Alain Saint-Victor est historien de formation, auteur de plus d’une dizaine d’articles et de chapitres de livre sur plusieurs thèmes. Son dernier ouvrage porte sur l’histoire de la communauté haïtienne à Montréal. Il relance le débat sur le processus de formation et de constitution de la communauté haïtienne dans la métropole québécoise. À la différence des travaux s’inscrivant dans une approche sociologique, Saint-Victor met l’accent sur la façon dont l’immigration haïtienne devient progressivement une communauté. Il s’intéresse précisément à montrer comment s’est développée une certaine conscience communautaire parmi les immigré·e·s haïtiens qui ont élu domicile à Montréal au cours des décennies 1960 et 1970. L’historicité de ce procès constitue la pierre angulaire de la recherche de l’auteur.
En priorisant cet angle d’étude, Saint-Victor défend la thèse selon laquelle la communauté haïtienne s’est construite dans et par un ensemble de luttes visant l’intégration à la société d’accueil. Analysant ces luttes et les différents contextes dans lesquels elles ont été menées, l’historien parvient à démontrer sa thèse en abordant plusieurs thèmes, dont le combat contre le racisme, les obstacles à l’intégration, le chômage, etc.
D’entrée de jeu, Saint-Victor établit la différence entre la première et la deuxième vague de l’immigration haïtienne à Montréal. S’appuyant sur la littérature scientifique et les archives des organismes communautaires, il montre que la première vague qui s’établit à Montréal au cours des années 1960 est composée essentiellement de personnes issues de la classe moyenne aisée, au capital culturel élevé. Ces immigrantes et immigrants sont peu nombreux, mais leur bagage culturel leur a permis d’intégrer facilement la société d’accueil. Se percevant comme des exilé·e·s politiques, ils et elles se considéraient avant tout comme des individus de « passage » et attendaient la chute du régime de Duvalier pour retourner dans leur pays d’origine.
À ce moment-là, explique l’auteur, « la question de la communauté considérée dans sa singularité […] n’est pas posée » (p. 16). Ce n’est qu’à partir de la deuxième vague, au début de la décennie 1970, qu’un changement s’effectue. Non seulement les immigré·e·s sont -ils plus nombreux, mais ils font face à des problèmes d’intégration dans la société d’accueil. Considérés comme une main-d’œuvre « peu qualifiée », ces immigrantes et immigrants connaissent d’innombrables difficultés à trouver un emploi, à louer un logement, etc. Contrairement à la première vague, ils mènent une lutte difficile sur plusieurs fronts dans le but d’intégrer la société d’accueil.
Au cours de la décennie 1970, la récession économique et la nouvelle politique canadienne d’immigration accrurent les difficultés d’intégration des groupes racisés en général et des Haïtiens en particulier. Les nouveaux arrivants et arrivantes sont perçus comme des personnes qui fuient la misère et ne peuvent donc pas bénéficier du statut de réfugié·e·s politiques. C’était l’époque où le Canada « normalisait » ses relations avec Jean-Claude Duvalier. Pendant cette période difficile naissent deux organismes communautaires : le Bureau de la communauté chrétienne des Haïtiens de Montréal[1] (BCCHM) et la Maison d’Haïti. Ces organismes jouent un rôle important dans l’encadrement des immigrantes et immigrants haïtiens, mais aussi dans les luttes contre la déportation, les brutalités policières, la discrimination et le racisme.
Ces organisations offrent un ensemble de services, dont l’aide à la recherche d’emploi, l’aide aux devoirs. Toutefois, ce travail ne se limite pas à donner une formation qui permette d’intégrer le marché du travail ; il s’agit également d’amener les travailleurs et les travailleuses à défendre leurs droits. Une entreprise difficile considérant la vie antérieure de ces personnes dominées par la dictature dans leur pays.
Dès 1973, la lutte est nettement politique : celle contre la déportation de 1500 immigrantes et immigrants haïtiens accusés d’illégalité est éloquente. Cette lutte est à l’origine de la première mobilisation communautaire importante contre la politique d’immigration du gouvernement fédéral.
C’est le début d’une série de combats dans lesquels la communauté allait s’engager de plus en plus : lutte contre les discriminations dans le milieu scolaire, dans l’emploi, etc. L’échec ou le retard scolaire que connait un bon nombre d’enfants immigrants haïtiens au cours de la décennie rend compte d’une autre difficulté, celle de l’intégration par la scolarisation. Surmonter ces problèmes nécessitait l’intervention du gouvernement provincial, mais aussi celle de la communauté : on a créé des institutions tant au niveau de la communauté qu’à l’échelle du pouvoir provincial. La création de l’Association des enseignants haïtiens du Québec (AEHQ) et du Centre haïtien d’orientation et d’information scolaires (CHOIS) relevait de cette lutte.
D’autres combats comme celui des chauffeurs de taxi haïtiens contre le racisme, la brutalité policière, la décision de la Croix-Rouge d’interdire aux Haïtiens de donner leur sang, renforçaient la solidarité communautaire.
Selon Saint-Victor, ces mobilisations constituent « l’expression politique d’une communauté qui prend conscience d’elle-même » (p. 93). C’est à travers ces luttes multiformes que la communauté haïtienne s’est construite et s’est perçue comme une « communauté homogène » malgré les différences sociales qui la traversent.
En dépit de sa grande clarté, l’ouvrage est marqué, selon nous, par l’absence de définition du concept « communauté ». Difficile à cerner, ce concept correspond à une situation sociale parfois changeante et instable. La notion de « conscience communautaire » à laquelle l’auteur fait référence ne suffit pas à rendre compte objectivement de ce concept.
Toutefois, ce travail a le grand mérite de jeter un nouveau regard sur l’histoire de l’immigration haïtienne au Canada, histoire marquée par des luttes constantes, essentiellement contre le racisme systémique. En analysant historiquement la genèse et l’évolution de ces luttes, Saint-Victor nous permet de mieux comprendre les problèmes actuels auxquels les communautés non européennes doivent encore faire face.
Renel Exendus
- Aujourd’hui le Bureau de la communauté haïtienne de Montréal. ↑