Dans un premier temps au moins, la crise a donné une nouvelle jeunesse aux thématiques socialdémocrates : keynésianisme, régulation de la finance, des banques et du capitalisme en général, retour de l’intervention de l’Etat, rôle de l’Etat social dans l’amortissement de la récession, appel à une plus grande justice dans la répartition des revenus et dans la fiscalité, etc. La crise semblait ouvrir un boulevard à la social-démocratie, et il est important de savoir pourquoi son espace politique ne s’est pas élargi, quand il ne s’est pas rétréci.
La social-démocratie européenne a été, elle aussi, soumise à des stress tests et elle n’a pas bien passé l’épreuve. Le prototype est Papandreou, le premier ministre socialiste grec, qui a affronté la crise de manière absolument lamentable. Il aurait pu entamer un bras de fer en disant : « La Grèce ne peut pas payer, il faut donc discuter ». C’est ce qu’avait fait l’Argentine en suspendant sa dette en 2001 et en obtenant une renégociation de sa dette. Mais Papandreou s’est au contraire littéralement couché et a accepté sans discuter toutes les exigences de la « troïka » (BCE, FMI, Union européenne).
En France, les deux principaux candidats à la candidature pour le PS se sont alignés sur l’austérité. François Hollande le fait très clairement : « il faut rééquilibrer nos comptes publics dès 2013 (…) Je ne le dis pas pour céder à je ne sais quelle pression des marchés ou des agences de notation mais parce que c’est la condition pour que notre pays retrouve confiance en lui ». Martine Aubry lui emboîte le pas et s’engage elle aussi sur les « 3% en 2013, puisque c’est la règle aujourd’hui »14. Cette terrible formule (« puisque c’est la règle aujourd’hui ») en dit long et donne la clé de l’impasse dans laquelle se trouve la social-démocratie. Elle peut se résumer ainsi : tout programme authentiquement social-démocrate impliquerait un degré élevé d’affrontement avec la bourgeoisie, que la social-démocratie n’est pas prête à assumer. La réalité actuelle est que toute issue progressiste à la crise supposerait un affrontement direct avec la logique du Capital, donc un niveau très élevé de conflictualité. Les exemples qu’on vient de rappeler montrent au fond qu’en deçà d’un seuil minimum de radicalité qu’ils se refusent à atteindre, les programmes socialdémocrates ne se distinguent que très marginalement de la logique néolibérale. Ils n’ont pas pris la mesure de la crise.
Le cadre d’analyse précédent permet en effet de comprendre pourquoi la crise de régulation du capitalisme néolibéral est en train de se transformer en crise systémique : ce qui est désormais en cause, c’est le mode capitaliste de satisfaction des besoins sociaux. On a vu que le capitalisme pouvait revêtir deux formes polaires en fonction de l’usage qu’il fait des gains de productivité. S’il les redistribue aux salariés, on a un capitalisme régulé dont le prototype est la période des Trente glorieuses. Si au contraire, il tend à les conserver sous forme de rentes, alors on a un capitalisme dérégulé dont le capitalisme néolibéral est un parfait exemple. Avec la crise actuelle, le capitalisme entre dans une sorte d’impasse.
Mais il y a une raison peut-être plus fondamentale à l’impossibilité d’une re-régulation du capitalisme, c’est la chute des gains de productivité. Le capitalisme néolibéral a ceci de très particulier qu’il a réussi à rétablir le taux de profit en dépit d’un relatif épuisement des gains de productivité. Il n’a plus grand-chose à redistribuer et n’a donc d’autre recours qu’une élévation continue du taux d’exploitation. Du coup, il est en train de perdre toute légitimité parce qu’il refuse de satisfaire une partie croissante des besoins sociaux, parce que ceux-ci ne sont pas porteurs de gains de productivité compensatoires. Aujourd’hui, le capitalisme ne profite qu’à une fraction de la population. Pour le reste (les 99 % des occupants de Wall Street), il n’offre plus qu’une perspective de régression sociale sans fin. Voilà pourquoi, il n’y a d’alternative que radicale, mettant en cause les fondements mêmes du capitalisme.
Ce panorama est cependant incomplet : dans les pays émergents, le capitalisme jouit d’un dynamisme impressionnant. Certes, il s’agit d’un capitalisme sauvage, voire barbare, qui évoque celui de l’Angleterre du XIXème siècle. Mais son poids dans l’économie mondiale est croissant (graphique 5). Au cours des 20 dernières années (1991-2011) la production industrielle n’a augmenté que de 24 % dans les pays avancés. Dans le même temps, celle des pays émergents a été multipliée par 3,4 et leur part dans les exportations industrielles mondiales est aujourd’hui de 51 %. Ce retournement, symbolisé par l’appel de l’Union européenne aux fonds chinois, est sans précédent dans l’histoire du capitalisme. Il ouvre une nouvelle période, chargée d’incertitudes, et c’est pourquoi aussi une partie des analyses présentées ci-dessus ne valent vraiment que pour les pays dits avancés. On peut imaginer par exemple que le capitalisme mondial se recentre sur les pays émergents, ou qu’il se fractionne. Mais dans les deux cas, sa perpétuation dans les vieux pays capitalistes ne peut reposer que sur la régression et la dislocation sociales.
Michel Husson, Extrait de « Le néo-libéralisme, stade suprême ? », Actuel Marx n°51, 2012