des borborygmes de nos Barbares, si on leur arrache leur supplément d’âme qui hisse l’individu-marchandise, voué aux aléas des rapports de force économiques, au statut d’être humain-travailleur, dédié à l’autonomie? Que restera-t-il de l’idéal d’un enrichissement de la culture générale par les apports de la culture technique si on laisse à ceux qui ne pensent pas, mais comptent, le soin de fixer les normes des programmes? Que pourra bien forger Héphaïstos si, dans la nuit de son atelier, on le prive du feu sacré? Purgée de sa substance, la coquille vide de l’institution ne tiendra pas sous le poids des mythomanes de la finance. Et nous serons tous broyés.
Pour la suite du monde
En somme, le Rapport Demers ne nous propose rien de ce qui fait un monde. C’est ça, sous ses airs lyriques, grandiloquents, insoutenables pour la prose technocratique, la fin du monde : la fin des conditions par lesquelles un monde peut être un monde; un passé, un avenir; une culture, un projet. Du temps, surtout, tant sur le plan individuel qu’institutionnel, pour murir. Avec sa rhétorique de l’urgence, de l’adaptation immédiate aux transformations économiques anticipées et de la désynchronisation des durées de formation, du temps, c’est ce que ne nous offre pas le Rapport Demers. La fin du monde, sans plus ni moins, parce qu’on nous impose la destruction de l’une des institutions dans lesquelles s’était cristallisé le projet de faire un monde.
En 2012, rappelons-nous, nos étudiants nous ont servi une leçon de démocratie. Alors que le pouvoir ne se disait attentif qu’à ceux qui se taisent, tout entier à l’écoute de la majorité dite silencieuse, c’est-à-dire tout entier à l’écoute des ventripotents ventriloques qui, retirant le pain, encombrent de mots la bouche des sans-voix, ils ont osé parler, scander, hurler la défense de leur accès à l’institution. Peut-être est-il temps que nous leur montrions que nous avons appris la leçon, cette fois, pour défendre l’institution elle-même. Contre le Rapport Demers et pour la suite du monde.
Jean-François Fortier Professeur de sociologie, Cégep de Sherbrooke
Février 2015