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De la démocratie et du socialisme[1]

No 25 - Hiver 2021, Sortie de crise: de la pandémie ou du capitalisme? PERSPECTIVES

Alvaro Linera Garcia et Evo Morales

Par Alvaro Linera Garcia

Selon Nicos Poulantzas, l’État capitaliste moderne est un rapport social qui traverse toute la société et ses composantes (les classes sociales, les identités collectives, les idées, leur histoire et leurs espoirs). Par conséquent, le socialisme, compris comme la transformation structurelle des rapports de forces entre les classes sociales, doit obligatoirement traverser l’État lui-même, qui n’est autre que l’institutionnalisation matérielle et idéelle, économique et culturelle de ce rapport de forces sociales. Il le fait par la démocratisation substantielle des décisions collectives, de la gestion du commun, par la démonopolisation croissante de la production des universaux, par l’irruption de la démocratie dans les composantes matérielles et symboliques de l’existence sociale. Poulantzas définit sept caractéristiques de cette voie démocratique vers le socialisme.

  • C’est un processus de longue durée.
  • Les luttes populaires se déploient au sein des contradictions de l’État, modifiant les rapports de force en son sein.
  • Les luttes transforment la matérialité de l’État.
  • Les luttes revendiquent et approfondissent le pluralisme politique idéologique.
  • Les luttes approfondissent les libertés politiques, le suffrage universel de la démocratie représentative.
  • De nouvelles formes de démocratie directe et de foyers d’autogestion se développent.
  • Tout cela, dans la perspective de l’extinction de l’État[3].

Lorsqu’il écrit que la voie démocratique vers le socialisme est un « long processus », Poulantzas souligne qu’il ne s’agit pas de faire faire de la guérilla, de s’emparer de l’État, de remporter une victoire électorale ou armée, encore moins d’édicter un décret. Le socialisme, c’est la transformation radicale du rapport de forces entre les classes autrefois subalternes, ce qui se matérialise au sein de différentes institutions de l’État qui condensent précisément ce rapport de forces. J’ajouterais qu’il signifie, dans cette logique, de perpétuelles transformations des formes d’organisations des classes laborieuses, de leur capacité de s’associer et de participer directement, surtout dans ce que nous appelons la « dimension idéelle » de l’État, les idées-forces de la société, l’ensemble des schémas moraux et logiques qui permettent aux gens d’organiser leur vie quotidienne.

La transformation de cette dimension idéelle de l’État, dimension ignorée parfois par Poulantzas, est peut-être la plus importante, car l’élément le plus matériel de l’État (les appareils de coercition) n’est efficace que s’il préserve la légitimité de son monopole, s’il existe une croyance socialement partagée quant à sa pertinence et à sa nécessité pratique. L’idée de processus fait référence à une série de transformations dans les rapports de forces, dans la totalité des espaces au sein de la structure d’État et à l’extérieur, quoique leurs résultats diffèrent dans le temps. Il ne s’agit pas d’une accumulation de changements progressifs au sein de l’État, comme le préconisait le vieux réformisme.

Dans l’expérience bolivienne, ce processus signifie un déploiement simultané d’immenses luttes sociales dans chacun des espaces des structures de l’État, théâtre de profondes transformations dans les rapports de forces entre les secteurs sociaux décisionnels et dans la composition matérielle de ces structures de l’État ; cela, tant pour les systèmes de représentations électorales (victoires électorales) que dans la gestion des biens communs (politiques économiques), ou l’hégémonie politique (ordre symbolique du monde).

L’hégémonie est l’irradiation croissante d’une espérance mobilisatrice autour d’une gestion plus sociale des biens communs de tous les citoyens, mais également la modification des schémas moraux et logiques qui organisent leur présence au monde. Antonio Gramsci a raison de dire que les classes travailleuses doivent diriger et convaincre la plus grande partie des classes sociales autour d’un projet révolutionnaire d’État, d’économie et de société, même si Lénine a également raison quand il affirme que le projet dominant doit être vaincu. Il existe deux versions de l’hégémonie politique : convaincre (Gramsci) et vaincre (Lénine).

Notre expérience bolivienne nous enseigne que l’hégémonie est en réalité une combinaison des deux. D’abord, irradier et convaincre autour d’un principe d’espérance mobilisatrice (comme le voulait Gramsci). C’est un long travail culturel, discursif, organisationnel et symbolique qui installe des foyers d’irradiation territoriale dans l’espace social et dont l’efficacité est mise à l’épreuve lorsque l’accord moral entre gouvernants et gouvernés perd de sa substance, perd de sa force et se fissure ou lorsqu’il est socialement possible de rejeter les schémas moraux et logiques de l’ordre social dominant.

On ne peut pas savoir avec précision quand surgira ce moment de rejet des anciennes fidélités politiques et de fait, des générations sociales, révolutionnaires, académiques et de leaders sociaux y travaillent pendant des décennies et meurent avant d’avoir vu un quelconque résultat, mais ces moments où la société s’ouvre sur un rejet des croyances fondamentales existent. C’est alors que le patient travail de construction culturelle, symbolique et organisationnelle démontre son potentiel d’irradiation, fait surgir des espérances mobilisatrices à partir des possibilités latentes au sein des classes subalternes. Ce que Gramsci appelle l’« équilibre catastrophique[4] ».

Il arrive ensuite un moment, que nous pourrions appeler le « moment robespierriste », où il faut vaincre la structure de discours et d’organisation des secteurs dominants ; Lénine a alors raison. Aucun pouvoir ne se retire du champ politique en admettant sa faiblesse, il fait au contraire tout son possible, jusqu’à recourir à la violence, pour se maintenir. Il faut alors, au milieu d’une insurrection sociale extérieure à l’État et intérieure aux structures institutionnelles de l’État, vaincre le vieux pouvoir décadent en traversant un « point de bifurcation[5] ». Les forces accumulées durant des décennies dans tous les domaines de la vie sociale s’affrontent ouvertement, ce qui débouche sur un nouveau rapport de forces, une nouvelle concentration de celles-ci. Un rapport de forces ne change pas sans une modification de la force au sens strict; le changement de direction ou de position du rapport de forces nécessite un « point de bifurcation », un changement au sein des forces qui s’affrontent elles-mêmes. La propension léniniste à une « guerre de mouvement » (comme la définissait Gramsci) n’est pas une particularité des révolutions en « Orient » avec une société civile faible, mais un besoin commun à tout État qui n’est rien d’autre qu’une concentration de rapports de forces entre les classes sociales. La stratégie révolutionnaire, c’est « La marchandise » de savoir à quel moment mettre en œuvre une « guerre de mouvement » ou une « guerre de position », l’une ne pouvant exister sans l’autre.

Une fois franchi le point de bifurcation qui restructure radicalement le rapport de forces entre les classes sociales et débouche sur un nouveau bloc de pouvoir dirigeant, il faut de nouveau inclure et convaincre le reste de la société, y compris les opposants – qui n’ont pas disparu – non pas comme classes dominantes, mais comme classes vaincues, c’est-à-dire désorganisées et sans projet propre. Gramsci réapparaît alors, avec la logique du consentement et la réforme intellectuelle et morale. La formule est alors : convaincre et instaurer, comme le dit Ernst Bloch, le « principe espérance[6] », vaincre le projet dominant et intégrer le reste de la société aux nouveaux schémas moraux et logiques dominants. Voilà la formule de l’hégémonie politique, du processus de construction de la nouvelle forme de l’État.

Au risque de schématiser l’idée du socialisme comme processus, nous pourrions distinguer entre les « nœuds principaux », les « nœuds décisifs » et les « nœuds structuraux » qui nécessitent une révolution dans la forme et le contenu de la société pour une transition démocratique vers le socialisme.

Les nœuds principaux pour révolutionner le rapport de forces seraient :

  • le gouvernement;
  • le parlement;
  • les médias.

Les nœuds décisifs sont :

  • l’expérience d’organisation autonome des secteurs subalternes;
  • la participation sociale dans la gestion des biens communs;
  • l’utilisation et la fonction redistributive des ressources publiques;
  • les idées-forces ou les horizons d’époque qui mobilisent les personnes.

Et les nœuds structurels :

  • l’expérience d’organisation autonome des secteurs subalternes;
  • les formes de propriété et de gestion des principales sources de richesse, dans la perspective de leur socialisation ou « communitarisation »;
  • les schémas moraux et logiques suivant lesquels les personnes savent et agissent dans le monde et qui permettent de démanteler progressivement les monopoles de la gestion des biens communs de la société.

Nous avons donc des nœuds principaux, décisifs et structuraux. Cependant, il ne s’agit pas d’une concentration de forces graduelle et ascendante, mais de composantes concentriques des luttes de classes qui révèlent la composition sociale, économique, politique, symbolique du champ social, du tissu social et du processus étatique en marche.

Lorsque les changements ne se produisent que dans les nœuds principaux, nous sommes face aux renouvellements réguliers des systèmes politiques au sein du même ordre étatique. Si les changements touchent les nœuds principaux et les nœuds décisifs, nous sommes face à des révolutions démocratiques et politiques qui transforment l’ordre étatique capitaliste dominant par un élargissement et une démocratisation de ses institutions et de ses droits. Lorsque les changements touchent simultanément les trois nœuds (principaux, décisifs et structurels), nous sommes face à des révolutions sociales ouvrant un long processus de transformation de l’État, de constitution d’un nouveau bloc de classe dirigeante, une démocratisation croissante de la politique et de l’économie et, point décisif, un processus de « monopolisation » de la gestion des biens communs de la société (impôts, droits collectifs, services de base, ressources naturelles, système financier, identités collectives, culture, symboles cohésifs, réseaux économiques, etc.).

La voie démocratique vers le socialisme développée par Poulantzas suppose deux éléments supplémentaires. En premier lieu, la défense de l’élargissement du pluralisme politique, de la démocratie représentative. C’est aujourd’hui évident. Cependant, il y a trente ans, une telle affirmation, dans la gauche et dans le marxisme, était une hérésie totale, car la démocratie représentative était associée à la démocratie bourgeoise. Poulantzas lui-même, en la formulant, a dû faire l’objet d’innombrables critiques de la gauche radicale « officielle » et subir les excommunications politiques qui en découlaient.

En second lieu, Poulantzas pointe aussi l’élargissement des espaces de démocratie directe. Une fois brisées les fidélités obscurantistes qui contraignaient la pensée marxiste à se mutiler et à rester muette sur l’autel d’une défense déférente de certains régimes qui se sont révélés être des formes anormales de capitalisme d’État, nous comprenons aujourd’hui que les libertés politiques et la démocratie représentative sont, dans une large mesure, le résultat des luttes populaires elles-mêmes. Elles sont leurs droits de citoyenneté et font partie de leur patrimoine, de la mémoire collective et de leur expérience politique. Il est vrai que la démocratie représentative aide à reproduire le régime étatique capitaliste, mais elle consacre également les droits sociaux, unifie les collectifs de classe et, plus important, elle est un terrain fertile à l’éveil de possibles démocratiques qui la dépassent. La démocratie représentative peut se transformer en démocratie fossile qui exclut la volonté sociale au profit de rituels individualisés qui reproduisent passivement la domination, mais elle exprime également une partie de la force d’organisation atteinte par les classes subalternes, de ses limites temporelles, elle est le théâtre naturel de la naissance et du déploiement de formes démocratiques de capacités associatives qui la dépassent et dépassent l’État lui-même.

Le peuple se constitue comme sujet politique dans les élections et les libertés politiques, mais il dépasse le niveau purement représentatif, l’irradiation démocratique de la société crée ou engendre des espaces de participation directe, de démocratie communautaire, d’expérience syndicale, d’expérience de démocratie locale, qui font partie du pluralisme démocratique de la société. Cette dualité, démocratie représentative et participative-directe-communautaire, est la clé de la compréhension de la voie démocratique vers le socialisme.

Dans cette perspective, le socialisme n’est pas associé à l’étatisation des moyens de production – qui aide à redistribuer les richesses, mais n’est pas un type de propriété sociale ni le début d’un nouveau mode de production – ou à un parti unique (qui, dans le cas de Lénine, a été une exception temporaire à la guerre et à l’invasion par sept puissances mondiales). Le socialisme ne peut être que l’élargissement illimité des espaces de délibérations et de réalisation dans la gestion des affaires publiques et, à terme, dans la production de la gestion de la classe sociale.

Sociologue et personnage politique bolivien[2]


  1. Extrait de « L’État et la voie démocratique vers le socialisme », dans Jean-Numa Ducange et Razmig Keucheyan (dir.), La fin de l’État démocratique, Paris, Presses universitaires de France, 2016.
  2. Ex-guérillero contre la dictature en Bolivie, sociologue, Alvaro Linera Garcia a été élu, sous la bannière du Mouvement vers le socialisme (MAS) à la vice-présidence de la Bolivie en même temps qu’Evo Morales à la présidence en 2006. Après l’élection de 2019 contestée par la droite, il a été renversé et exilé vers le Mexique et l’Argentine où il réside présentement.
  3. Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013.
  4. Antonio Gramsci, Guerre de mouvement et guerre de position. Textes choisis et présentés par Razmig Keucheyan, Paris, La Fabrique, 2012, p. 228.
  5. Voir Alvaro Garcia Linera, « Estado y revolucion : empata catastrofico y punto de bifurcacion », dans Compendio, Discursos oficiales del 22 de enero y 6 de agosto 2006-2012, Vicepresidencia del Estado Plurinacional, La Paz, 2012, p. 35-44. Voir aussi Las tensiones creativas de la revolución. La quinta fase del Proceso de Cambio, Vicepresidencia del Estado Plurinacional, La Paz, 2011.
  6. Ernst Bloch, Le Principe Espérance, Paris, Gallimard, 1978.

 

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