Le gouvernement de Jean Charest a décidé de poursuivre l’affrontement avec les étudiants. Ce n’est pas surprenant. Les enjeux sont grands, et pas seulement pour les étudiants et les étudiantes.
La « révolution culturelle »
En fait depuis déjà plusieurs années, Charest et sa clique ont dit à plusieurs reprises qu’une « révolution culturelle » était nécessaire pour faire accepter les politiques néolibérales à la population québécoise, ce qui implique un grand virage. Les services publics, la santé et l’éducation notamment, doivent être considérés comme des « marchandises », et non comme un bien commun ou un droit. Les citoyens et les citoyennes sont des « clients » et des « consommateurs » qui doivent acheter ces marchandises au meilleur prix, selon leurs capacités de payer. C’est ainsi que l’héritage de la révolution tranquille, et plus largement du keynésianisme, sera liquidé dans un vaste processus mené par la classe dominante et leurs larbins à Québec, Ottawa et partout ailleurs.
Le virage autoritaire
Ce projet néolibéral, on le sait, est en marche depuis plus de 25 ans. Mais on constate qu’il avance de manière erratique. En effet, les dominés sont parfois en mesure de mettre des grains de sable dans l’engrenage. D’autre part, la voracité néolibérale fait en sorte que le capitalisme contemporain aggrave et accélère les crises, au point où la légitimité de l’État s’effrite. Dans le fonds, on a l’impression que pour la classe dominante, la violence remplace peu à peu la gestion publique « habituelle ». L’important est de faire peur, d’où une répression de plus en plus brutale. Et aussi, en accentuant une démagogie centrée sur l’hostilité, l’intolérance, la haine où les dissidents sont présentés comme des « bêtes à abattre ». C’est ce qu’on a vu dans les années 1930. Et c’est ce qu’on voit aujourd’hui depuis une quinzaine d’années.
L’état d’exception
Depuis 2001, on voit une panoplie de lois liberticides présentées comme des moyens de combattre le « terrorisme ». Parallèlement, de vastes dispositifs sont mis en place pour accentuer la « guerre sans fin », ce qui implique un immense détournement des ressources. Mais aujourd’hui, beaucoup de monde résiste. Les indignés, les printemps arabes, les mobilisations se multiplient, qui débordent le système, jusqu’à un certain point. Les modes de gestion des dominants sont interpellés. La « solution » qu’est traditionnellement l’« alternance » entre la droite, le centre-droit et le centre-gauche est de moins en moins opérante. En partie parce que le centre et le centre-gauche (l’ancienne social-démocratie) ont peu à offrir pour rétablir l’ « ordre » la « stabilité macro-économique sans continuer les politiques de la droite. Si cette polarisation traditionnelle est affaiblie, il reste pour la classe dominante de puiser dans les « forces de réserve » de la droite dure, pour ne pas dire l’extrême-droite. De tout cela se profile un état d’exception permanent, qui inclut la suspension des droits et les manipulations très intenses au niveau médiatique, politique et sécuritaire. Les médias poubelles comme Québécor intensifient alors leurs agressions pour convaincre que les gens sont menacés par la subversion et que finalement dans notre univers, c’est une lutte sans merci de tout-le-monde-contre-tout-le-monde.
Le mouvement est populaire, la lutte est politique
Si les dominants sont aux abois, ce n’est pas seulement parce que les dominés sont fâchés. Depuis quelques années, ceux-ci résistent, construisent des réseaux, élaborent des projets, tissent une vaste toile de solidarité qui mène la bataille sur le plan des idées, mais aussi sur le terrain via des mobilisations d’une ampleur sans précédent. De nouveaux outils, de nouvelles configurations de forces, apparaissent de ces explorations, comme l’a tellement bien démontré le mouvement étudiant québécois. Au-delà des innovations au niveau organisationnel (alliances, horizontalisme, utilisation des moyens de communication, etc), ces mouvements ont l’ascendant parce qu’ils dépassent le cadre des revendications habituelles qui plongent parfois dans le piège du corporatisme. Les revendications sont concrètes (gel des frais de scolarité, gratuité scolaire), mais le narratif explique bien que la lutte est pour préserver un bien commun, ce qui contredit la voyoucratie au pouvoir qui ment effrontément en en faisant une question de $0,50 par jour. Alors se pose un autre défi. À court terme, il faut les faire plier et empêcher l’inacceptable. À long terme, il faut d’autre chose qui exige un changement politique d’envergure, pour ne pas dire, un changement de paradigme qui part du principe que le capitalisme contemporain (le néolibéralisme) doit être relégué. Comment réconcilier ce court terme et ce long terme ?
Répliquer
Il ne faut pas penser que la lutte actuelle va se dénouer rapidement. L’alignement des camps est là pour rester. Le gouvernement Charest, bien appuyé par Harper, par la totalité des dominants, par les médias-poubelles, va persister en déployant l’arsenal de la répression. Il gagne à se présenter comme le défenseur de la loi et de l’ordre au moment où une partie importante de la population est apeurée par l’image d’apocalypse véhiculée par les médias. Il faut donc se sortir du piège qui est dressé.
À court terme, il faut renforcer la convergence des luttes populaires. Ce n’est pas nouveau et jusqu’à un certain point, le mouvement étudiant a avancé dans ce sens. Mais ce n’est pas encore assez. Une convergence veut dire une participation active des mouvements populaires, et pas seulement des appuis au mouvement étudiant. Ce sont à ces mouvements syndicaux, populaires, écologistes, féministes de déterminer comment ils peuvent faire cela, mais il y a une certaine urgence en la matière. Parlons convergences, il est également impératif de changer une situation où le mouvement est trop confiné à Montréal, malgré les mobilisations dans certaines régions (Gatineau et Sherbrooke notamment). Les mouvements populaires se battent partout pour la justice sociale, contre le pillage des ressources, pour le bien commun. La lutte étudiante, ce sont aussi toutes ces luttes. Des efforts organisationnels devront être consentis pour élargir le périmètre des mobilisations.
Autre chantier à renforcer. Les mobilisations de masse restent non seulement essentielles mais indispensables. Les actions d’éclat (confrontations avec la police) qui restent symboliques (elles ne changent rien au rapport de force) sont utilisées par l’État pour justifier encore plus de répression. Une telle posture n’a rien à voir avec la fascination morbide qu’ont certaines personnalités pour le « droit » et la « loi ». Des États pourris, cela donne des lois pourries. Confronter ces lois pourries est tout à fait légitime, encore faut-il choisir comment. Ce n’est pas une question moraliste, mais politique : comment effectivement déstabiliser l’État et les classes dominantes et ne pas seulement manifester sa colère ?
Lutte prolongée
Durant les dernières semaines, des milliers de jeunes ont fait leurs premières armes dans le militantisme. Des efforts immenses sont en cours pour approfondir la réflexion, discuter les stratégies, élaborer des initiatives qui vont relancer la lutte. Ce labeur est concomitant avec la mobilisation. Il permet aussi d’examiner d’autres sentiers. Il faut commencer à penser aux prochaines élections, par exemple. C’est sans illusion, mais c’est néanmoins un enjeu qui concerne le mouvement au moment où Québec Solidaire tente de faire entendre la voix du peuple dans les enceintes parlementaires, ce qui la répercute tout en mettant le gouvernement dans l’embarras. Le conflit actuel évolue vers ce que Gramsci appelait une « guerre de position », sur plusieurs « fronts » simultanés, et où le mouvement populaire doit miner l’adversaire, pénétrer ses lignes de défense, le désarmer intellectuellement et redonner confiance au grand front uni des dominés qui est en émergence au Québec.
Pierre Beaudet