La fin sans gloire du communisme soviétique, la dissolution de l’urss, la victoire de la démocratie libérale, et plus encore celle de l’économie-monde capitaliste semblent avoir marqué la fin du marxisme et mis un terme à toute possibilité de renouveau. La pensée hégémonique en matière politique, économique, et sociale est le libéralisme (plus ou moins social, plus ou moins libériste). Derrière la défense anti-totalitaire des droits de l’homme le marché s’est imposé comme l’institution décisive de la post-modernité. Le marxisme appartiendrait à un passé d’erreur et d’horreur. Tel est le credo de la « pensée unique », de cette conception du monde qui en inversant les espoirs de Gramsci est devenu le sens commun de l’intelligentsia, des milieux économiques et politiques, et qui est imposé comme la religion de l’individu par toute la puissance des moyens de communication. Il n’y aurait donc qu’à rédiger une rubrique nécrologique sur la mort enfin définitive de Marx et des marxismes et libérer la pensée pour affronter le « temps de la fin du grand récit de l’émancipation ».
Mais les choses ne sont pas si simples. L’histoire des années 1968-1995 est extrêmement contrastée : si le marxisme-léninisme n’a cessé de s’enfoncer dans son irréversible crise et s’en est allé à sa fin, de grandes opérations de reconstruction théorique ont témoigné de la vitalité contradictoire du noyau dur de l’œuvre de Marx : entre 1968 et 1977, se développent les dernières tentatives de renouvellement de la théorie marxiste inscrites dans le sillage de la Troisième Internationale ou à ses marges. Il s’agit de propositions de réforme intellectuelle, morale, politique adressées par des théoriciens qui sont des militants aux partis communistes, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition. L’œuvre des grands hérétiques et philosophes communistes connaît un ultime et transitoire éclat : György Lukács (1885-1971) donne son ultime grand œuvre Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins (1964-1971). Ernst Bloch (1885-1977) publie Atheismus im Christianismus (1968), Das Materialismus Problem. Seine Geschichte und Substanz (1972), et Experimentum Mundi (1975). En Italie, la publication de l’édition originale des Quaderni del carcere (1975) d’Antonio Gramsci (1891-1937) permet de mieux évaluer la philosophie de la praxis en la différenciant de l’interprétation qu’en avait donnée Palmiro Togliatti, le dirigeant du parti communiste italien, et d’en tester une dernière fois le potentiel. En France, Louis Althusser (1918-1990) continue à faire du débat sur une nouvelle expansion et sur les formes de la science matérialiste de l’histoire un élément majeur de la dernière discussion internationale philosophico-politique centrée sur le marxisme, avec Philosophie et philosophie spontanée des savants et Éléments d’autocritique, tous deux publiés en 1974. L’ombre portée de 1968 a en effet mis à l’ordre du jour des perspectives de dépassement de la vieille orthodoxie et laissé même espérer une reprise d’une sortie à gauche du stalinisme, au moment où était posée la question d’un réformisme révolutionnaire centré sur la montée en puissance d’instances de démocratisation radicale. La concurrence de fait entre ces divers modèles de reconstruction de la théorie marxienne, tous nourris d’une relecture de Marx, tous contradictoires dans leur rapport à Hegel et à la dialectique (quel Hegel ? quelle dialectique ?), tous spécifiés par la grande hétérogénéité des références aux éléments de la tradition philosophique ou scientifique, tous divisé dans leur appréciation du libéralisme, cette concurrence donc entre ontologie de l’être social, utopie critique du non-être encore, philosophie de la praxis et philosophie de l’intervention matérialiste-historique auprès des sciences et de la philosophie a constitué un moment de grande intensité que font semblant d’ignorer les fossoyeurs trop pressés de Marx.
Ce moment fut accompagné de multiples recherches et l’importance de la contribution marxienne et des grandes hérésies marxistes ne cessa pas de s’exercer dans le domaine des sciences historico-sociales. Mais il fut très bref. Il restait toujours en effet à expliquer ce qui s’était passé en urss et ce qu’était réellement devenue la Révolution d’Octobre 1917, à expliquer pour quelles raisons, certes externes, mais aussi internes une œuvre d’une radicalité critique peu commune, hétérodoxe, révolutionnaire avait pu donner lieu à une dogmatique aussi sclérosée que le marxisme-léninisme, avec ses lois de l’histoire et sa poignée de catégories « dialectiques », propice à toutes les manipulations, pauvre idéologie de légitimation d’une politique inconsciente de sa propre nature, scellant l’union d’une philosophie redevenue science des sciences et d’un parti-État total. L’incapacité du communisme soviétique à se réformer dans le sens démocratique, son déficit en matière de droits de l’homme et du citoyen, son inefficacité économique à satisfaire des besoins dont il reconnaissait la légitimité, le rendirent incapable d’affronter l’impitoyable guerre de position qui n’avait cessé de lui être imposée depuis sa fondation. L’argument du Goulag devint universel et délégitima en bloc Marx, les reconstructions des hérétiques marxistes, les soumettant au même jugement d’infamie. Une grande partie de l’intelligentsia marxiste qui s’était complue dans la rumination de la thèse de Jean-Paul Sartre – « Le marxisme est indépassable tant que le moment historique dont il est l’expression n’a pu être dépassé », in Questions de méthode (1957) devenu l’introduction de la Critique de la raison dialectique (1960) – estima advenu le temps du dépassement et de la sortie hors de l’imposture du siècle. La plupart rejoignit les rangs du libéralisme et de l’épistémologie falsificationniste de Karl Popper. L’auto-liquidation du plus grand parti communiste d’Europe, l’italien, qui abandonna les velléités de l’eurocommunisme pour rejoindre l’eurogauche et prendre le nom de parti démocratique de la gauche, la crise généralisée de stratégie des partis communistes occidentaux qui couvrait d’un fondamentalisme marxiste leur ralliement à des positions classiquement socio-démocrates, elles-mêmes abandonnées par les partis homonymes devenus tendanciellement des partis démocrates à l’américaine, tout ceci est l’équivalent européen de l’implosion de l’urss après la chute du mur de Berlin en 1989.
Et pourtant, sous cet effacement spectaculaire une libre et plurielle recherche marxiste se maintenait. Elle avait perdu toutefois un de ses traits jusqu’ici majeur, sa liaison à des forces politiques identifiables et à des acteurs sociaux (aussi compacts que le mouvement ouvrier) que la modernisation capitaliste décomposait violemment. La disparition de l’intellectuel de parti, l’évanouissement de la figure de l’intellectuel conscience critique devant l’émergence de la figure de l’intellectuel expert, élément du cerveau capitaliste et de ses appareils diffus, ne constituait pas un épisode de la fin de l’histoire appelée à se contempler dans le mariage enfin accompli de la démocratie libérale-représentative et du marché-roi. Marx continuait à faire l’objet de lectures topiques et à se constituer en moment de tentatives de renouvellement visant à une théorie critique à hauteur d’époque, différentes des opérations de reconstruction issues des grands hérétiques du communisme de la période antérieure. Plutôt qu’à une fin du marxisme on assista à la floraison dispersée et surtout pratiquement impuissante de mille marxismes comme le dit joliment l’historien de l’économie-monde Immanuel Wallerstein (1995). Le problème est plutôt d’évaluer adéquatement cette situation qui déjoue les espoirs des croque-morts du marxisme.
La cause immédiate de cette paradoxale émergence des mille marxismes n’a pourtant rien de mystérieux. Elle tient à la fois à la dynamique du capitalisme mondial et à l’apparition de ses nouvelles contradictions, d’une part, et, de l’autre, au statut singulier de la pensée de Marx lui-même. Commençons par ce dernier point. Le destin de cette pensée qui est devenue monde (pour reprendre une formule de Henri Lefebvre) n’est comparable à celui d’aucune autre philosophie. Elle a connu en cent années un développement qui l’a étendu au genre humain, et elle a fini avant sa dernière crise, sous sa forme léniniste, par inspirer un tiers de l’humanité. Si les espoirs d’émancipation qu’elle a soulevés ont été aussi démesurés qu’incommensurables les désillusions causées par l’échec terrible et terrifiant de la révolution bolchevique, et si par ailleurs on ne peut confondre Marx avec Lénine, Lénine avec Staline, et ce dernier avec Mao Ze Dong, il demeure un énorme bloc d’idées commun à ces marxismes et à leurs aberrations, l’idée qu’il est possible de mettre fin à la domination et à l’exploitation qui collent au mode de production capitaliste comme une tunique de Nessus, l’idée que l’être social capitaliste est exposable en son immanence même, en ses formes économiques, politiques, sociales, culturelles, à une critique qui ne finira qu’avec lui. Ce bloc d’idées qui est aussi bloc de pratiques dérivées de Marx s’est développé au sein d’extraordinaires oppositions internes dans ces marxismes, en donnant naissance a à des orthodoxies contradictoires (Kautsky/Lénine, Staline/hérésies marxistes reconstructrices, Tito/Mao, etc.). Ce développement a toujours été discontinu, comme a été fragmentaire le rapport à Marx dont l’œuvre inachevée n’a été connue que de manière fragmentaire : chaque génération a dû trouver son Marx propre (pour paraphraser un titre célèbre d’un article du jeune Gramsci), et a dû aussi exploiter un corpus métamorphique (que l’on songe au fait que les livres II et III du Capital n’ont été disponibles qu’à la fin du xixe siècle, que les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 et L’Idéologie allemande n’ont été accessibles qu’à la fin des années trente, et que les grands textes des années 1858-1863, Grundrisse inclus, n’ont été réellement exploitables et exploités qu’après 1945). Ce régime de développement discontinu et de crise récurrente est donc la norme de fait de la vie d’une pensée qui a simultanément modifié le monde historico-social. Rien n’empêcherait alors de formuler alors l’hypothèse que la crise profonde qui affecte de l’intérieur le marxisme est le mode même d’existence et de résurrection du phénix marxiste.
Si rien ne permet de conclure à la fin radicale du marxisme qui est voué à la transformation et qui existe dans l’intégrale non close a priori de ses formes, il faut aller plus loin. La vie discontinue du marxisme tient aussi à sa spécificité qui est de se vouloir lié avant 1914 et après 1917 à un mouvement politique effectif qui né des contradictions du monde historico-social capitaliste ne peut se maintenir dans l’existence qu’engagé dans une transformation « révolutionnaire » de l’ordre établi inscrite dans les pratiques irréductibles de résistance des forces sociales soumises à la domination capitaliste. Si son extension mondiale jusqu’à 1991, date de la fin de l’urss, semble le rapprocher d’une religion séculière, avec ses orthodoxies et ses hérésies, avec son ineffaçable divorce entre promesses utopiques et apories de la réalisation, il demeure que le marxisme a été davantage et autrement international que les plus universelles des religions. Il est né des limites, contradictions, insuffisances de l’ordre libéral, cette autre religion séculière. Or, cet ordre libéral en sa forme néo-libérale pourrait n’avoir obtenu qu’une victoire à la Pyrrhus en 1991. Certes, cette date marque bien la fin d’un cycle historique commencé en 1848 avec l’émergence de la question sociale et de la question nationale. Le marxisme de la IIIe Internationale ne s’est pas brisé seulement sur son déficit démocratique qui a annulé la perspective d’une issue révolutionnaire à la question sociale et d’un dépassement de la crise du libéralisme. Il s’est brisé simultanément sur son déficit internationaliste, en raison de son incapacité à traiter la question nationale du xxe siècle dans la perspective de l’économie-monde. Mais il apparaît toujours mieux que la victoire du capitalisme mondialisé et rationalisé, sanctionnée et préparée théoriquement par l’hégémonie du libéralisme, débouche sur une crise historique nouvelle, inédite de ce nouvel ordre libéral. L’économie-monde est confrontée à la mondialisation d’une nouvelle question sociale qui signifie aussi désémancipation de masse et prolétarisation dans les centres capitalistes et aggravation (certes différenciée) des conditions de vie de multitudes, le tout accompagné d’un fabuleux transfert de la richesse sociale au profit de ce qu’il faut bien appeler une classe dirigeante de plus en plus concentrée et divisée par l’impitoyable guerre économique que ses fractions se livrent. Cette même économie-monde est en même temps confrontée à l’exacerbation des diverses questions nationales racisées souvent en questions ethniques, et enracinées dans la gestion transnationale de la force internationale de travail et dans la différenciation contradictoire du marché. L’affirmation contemporaine ambiguë des mille marxismes serait ainsi le signe précurseur de la crise commençante et inédite du nouvel ordre libéral et de ses pensées. Rien n’est garanti, ni la capacité historique de ces néo-marxismes à penser et transformer le temps qui commence, ni l’aptitude du libéralisme à identifier sa crise et à en contrôler les issues dans un sens compatible avec les exigences systémiques du mode de production capitaliste. Ces mille marxismes se présentent eux aussi sous une forme inédite qu’il faudra interroger, ne serait-ce que parce que la fin de l’unité coercitive (et toujours provisoire) d’une orthodoxie marxiste laisse indéterminé le pluralisme des mille marxismes. Quel est en effet le consensus minimal sur ce qu’il convient de nommer une interprétation marxiste légitime, étant entendu que cette légitimité est « faible » en ce qu’elle a fait son deuil de son devenir orthodoxie ou même hérésie. Cette question est celle-là même que pose l’historien Eric J. Hobsbawm le maître d’œuvre de la dernière histoire en date du marxisme (Storia del marxismo, 4. Torino : Einaudi, 1982 : « Il marxismo, oggi : un bilancio aperto », p. 36 sqq.).
En tout cas, une chose est certaine : la période qui commence après 1991 n’est pas celle de la fin du marxisme, elle est celle de la fin du marxisme-léninisme comme orthodoxie une et dominante, et, à un autre titre celle des grandes hérésies marxistes dans la mesure où celles-ci étaient secrètement hantées par l’espoir d’un marxisme un et vrai. Face à la crise qui menace le nouvel ordre libéral au moment de son apparent triomphe à la fois sur le communisme soviétique et sur tous les mouvements anti-système (mouvement ouvrier et mouvement de libération nationale et anticoloniale, tous deux durablement intégrés), la pensée de Marx conserve un potentiel énorme de critique dans lequel pourront puiser les mille marxismes, car tant que le capitalisme dominera il exige une critique, imposée par sa propre autocritique en ses formes de vie et le marxisme pourra être sollicité, transformé, reconstruit, réélaboré, et cela dans et par l’abandon sans nostalgie des anciennes certitudes (sur le sort final du capitalisme, sur les formes univoques des luttes de classes anciennes, sur les mérites comparés du plan et du marché, sur les modes de démocratie exigées par une transition, sur le sens même de cette transition, sur la place et le contenu d’un travail libéré de l’exploitation). Ces mille marxismes, séparés de la pratique politique des anciens partis communistes, à la recherche d’un nouveau lien problématique de la théorie et de la pratique, constituent la forme fragile de la continuité brisée et discontinue de la tradition marxiste. Ils sont exposés au retour en force en leur propre sein à un moment ou un autre de leur élaboration d’un fondamentalisme marxiste, comme le dit bien encore Eric J. Hobsbawm, névrotiquement fixé sur le rabâchage de quelques points identifiés au noyau dur de la théorie (importance générique de la lutte de classes non-analysée en ses formes actuelles et déplacées, dénonciation de l’exploitation des travailleurs dans l’ignorance des débats portant sur la centralité d’un travail devenant non central, condamnation sans nuance de ce qui est supposé être réformisme ou révisionnisme, mépris des nécessaires rectifications, réélaborations, maximalisme abstrait, etc.).
Il sera difficile de penser l’unité d’un capitalisme reproduit en son mécanisme d’exploitation et transformé en ses composantes et ses pratiques. Il sera difficile de reformer un lien entre l’analyse de ce capitalisme et une politique de transformations profondes et toujours déterminées, de reformuler l’espérance d’une société meilleure sans la recouvrir de l’illusion de réaliser enfin la société parfaite, de donner à l’eschatologie inévitable la forme réduite certes mais d’autant plus militante d’une lutte opiniâtre et toujours déterminée. Il sera encore plus difficile de produire des modèles intégrant autocritique de l’expérience historique cautionnée par les marxismes passés et critique des formes du capitalisme mondialisé. Mais la crise ouverte du libéralisme est le fondement objectif de ces mille marxismes. A elle seule cette crise ne donne aucune garantie de succès d’un dépassement simultané des anciens marxismes (et des éléments de Marx obsolètes) et du libéralisme. Mais cette tâche est ouverte et elle sera aussi une histoire que les néo-marxismes feront comme les hommes font leur histoire : elle se fera en en des conditions déterminées, et sous des formes imprévues.
I. De la fin du marxisme-léninisme aux ultimes reconstructions des dissidences communistes 1968-1975
Jusqu’aux années 1975 à peu près le marxisme continue d’être une référence explicite des grands débats de la société et de la pensée. C’est la période où à l’intérieur même du communisme international les grands hérétiques du marxisme qui ont formé leur pensée depuis les années vingt et vécu les vicissitudes du stalinisme et du post-stalinisme donnent leurs ultimes contributions et connaissent un certaine audience. C’est le cas de György Lukács et d’Ernst Bloch qui meurent le premier en 1971, le second en 1977, après avoir publié leur dernière grande œuvre, respectivement Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins (1971) et Experimentum Mundi (1975). D’une certaine manière c’est aussi le cas de l’œuvre majeure d’Antonio Gramsci : les Quaderni del carcere en 1975 sont publiés dans leur version originale par Valentino Gerratana (en remplacement de l’ancienne édition thématique qui organisée par P. Togliatti avait formé toute une génération de marxistes italiens après les années cinquante) et donnent à la philosophie de la praxis son ultime éclat. Toutes ces œuvres entendent imposer à l’orthodoxie épuisée du marxisme-léninisme-stalinisme une critique de ses présupposés et contester sa prétention à constituer la vérité une et unique. Toutes sont le fait de philosophes qui donnent à leur marxisme une interprétation communiste et qui, malgré leurs difficultés à se faire une place dans l’organisation des partis communistes, assument une position de militant intéressé au destin de la révolution d’Octobre et se constituent en réformateurs du prince moderne. Certes, la situation de Gramsci, mort en 1937 dans l’isolement politique au sein de son propre parti, est largement compensée par son statut de maître à penser dans le Parti communiste italien de l’après guerre, mais le pci est suspect de révisionnisme au sein du mouvement communiste et Gramsci considéré avec inquiétude par les marxistes officiels du camp socialiste ou du Parti communiste français, même si P. Togliatti soutient que la problématique de l’hégémonie est la version léniniste de la révolution lorsqu’à la guerre de mouvement succède la guerre de position. Lukács, rescapé de la répression soviétique de l’insurrection hongroise de 1956, fait explicitement de son ontologie de l’être social la nouvelle base théorique d’une relance démocratique du socialisme réel. Et si Bloch a du fuir la République démocratique allemande pour Tübingen à l’ouest, son œuvre maintient une solidarité utopique indéfectible à l’idée communiste qu’il entend réformer en un double sens éthique et méta-religieux.
C’est cette même solidarité critique à l’expérience du communisme du xxe siècle que témoigne le dernier des grands dissidents ou hérétiques, Louis Althusser, militant contestataire du Parti communiste français, longtemps à la recherche d’une sortie du stalinisme par la gauche, et profondément influencé par la révolution culturelle engagée en Chine sous la direction de Mao Ze Dong. C’est d’ailleurs l’œuvre infiniment moins volumineuse de L. Althusser qui rejette à l’arrière-plan les grandes élaborations de ses aînés dans l’hérésie et qui tente un dépassement qui soit effectivement un changement plus radical de la théorie marxiste. Traduite immédiatement en une multiplicité de langues, objet de débats aussi passionnés aujourd’hui refoulés, la tentative althussérienne peut être considérée tout autant comme une proposition de reconstruction de la pensée de Marx que comme une déconstruction aporétique qui marque la limite interne des hérésies proprement communistes, celle qui finit par saluer la crise enfin advenue du marxisme comme salutaire après avoir espéré une relance de la science du continent histoire sous l’égide du matérialisme historique.
Ces années connaissent ainsi une pluralité de fait de programmes de réforme intellectuelle et morale du marxisme unis par le refus du Dia-Mat et de l’Hist-Mat soviétique et par le souci de donner un second souffle à un mouvement révolutionnaire confronté à sa propre involution et à ses impasses. Ces élaborations de grand style acceptent la pluralité théorique comme un fait mais ne renoncent pas à une nouvelle unité de la théorie et de la pratique dont devrait être porteur un parti communiste certes démocratisé mais maintenu dans son unicité révolutionnaire. C’est sans doute cet a priori politique et organisationnel qui les unit en profondeur par delà leur commune passion anticapitaliste. Chacune cherche à retrouver une unité de la théorie et de la pratique, et la théorie est toujours identifiée au matérialisme historique comme savoir du développement capitaliste, de ses contradictions et de ses possibilités de transformation, tout comme la pratique est identifiée à l’agir historique de masses guidées par les partis communistes. Toutes sont enfin persuadées de la nécessité d’une clarification proprement philosophique ou méta-théorique de la théorie de Marx comme condition de la relance de sa capacité heuristique d’analyse des modifications du capitalisme et de la société socialiste.
Ces points d’accord laissent toutefois vite place à de substantiels désaccords qui prouvent à la fois la fécondité et l’ambiguïté de l’héritage marxien, à de notables différences dans les références théoriques – avec le problème crucial de l’évaluation de Hegel et de l’interprétation de la dialectique –, à d’importantes divergences sur la politique à proposer (en particulier en ce qui concerne le rôle de l’État, du droit, de l’éthique, des idéologies et de la culture). Sous les espèces du retour à Marx, chacun se construit son Marx propre, un Marx surtout métathéorique. Si l’on excepte le cas singulier ici de Gramsci, qui lie philosophie de la praxis et contenus « scientifiques » de la critique de l’économie politique et du matérialisme historique -tous délaissent les contenus de l’esprit objectif si l’on choisit ce langage hégélien. Lukács et Bloch ainsi développent des tentatives de réflexion sur les catégories de la théorie marxienne, sur sa spécificité théorique, et interrogent de manière privilégiée ce que Hegel nommait l’esprit absolu, les formes de l’art, de la religion, et de la tradition philosophique classique pour reposer la question de l’éthique et du droit. Althusser fera de même le grand détour par la théorie qui pose les questions épistémologiques de la scientificité de l’œuvre de Marx, pour s’interroger surtout sur le mode d’être politique de la théorie et pour in fine ouvrir une recherche proprement politique sur l’État et ses appareils.
Le dernier Lukács et l’ontologie de l’être social
Revenant au terme de son entreprise sur les thèmes d’Histoire et conscience de classe (1923) le dernier Lukács critique le wébérisme particulier de sa jeunesse gauchiste, un wébérisme romantique, centré sur la dénonciation de la rationalisation-aliénation capitaliste. Il renonce à la dialectique du sujet-objet incarné dans la conscience de classe du prolétariat, chargé par la téléologie de l’histoire de surmonter la séparation bourgeoise du sujet et de l’objet. Il cesse d’exalter la subjectivité révolutionnaire d’une classe seule capable de mettre un terme à l’action abstractive de la marchandise et de la valeur d’échange, seule capable de surmonter la crise catastrophiste d’une rationalisation capitaliste identifiée à un mécanisme socio-économique de réification. Il critique définitivement ce qu’il imposa lui-même au marxisme occidental par cette œuvre aussi fulgurante que simplificatrice, le thème de la conscience d’une classe exceptionnelle devenue savoir totalisant de la vie sociale par-delà les points de vue limités des sciences bourgeoises, et représentée adéquatement par son parti. Obsédé par les échecs de la bureaucratie socialiste à réaliser le contenu démocratique radical de cette conscience de classe adjugée, conscient du fait que cette réhabilitation spéculative de l’organisation partidaire avait pu cautionner imprudemment les méandres de la politique stalinienne, Lukács propose une reconstruction ontologique de la théorie avec pour but ultime de constituer une éthique matérialiste-dialectique normant l’action démocratique de l’État communiste.
Lukács part de la priorité de l’être et de son indépendance par rapport à la pensée. L’œuvre de Marx relève philosophiquement d’une approche ontologique qui la met en mesure de constituer une alternative par rapport au couple spéculaire de l’ontologie heideggérienne du Dasein, négatrice de toute objectivité scientifique accusée d’inauthenticité, et du néopositivisme qui ne connaît que la scientificité des sciences analysant les niveaux physique ou biologique de l’être. L’être social constitue un niveau d’objectivité, celui-là même que Marx a su penser. Le fait essentiel de cet être est le travail qui à la fois présuppose et éclaire de manière récurrente les autres niveaux d’objectivité soumis soit à la causalité soit à une causalité tissée d’une quasi téléologie immanente. Le travail est une activité causale instaurant des chaînes téléologiques productrices d’objets visés, c’est-à-dire d’objectivations pouvant donner lieu dans le mode de production capitaliste à des extraénations spécifiques sous la contrainte de la recherche de la plus value relative, de la soumission réelle du travail au capital. La manipulation néo-capitaliste succède aux violences ouvertes de la soumission formelle du travail sous le capital. Mais la société socialiste de son côté repose sur des objectivations spécifiques qui ne réalisent pas la liberté d’une praxis articulant objectivation des capacités du travail et connexion avec les formes de l’être social en ses divers niveaux. L’ontologie dissout le mauvais économisme du matérialisme historique stalinien en retournant à Marx et en utilisant de manière critique les catégories hégéliennes ou « déterminations réflexives » qui constituent la praxis humaine comme autoréalisation des capacités humaines dans l’unité de l’appropriation industrieuse de la nature et de l’objectivation en des rapports sociaux.
Lukács distingue en effet objectivation, aliénation et extranéation : l’objectivation est la transformation téléologiquement adéquate par laquelle un objet naturel est élaboré pour être doté d’une utilisabilité sociale ; elle est posée par le moment idéel qui détermine les buts du travail. Comme telle elle est le cadre de toute connaissance scientifique qui présuppose un minimum d’exploration des moyens, de repérage des chaînes causales indépendantes, le savoir de certains rapports et lois de la nature. Si la science comme reflet adéquat s’autonomise de cette objectivation en ce qu’elle acquiert une capacité de désanthropomorphisation, elle ne peut se couper de cette objectivation industrieuse. Mais il n’est pas d’objectivation sans aliénation, sans action en retour de cette objectivation sur les individus, sans séparation nécessaire des choses et de la personnalité des individus. L’aliénation fait bloc avec l’objectivation en ce qu’elle désigne l’apparition de nouveaux besoins, de nouveaux buts en raison de la rétroaction de la praxis objectivante elle-même sur les individus. L’aliénation est donc positive, mais elle peut se transformer en extranéation avec les rapports d’exploitation et de domination. Les individus sont en fait posés comme instruments d’exécution d’une position téléologique sociale, telle la valorisation capitaliste. S’autonomisent ainsi des systèmes de finalisation qui ont pour effet d’influer sur les individus pour qu’ils accomplissent les positions téléologiques directes nécessaires à la réalisation d’une position téléologique indirecte dominante, la valorisation, en contradiction avec les possibilités de formation d’une individualité sociale riche que cette valorisation rend à la fois possible et empêche.
Par-delà les classes et les nations, le genre humain parvient au seuil d’une alternative ontologique : ou il demeure genre en soi, muet, soumis à la manipulation par extranéation qui sépare les individus de toute appropriation subjective des capacités accumulées ou bien il devient genre pour soi permettant aux hommes de se réaliser comme êtres qui peuvent, peuvent répondre au défi de leur situation ontologique moderne, et produire des positions téléologiques issues de leur personnalité. L’ontologie n’est dons pas une traduction métaphysique abstraite de Marx, mais l’expression la plus puissante de son potentiel, à la hauteur de notre époque qui nous contraint à nous poser la question ontologique, être ou ne pas être. être pour la manipulation générale négatrice des possibilités du genre pour soi ou être pour « pouvoir être » en réalisant l’alternative déterminée qui est de traiter l’humanité en chacun de nous et dans tous les autres comme fins. L’horizon de l’ontologie est une éthique où le devoir-être n’introduit pas de rupture dans l’être mais se détermine comme un pouvoir-être libéré dans l’être même : « Tu peux, donc tu dois ». La lutte contre la manipulation ontologique radicale unit ainsi critique du néocapitalisme étendu à la sphère de la reproduction de la subjectivité et combat contre les formes dégénérées du socialisme. et elle fait encore confiance à la capacité d’autoréforme du parti-État.
L’ultime élaboration de E. Bloch ou une autre ontologie : l’herméneutique du non-encore-être.
Si en ces années E. Bloch semble avoir tout dit depuis Das Prinzip Hoffnung, cette encyclopédie visant à refonder les savoirs dans la perspective d’une utopie concrète, il continue néanmoins à étonner par sa longue fécondité. Passé à l’ouest depuis 1961, il donne à son matérialisme spéculatif centré sur le non-être encore réalisé et sur la notion d’une puissance inépuisable de la production d’un novum espéré une assise historique, et c’est Das Materialismusproblem, seine Geschichte und Substanz (1972). Peu avant de mourir, il publie en 1975 son ouvrage le plus systématique Experimentum mundi. Présupposant acquise la pertinence du matérialisme historique et de la critique de l’économie politique, Bloch entend donner son élaboration catégorielle, sa Kategorienlehre, à son œuvre qui s’est voulue critique du matérialisme mécaniste et prise en compte des formes symbolique où se dit et s’exprime la praxis.
Rappelons que le centre du marxisme de Bloch est une polémique contre le courant froid de la doctrine en tant que science objective du processus historique et critique de l’aliénation capitaliste. Bloch entend compléter le marxisme en éveillant le courant chaud qui est une herméneutique de la conscience désirante et anticipante d’un novum non encore réalisé, encore en souffrance et en possibilité réelle dans les formes symboliques produites par l’humanité dans l’art, la religion, la philosophie. La réactivation de ce courant chaud, le développement de l’utopie d’une vie debout et digne anticipée dans la tradition du droit naturel révolutionnaire (Naturrecht und Menschliche Würde, 1961) converge avec les formes de l’art, expressions productrices d’un monde meilleur, ou avec le contenu hérétique du judéo-christianisme qui proteste contre l’ordre établi au nom d’une communauté opprimée en chemin vers le royaume du Fils de l’Homme (Atheismus im Christentum, 1968). Le potentiel de ces formes symboliques est joué à la fois contre le capitalisme et la bureaucratie socialiste pour remettre en marche le processus de l’émancipation. Si Bloch a fini par douter de la réformabilité du socialisme réel, il a espéré contre toute espérance en ce potentiel et n’a jamais cédé au constat désabusé de l’échec définitif de la modernité ni théorisé une dialectique devenue totalement négative, comme les théoriciens de l’École de Francfort, M. Horkheimer et T. W. Adorno qui en ces années sortent définitivement d’un marxisme jugé irrémédiablement prisonnier de la dialectique autodestructrice des Lumières.
Experimentum mundi présuppose la problématique antérieure qui à partir des rêves de l’imagination productrice établissait que le monde ne se réduit jamais à son être donné, qu’il est traversé par la tendance d’une possibilité réelle qui anticipe un novum qui serait ultimum et un summum bonum identifiable sur le front avancé du processus et qui se constitue en horizon de réalisation, irreprésentable par la pensée froide, mais susceptible d’une quasi présentation par l’art et la religion prophétique des pauvres, dans une sorte de transcendance immanente inscrite ontologiquement dans les formes objectives de la subjectivité, attestant l’inaccomplissement de l’être et se révélant comme la substance de l’espérance. Il s’agit donc de donner sa forme catégorielle à ce matérialisme spéculatif de la tendance en possibilité et en souffrance du novum et du summum bonum pour en faire la base d’une politique culturelle de grand style fondée sur l’alliance avec les couches intellectuelle ou populaires qui sans saisir la science marxiste en son objectivité partagent selon des milieux expressifs différents la même espérance ontologique. Il s’agit de réformer le réformateur communiste par la prise en compte de ces contenus pratico-utopiques en lui proposant la formation d’une individualité forte capable de relancer le processus révolutionnaire gelé. Les catégories sont la préformation des énoncés logiques où se dit sous des formes multiples la puissance d’anticipation. Ces catégories sont la formalisation d’une puissance qui habite tout être, d’un élan ; elles sont à la fois formes du vouloir, de la pensée et de la matière, téliques, logiques, matérielles.
Bloch distingue quatre ensembles de catégories.
1. Les catégories de cadrage, ou plutôt de l’espace et du temps qu’il faut penser dans leur relation à la physique moderne.Si les figures spatiales ne sont pas un simple donné et sont toujours pénétrées de temporalité, le temps se pense de manière différenciée, selon une échelle dont les extrémités sont celle de l’obscurité de l’instant présent qui se vit et celle de l’instant messianique ou extatique, qui fait rupture dans le temps linéaire pour laisser pré-apparaître le Jetz-Zeit de l’accomplissement. Ce dernier est en effet l’apparaître de l’identité de l’existence ou quod et de l’essence ou quid, du bien suprême appréhendé dans le nunc stans cher à certains mystiques et à W. Benjamin. Entre ces deux pôles s’étend une temporalité pluridimensionnelle où s’inscrivent le temps de l’histoire naturelle et celui de l’histoire humaine avec leurs rythmes divers. Ce temps humain lui-même est différencié avec ses non contemporanéités historiques et ses instances de non révolu, de contenu à hériter.
2. Les catégories de la relation ou transmission, comme la causalité et la téléologie et leur intrication dans l’histoire historico-sociale. La causalité linéaire doit être relativisée au profit de l’interaction des causes et des effets et de l’intervention de l’effet sur sa cause laquelle se détermine comme cause finale. La causalité contient du qualitatif et obéit à la logique des sauts qualitatifs comme l’ont vu Hegel et Eduard von Hartman.
3. Les catégories de la manifestation ou figures processuelles. Il s’agit d’opposer à la connaissance quantitative la connaissance de la quantité qualitative qui met en relation la substance processus et la totalité plurielle et ouverte de ses manifestations. Mais cette spécificité ne fait pas de la philosophie une prima philosophia développant un eidos intemporel. Elle en fait une ontologie transversale et immanente à la vie de formes symboliques ouvertes et inachevés, inscrivant ces formes mêmes dans la spéculation subjective de l’être comme non-encore-être.
4. Les catégories sectorielles. Elles correspondent aux divers domaines de la connaissance, nature, histoire, morale, art, religion, en tant qu’elles structurent les formes symboliques saisies dans leur tension d’espérance et permettent de leur donner leur horizon de réalisation.
La résistance de la Filosofia della prassi d’Antonio Gramsci
Ces dernières grandes synthèses n’ont pas joué un rôle historique dépassant les milieux réformateurs démocratiques des « pays socialistes », même si leur puissance d’interrogation en fait des classiques incontournables du marxisme du xxe siècle, nourrissant leur retour à Marx de la tradition idéaliste allemande et de l’eschatologie hébraïque. Il n’en va pas de même de l’autre grand du marxisme hérétique, A. Gramsci. En ces années il exerce une fonction dominante dans la culture du mouvement communiste italien alors crédité d’une originalité stratégique, celle de la voie nationale-populaire à une démocratie progressive (selon la formule de P. Togliatti, responsable de la diffusion de ce gramscisme qui a permis au pci de porter longtemps l’espoir d’une réforme du communisme soviétique). La publication des Quaderni del carcere (1975) en leur version originale (cahier après cahier) donne une dernière forme au projet de la réforme intellectuelle et morale du marxisme-léninisme en une philosophie de la praxis liée à une science de la politique et à une stratégie de l’hégémonie.
La philosophie de la praxis est en effet une véritable reconstruction du matérialisme historique qui ne se borne pas à proposer une démocratisation du socialisme existant et à combler les lacunes de l’œuvre de Marx en cherchant dans une ontologie un recours permettrant d’utiliser les potentiels du paradigme du travail ou les réserves utopiques des formes symboliques. Élaborée dans la pire des périodes du siècle, elle entend prendre acte à la fois de la stagnation, voire de l’involution étatico-corporative de la construction socialiste, et de la capacité de reprise des démocraties libérales au coeur même de la crise du libéralisme sous le fascisme. La prise conceptuelle anticipatrice des cahiers n’a pu se révéler qu’après 1945, au moment de l’émergence du Welfare State Gramsci entrecroise quatre recherches circulairement liées pour penser une relance de la révolution dans une période qui est celle de son recul avec l’entrée des sociétés dans une longue guerre de position qui est révolution passive. Jusqu’à la fin des années soixante-dix une intense activité intellectuelle permet de mieux préciser en Italie et ailleurs la figure de l’hérésie gramscienne comme la plus opérationnelle sur le plan théorique et pratique ;
1. C’est bien une opération proprement philosophique de réélaboration du matérialisme historique qui commande la stratégie théorique complexe de Gramsci. Par-delà les limites des marxismes déterministes et mécanistes de la Seconde et de la Troisième Internationales, Gramsci repense les rapports de la structure économique et des superstructures politiques, juridiques et culturelle. En s’interrogeant sur la modalité sous laquelle les structures engendrent les superstructures et l’économie se fait politique, il récuse de fait la dérivation unilinéaire et la thématique de l’action réciproque. Il élabore la notion de bloc historique en analysant la logique en réseau par laquelle les rapports de force économique se convertissent ou se traduisent en rapports de force éthico-politiques. Logique qui est aussi celle de la prise de forme ou de la catharsis nécessaire pour que l’espace des contraintes devienne lieu de formation d’une volonté collective agissante et en même temps plurielle et capillaire et manifestation d’une liberté. Est donc décisif le processus formateur par laquelle une classe traduit sa position (dominante ou non) dans l’organisme économico-social en instance de direction éthico-politique en produisant ses intellectuels propres, fonctionnaires de ses activités spécifiques, et en devenant État élargi à la société civile. La révision anti-déterministe de la science de l’histoire se lie à la mise au point d’une science et d’un art de la politique qui est processus de constitution d’une volonté subjective-objective.
2. Cette science et cet art sont indissociables d’une stratégie, celle de l’hégémonie des producteurs qui sont confrontés à une situation unique, non symétrique à celle de la classe bourgeoise dirigeante. Si celle-ci a dû traduire sa domination déjà acquise sur le terrain économico-corporatif, pour la convertir en capacité de direction éthico-politique et culturelle, consentie et relativement universelle, la nouvelle classe ne domine pas sur ce terrain et doit faire la preuve de sa capacité de direction éthico-politique et culturelle sans posséder le pouvoir économique. Il faut donc faire tout un travail théorique de connaissance du terrain éthico-politique, saisir le poids des appareils d’hégémonie qui structurent la société civile (éducation, communications, organisation de la vie culturelle) pour pratiquement investir ces appareils dans un sens et selon des pratiques organisatrices permettant d’encercler l’appareil d’État et faire de ce dernier un moyen pour construire une économie réglée et poursuivre la transformation des appareils d’hégémonie de la société civile. Cette projection de la critique de l’économie politique sur le plan de la politique exige une pratique de la politique à la fois organisée et démocratique qui prenant acte de l’opposition séculaire entre dirigeants et dirigés la traite dans le sens d’une élimination tendancielle, par activation des capacités autonomes des classes subalternes.
3. Cette entreprise oblige à revenir à la philosophie immanente à la conception ainsi reformulée du matérialisme historique. Il faut prendre mesure de la révolution philosophique de Marx en ce qu’elle déborde à la fois le vieux matérialisme économiste et l’idéalisme de la volonté transcendantale. Il faut ici éliminer le marxisme objectiviste et naturaliste de Plekhanov, repris par Boukharine et l’orthodoxie marxiste-léniniste, et reformuler le meilleur de Lénine, sa conception de la politique comme dictature du prolétariat devenue hégémonie des classes subalternes alliées, et cela en utilisant les éléments actifs de l’idéalisme de Hegel, voire de Croce et de Gentile, qui ont su thématiser la fonction de la volonté, pour plus précisément de redonner vie au programme inaccompli de philosophie de la praxis formé par Antonio Labriola, en le délivrant du recouvrement imposé par la forme spéculative de l’idéalisme néokantien de Croce et du détournement actualiste et subjectiviste que lui a fait subir Gentile. Forme adéquate de la pratique philosophique de Marx, cette philosophie ne signifie pas que la praxis serait son objet générique, mais que les formes théoriques elles-mêmes appartiennent à la praxis et relèvent de son indépassable historicité, qu’elles sont élément d’une conception du monde dont participent aussi les classes subalternes. Penser l’immanence absolue des formes théoriques aux rapports sociaux et aux conflits qu’ils structurent revient à penser et à tester l’œuvre de Marx dans sa capacité à interpréter le monde historico-social et à se faire conception du monde des masses et ce au double sens du mot conception : système de représentations et de pratiques conformes et genèse réelle d’un monde ou civilisation supérieure. L’œuvre de Marx a en elle la possibilité de continuer et d’accomplir le mouvement d’universalisation et de mise en mouvement subjectif de masses infinies, de dépasser à la fois la Réforme, les Lumières et la Révolution française. Cette possibilité n’est pas téléologiquement garantie, et elle ne renvoie pas à une philosophie nécessitariste de l’histoire. Elle est suspendue à la capacité théorique de la nouvelle conception de reconnaître et de connaître son monde, de former ses destinataires ; elle est en attente de sa vérification dans l’action hégémonique des producteurs, et dans la production de formes éthico-politiques effectivement dirigeantes et consenties, des mode de vie économiques promouvant les promesses d’un capitalisme fordisé, mais épurées de leur antidémocratisme.
4. Cette réforme de la théorie est intrinsèquement une réforme intellectuelle et morale de la culture des masses dans le sens d’une organisation efficace et démocratique, d’une appropriation des patrimoines des savoirs. Elle pose la question de l’intellectualité, des intellectuels traditionnels liés aux anciennes classes dirigeantes et celle des intellectuels organiques liés aux nouvelles classes dirigeantes et à leur fonction d’organisation économique et politique. Elle pose la question de toute la culture et du langage même. L’hégémonie est aussi langagière et culturelle, elle concerne la formation d’une langue nationale, de l’école et de l’université. Un changement d’hégémonie est simultanément un changement de code culturel et linguistique. Il passe par une transformation nationale-populaire là où existe une pluralité dialectale, par la possibilité de traduire les pratiques les unes dans les autres, par une éducation des subalternes à l’intelligence de leur situation, par l’appropriation des savoirs savants et l’élaboration de leur sens commun en sens critique et instruit, par une promotion de la capacité active d’intervenir dans la vie quotidienne. C’est en définitive le modèle de l’intertraduction des dimensions philosophique, économique, politique, culturelle, langagière qui constitue le propre de ce laboratoire expérimental qu’est la philosophie de la praxis.
La déconstruction des marxismes dissidents : Louis Althusser ou l’hérésie dans l’hérésie
En fait, ces marxismes dissidents sont mis en crise en cette même période par ce que l’on peut considérer comme la dernière des dissidences, celle qui pose la question de la science marxienne et qui soumet à la déconstruction tous les éléments d’hégélianisme maintenus par Lukács, Bloch, Gramsci, qu’il s’agisse de la dialectique téléologique du premier, de la catégorie du sujet-objet du second, de l’historicisme du dernier, de la conception de la contradiction dialectique de tous. L. Althusser soumet à un déplacement d’ordre épistémologique toutes ces reconstructions en s’interrogeant sur ce qui est premier théoriquement chez Marx. Pour Marx et Lire le Capital répondent que Marx a ouvert le continent histoire à la science produisant ainsi une rupture ou coupure épistémologique avec l’idée hégélienne de Wissenschaft, écartant toute philosophie de l’histoire assurée de réaliser à la fin la promesse contenue à l’origine d’un accomplissement du sujet. Cette thématique est l’objet de ce qui demeure le dernier débat international du marxisme théorique. Le détour par la métathéorie aboutit à mieux préciser la différence entre science et idéologie, à identifier la science de l’histoire comme ordonnée autour de structures éliminant l’humanisme théorique, à préciser l’idée d’une structure complexe à dominante, celle de conjoncture historique déterminée à dernière instance par l’économique, à définir l’idéologie comme rapport d’un rapport, expression d’un rapport réel des hommes à leurs conditions d’existence, investi dans un rapport imaginaire au monde vécu, à redéfinir la théorie de la contradiction.
Mais il faut dire que ce programme est resté programme si l’on excepte les tentatives conduites sur le terrain de la théorie politique (Nicos Poulantzas) ou ethnologique (Emmanuel Terray et Maurice Godelier) ou sociologique (la théorie de l’école capitaliste avec Roger Establet et Christian Baudelot). Les résultats les plus notables ont surtout consisté à mieux faire apparaître les potentialités de la critique marxienne de l’économie politique, en particulier le rôle de la soumission réelle du travail sous le capital (Etienne Balibar). Son importance a été surtout philosophique et même critico-aporétique. Et d’ailleurs avant que ne se consomme la tragédie personnelle de L. Althusser (assassinat en 1980 de sa femme lors d’une crise de dépression et lente agonie de celui qui devint ensuite un mort vivant lucide), s’opère le tournant politiciste de la pensée. Ce sont de courtes interventions, Lénine et la philosophie, Philosophie et philosophie spontanée des savants, Éléments d’autocritique qui en 1968 et 1974 marquent la fin de l’althussérisme théoriciste, de la recherche d’une théorie générale des pratiques théoriques et d’une reconstruction d’ensemble du marxisme. La philosophie en effet n’est pas une théorie générale des pratiques théoriques, position qui en ferait une super-science détenant la vérité des savoirs, elle ne produit pas directement des connaissances et des concepts scientifiques mais des catégories orientant la connaissance de manière juste en reproduisant la démarcation entre le scientifique et l’idéologique. Plus précisément, la philosophie assure une double représentation qui la définit comme opération ou intervention : des sciences et des révolutions dans les sciences auprès de la pratique politique, de celle-ci auprès de celles-là. Cette double représentation parvient à sa conscience de soi grâce à la révolution scientifique marxienne qui inclut la connaissance et ses pratiques dans le mouvement historique des pratiques en tant que celles-ci sont structurées par la lutte de classes et qui fait la part entre idéologies et savoirs en orientant le savoir dans le sens de la lutte de classes seule productrice d’effets de libération. Le rapport intrinsèque de la philosophie aux sciences est solidaire de son rapport intrinsèque à la politique. Il n’est pas de philosophie marxiste, que celle-ci se définisse comme ontologie de l’être social, ou du non-être-encore, ou philosophie de la praxis. Il ne peut y avoir qu’une pratique marxiste de la philosophie, défendant le mouvement des sciences contre toute exploitation issue de l’idéalisme qui tente de mettre au pouvoir des valeurs pratiques, expérimentant des catégories nécessaires au développement de la science de l’histoire, assurant la convergence entre mouvement politique révolutionnaire et mouvement des connaissances, s’identifiant dans un matérialisme de l’imaginaire qui récuse toute téléologie du sujet (épistémique ou juridico-moral) et rappelle la réalité de la connaissance comme pratique et celle de la pratique politique comme lutte sans fin sans garantie ni absolu.
Ce tournant ne fut pas suivi dans la pratique politique même, alors qu’Althusser faisait un ultime effort pour penser concrètement les formes nouvelles de la domination capitaliste avec le rôle d’un État protégé par ses appareils idéologiques (l’idéologie comme interpellation des individus en sujet et comme système d’institutions publiques/privées assurant la reproduction des rapports sociaux). Les mises en garde contre les dérives social-démocrates, contre les impasses électoralistes des tactiques d’union de la gauche révélèrent le vide stratégique qu’aggravait la dégénérescence des pays socialistes. L’interrogation sur la scientificité inouïe de l’œuvre de Marx, confrontée à l’impossibilité d’une autocritique radicale de l’expérience communiste, finissait en son contraire, en montrant les lacunes de cette science dans les apories de la réalisation.La pratique marxiste de la philosophie devenait une sorte d’épistémologie négative attentive aux manques, aux limites de la science marxiste : les derniers textes insistent sur l’insuffisance de la théorie de la valeur-travail considérée jusqu’alors comme la découverte essentielle avec celle de la plus-value de la Kritik marxienne, sur le manque d’une théorie de la politique, ou de l’imaginaire et du symbolique. Il n’est pas surprenant en ces conditions qu’Althusser salue avec joie l’avènement de la crise du marxisme lors d’un colloque de la revue Manifesto en 1978. Il est probable que la publication posthume des inédits d’Althusser à la suite son autobiographie (L’avenir dure longtemps, 1992, écrite après le meurtre de sa femme) fera apparaître la dimension aporétique de la pensée en ouvrant le chapitre indécidable des rapports entre maladie mentale et théorie. Mais il restera acquis que la figure tragique d’Althusser appartient de plein droit à la pensée du XXE siècle et constitue l’ultime point haut de la dissidence marxiste avant la crise finale du communisme soviétique en 1989-1991.
II. Les années de la crise du (et dans) le marxisme : les reconstructions problématique, et les abandons 1975-1989
Cette crise éclate au grand jour à la fin des années soixante-dix et s’autorise de l’incapacité des théoriciens marxistes à éclairer le cours même du siècle, à expliquer à partir du matérialisme historique le devenir des sociétés « socialistes », leur nature et leurs structures. L’appel au déficit démocratique, la dénonciation du totalitarisme, l’insistance sur les équivoques de la théorie marxiste de l’État et du droit, l’abandon de toute philosophie nécéssitariste et finaliste de l’histoire renforcent plutôt les raisons du libéralisme social et politique qu’elles ne donnent lieu à de réelles reconstructions théoriques positives. Si les grandes hérésies précédentes continuent d’alimenter des débats inter-marxistes, ces derniers perdent de leur prise philosophique hors des milieux marxistes, et jouent un rôle secondaire : l’heure du néopositivisme a sonné de même que celle des diverses variations de l’herméneutique (qu’elle soit heideggérienne ou non, post -moderne ou pas), de même que celle des retours aux diverses philosophies du sujet néo-kantiennes ou phénoménologiques (théologiques ou non). Les milieux marxistes connaissent un processus de désagrégation ouverte ou rampante lié à la marginalisation (la France et l’Espagne), à la transformation social-libérale (Italie), ou à l’implosion (Europe de l’Est) des partis communistes. Cette crise spécifique s’inscrit dans la crise plus générale du capitalisme qui une fois finies les trente années glorieuses de la reconstruction d’après-guerre doit contrecarrer la tendance à la baisse des taux de profit par la concurrence mondiale, par la gestion d’une force de travail racisée et ethnicisée par le remodelage des États-nations, la restructuration des pôles dominants an nord, la poursuite de la guerre de position contre le « camps socialiste ». L’objectif réel de ce qui se révèle toujours davantage une offensive de grand style contre le Welfare State et le mouvement ouvrier, une entreprise de recolonisation financière du Tiers-monde, est idéologiquement couvert du drapeau des droits de l’homme et du citoyen si cruellement bafoués dans les pays « socialistes ». La crise du marxisme semble trouver une issue dans le social-libéralisme sur le plan théorique, et sur le plan politique dans la stratégie social-démocrate de compromis social. Si l’élection en France de F. Mitterrand à la présidence de la République, ou les succès électoraux du pci ou la bonne tenue du spd allemand, peuvent donner un moment cette impression, l’heure est à grande offensive libérale-libériste, comme le montrent les succès des conservateurs de M. Thatcher en Grande-Bretagne et de R. Reagan aux États-Unis. La crise du marxisme cache encore la crise du social-libéralisme comme celle du communisme masque celle de l’expérience social-démocrate. Plus que les nouveaux philosophes français -André Glucksmann, Bernard Henri-Lévy, plus même que la figure infiniment plus consistante de Sir Karl Popper, c’est la grande ombre de Hayek qui domine les débats. En ce contexte le marxisme perd de manière rapide sa relative hégémonie. Beaucoup de philosophes et d’intellectuels l’abjurent à grand bruit ou s’en éloignent discrètement en fonction de leur éthique propre. Or il faut payer la note de l’échec du siècle.
On peut réduire à trois les positions prises alors : sortie hors du marxisme, tentative d’un retour à Marx et à un Marx minimal avec l’espoir d’une reconstruction accomplie par greffes d’autres courants de pensée, maintien du marxisme comme réserve d’une utopie critique en attente de jours meilleurs pour une reprise devenue inassignable de la théorie. Sans pouvoir suivre l’évolution dans sa totalité, nous nous bornerons à donner des échantillons de cette crise et de ses formes en étudiant les aires où le marxisme avait connu une affirmation, en France, Italie, et dans les pays de culture germanique (Allemagne, Hongrie).
Post-althussérisme, déconstruction et refondations marxistes en France
La France est un des pays où la crise du marxisme a été très violente. A fait mouche, pour des raisons légitimes, l’argument du goulag, défendu par les nouveaux philosophes. Certes, il tenait lieu de pensée pour ce qui n’était que condamnation moraliste et absence totale de conception philosophique organique. Mais il présentait la note à payer pour l’échec du communisme soviétique, ses erreurs et ses horreurs. L’althussérisme avait eu le mérite de poser la question de ce qu’avait représenté la Troisième Internationale : si le recours à Mao devait vite apparaître fantasmatique, une fois connue la violence liée à la révolution culturelle, la recherche d’une politique de masse dans un pays développé posait la question de la connaissance des formes nouvelles d’hégémonie. Le débat sur l’humanisme se maintint un certain temps et donna lieu à des recherches intéressantes de celui qui fut un philosophe communiste officiel (avant de prendre ses distances), Lucien Sève : dans Marxisme et théorie de la personnalité (1968, troisième édition amplifiée en 1974) il posait les questions d’une anthropologie centrée sur l’usage du temps et en alternative à l’emploi du temps contraint, il montrait le caractère inéliminable d’une référence à la formation d’une personnalité morale élargie. La limite de Sève était de maintenir malgré d’intéressantes remarques sur le problème de la contradiction la référence à un matérialisme dialectique relativement conventionnel, hésitant entre néo-hégélianisme et néokantisme (Une introduction à la théorie marxiste, 1980). De même la critique du structuralisme comme idéologie de l’éternité d’une histoire devenue immobile posait la question de l’historicité en sa singularité sans recours aux improbables lois de l’histoire et soulignait l’importance des formes comme logiques matérielles (Structuralisme et dialectique, 1984). Mais la structure finaliste et les garanties de la fin communiste étaient maintenue de manière dogmatique et obéraient les fécondes intuitions sur la pluralité des dialectiques.
D’autres instances, plus sensibles aux impasses du marxisme se tentaient du côté d’une reprise française de la philosophie de la praxis : ce fut l’heure où dans le sillage paradoxal de la critique althussérienne Gramsci eut une certaine importance en France et pût paraître à même de soutenir la science politique d’une hégémonie dans les conditions du capitalisme moderne au sommet de sa phase fordiste (voir les travaux de Jacques Texier, de Christine Buci-Glucksmann ou de André Tosel, dont Praxis, vers une refondation en philosophie marxiste (1984). D’autres instances reconstructrices,, plus fortement théoriques, tentaient aussi des bilans en se fondant sur des essais effectifs d’élargissement de la connaissance de la société, sans parvenir à sortir d’un certain isolement malgré leur vitalité. Tel fut le cas de Henri Lefebvre (1901-1991) : tout en poursuivant l’analyse des formes concrètes de la modernité capitaliste (Le droit à la ville, 1968 et 1973 ; La production de l’espace, 1974) il indiquait dans le mode de production étatique le plus grand obstacle à l’émancipation, il montrait l’impuissance du marxisme à affronter ce noeud (De l’État, 4 volumes, 1975-1978) et s’interrogeait sur le bilan du marxisme comme idéologie mondiale et sur les éléments de contenu et de méthode qui devaient en être hérités : Une pensée devenue monde précisait en 1980 que la mondialisation capitaliste avait à la fois montré la perspicacité de Marx et son échec sans en avoir épuisé la pensée du possible et l’indispensable utopie du projet.
Dans ce retrait du marxisme français, il faut souligner l’importance de l’entreprise de Georges Labica (1931) qui fortement marqué par le politicisme (de L. Althusser (Le statut marxiste de la philosophie, 1976), mena à bien la difficile entreprise du Dictionnaire critique du marxisme, 1982, en collaboration avec G. Bensussan, permettant à la pluralité déjà affirmée des marxismes de se manifester, et montrant le caractère incontournable d’une théorie qu’il était de mode alors à Paris de jeter totalement aux orties. Cette œuvre bilan permit de fixer les limites du retrait de la théorie marxiste en le transformant en retraite intelligente, base de nouveaux retraitements (dont G. Labica lui-même donna quelques échantillons).
En cette période de délégitimation virulente du marxisme, se maintint un marxisme souterrain post-althussérien (non anti-althussérien) qui même de plus en plus privé de rapport organique à la pratique et à la politique d’organisation put se développer en un double sens : a) découverte continue de la complexité d’une œuvre inachevée et b) poursuite d’une certaine productivité théorique, et ce contre les dénégations diverses soutenant la stérilité définitive de ce filon.
Dans le premier sens, on peut noter l’importante contribution de Jacques Bidet (1945) Que faire du capital ? Matériaux pour une refondation (1985) qui est un bilan critique et une réinterprétation générale du chef d’œuvre marxien : vérifiant certaines interprétations althussériennes, Bidet montre comment la dialectique hégélienne est à la fois appui et obstacle de la méthode d’exposition de la critique marxienne et il propose un réexamen de toutes les catégories du système, valeur, force de travail, classes, salariat, production, idéologie, économie, en soulignant que les apories de la conception quantitative de la valeur-travail ne peuvent avoir de résolution que pour une lecture indissociablement socio-politique qui oblige à penser une économie effectivement politique du travail vivant. Jean Robelin (1949), de son côté prolonge encore Althusser pour suivre les aléas théoriques de la socialisation de l’économie et de la politique de Marx et d’Engels dans la pratique de la Seconde et de la Troisième Internationales : Marxisme et socialisation (1989) est en fait l’histoire critique de l’idée communiste et des apories de sa réalisation du point de vue de la démocratie directe et des conseils considérés comme seul niveau pertinent d’articulation révolutionnaire des pratiques. A côté de ces études fondamentales, se développe une recherche underground sur les marxismes hérétiques et leurs possibilités inexplorées (sur Bloch avec les travaux de G. Raulet, M. Löwy, A. Münster ; ou sur le dernier Lukács avec N. Tertulian)
Dans le second sens, c’est l’élaboration originale d’Etienne Balibar (1942) qui parvient après avoir élucidé les concepts fondamentaux du matérialisme historique dans sa contribution à Lire le Capital à remettre sur le chantier des catégories décisives centrées sur la thématique de la soumission réelle et à montrer la permanence de la lutte de classes (« Plus-value et classes sociales » in Cinq études du matérialisme historique, 1974)). Balibar abandonne en fait en ces années un constructivisme dogmatique pour pratiquer une sorte d’expérimentalisme théorique de style aporétique et pour problématiser les incertitudes de la théorie marxienne de l’État, du parti, et de l’idéologie (« État, Parti, idéologie », in Marx et sa critique de la politique, 1979). À partir de cette relecture de Marx, et après avoir assimilé les thèses de I. Wallerstein sur l’économie-monde, Balibar montre comment la lutte de classe se lie à la gestion internationale de la force de travail, comment elle est doublement surdéterminée par la production d’identités imaginaires nationales et ethniques, comment le potentiel de résistance des classes ouvrières est toujours menacé d’être transformé et altéré par des formes nationalistes et racistes, comment enfin nationalisme et racisme s’impliquent l’un l’autre. (Race, nation, classe. Les identités ambiguës, avec I. Wallerstein, 1988). Balibar dément ainsi de manière créatrice tous ceux qui avaient conclu trop vite à l’épuisement de la stimulation althussérienne qu’il continue en entretenant avec elle un rapport à la fois critique et constructif (voir le recueil Écrits pour Althusser, 1991). Ce faisant se trouve poursuivie la tentative interrompue tragiquement par le suicide de Nicos Poulantzas (1936-1980) qui avait tenté de manière plus abstraite de fixer les lignes générales d’une théorie structurale de la pratique politique (Pouvoir politique et classes sociales, 1968) et de repenser les fonctions de l’État dans une conception relationnelle du pouvoir (L’État, le pouvoir, le socialisme, 1978).
Dans le même sens, mais dans un rapport nettement polémique avec l’althussérisme accusé d’ignorer en fait la réalité du mouvement des fores productives saisies en leur singularité, s’impose la recherche d’Yves Schwartz Expérience et connaissance du travail (1988) qui montre que par la répétition de l’écart entre travail prescrit (les normes de la productivité capitaliste dans leur incessant ajustement à la révolution technologico-sociale du procès de travail) et travail effectif, la force humaine de travail ou plutôt l’acte productif, pensé du côté de ses acteurs en première personne, concentre et reforme les configurations inexplorées de la vie, de l’histoire, de la pensée et du langage. Cette approche permet d’ouvrir la discussion avec d’autres théoriciens qui comme Jean-Marie Vincent (déjà auteur de Fétichisme et société en 1973, et de La théorie critique de l’École de Francfort en 1976) proposent dans Critique du travail. Le faire et l’agir (1987), une confrontation entre la critique marxienne de l’économie politique et la déconstruction heideggérienne de l’ontologie techniciste et envisagent une prospective de l’agir par delà le productivisme, centré sur une démocratie entendue comme transformation de l’action et comme art de vivre. Enfin une tentative de synthèse des acquis et problèmes du matérialisme historique est tentée par Toni Andréani (1935) qui dans De la société à l’histoire (1986) pose simultanément la question des modes de production et celle de l’anthropologie. Dans ces confondre l’ordre symbolique lié aux sociétés où les rapports de parenté sont les rapports de production et les sociétés où les rapports de production économiques sont directement déterminants).
Toutes ces recherches proposent comme une sorte de relecture critique de Marx et il conviendrait de préciser sur quel minimum doctrinal elles s’accordent pour se qualifier de « marxistes ». En tout cas, même si la victoire à la Pyrrhus de la nouvelle gauche « socialiste » les a alors renvoyées à la confidentialité en imposant les théoriciens sociaux-libéraux résignés à l’éternité du capitalisme et si elle a pu faire croire un instant aux vertus d’une politique du jugement déconnectée de toute critique substantielle des rapports sociaux néocapitalistes pilotant l’ainsi nommée « modernisation », elles ont fait mieux que tenir bon, elles ont exploré les limites et impasses de cette modernisation, elles ont actualisé à leur manière la passion anticapitaliste dont parlait le vieux Lukács, et cela avec la conscience du caractère irrémédiablement daté, fini et improposable des formes d’organisation et des stratégies du communisme historique. Leur propre faiblesse a résidé précisément dans leur séparation d’avec tout processus politique à même de traduire positivement leurs instances critiques.
Décomposition de la philosophie de la praxis et retours à Marx en Italie
L’Italie présente un cas singulier : pays du plus grand et du plus libéral parti communiste européen, riche d’une tradition marxiste propre et forte, celle du gramscisme togliattien ou philosophie de la praxis, elle connaît une dissolution rapide de sa tradition. La stratégie proclamée de conquête de l’hégémonie se transforme de plus en plus nettement en simple politique démocratique d’alliances électorales. L’historicisme, plus togliattien que gramscien, entre en une crise irréversible : il avait jusque là réussi à articuler dans une tension la perspective générale, abstraite, d’une transformation du mode de production capitaliste et la détermination d’une politique de réformes supposée actualiser la fin du processus et trouvait sa confirmation dans le mouvement réel, c’est-à-dire dans la force du parti et sa réalité de masses.Si cet historicisme a évité au marxisme italien de connaître le Dia-Mat stalinien, et s’il a longtemps permis d’éviter de même la révérence à des lois historiques générales, la prévision des conditions de possibilité du déplacement révolutionnaire hégémonique finissait par se diluer dans une tactique sans perspectives alors que le maintien d’un lien au camps socialiste accréditait l’idée d’une duplicité de la stratégie elle-même. On oubliait de toute manière que Gramsci avait tenté de penser une relance de la révolution en occident en une situation de révolution passive qui supposait l’activation des masses populaires et la construction de situations démocratiques excédant le seul cadre parlementaire.
Voilà pourquoi les recherches gramsciennes qui continuent, lorsqu’elles sortent de l’analyse du classique de la modernité, sont obsédées par une actualisation de plus en plus démocratique-libérale et touchent à leurs limites : tel fut le cas du congrès organisé par l’Istituto Gramsci, publié en 1977-1978, Politica e storia in Gramsci. On doit certes prendre en considération le travail de spécialistes qui ont fait beaucoup pour éditer les Quaderni et pour éclairer leur structure interne et le mouvement de la pensée gramsciennne (V. Gerratanna, N. Badaloni, G. Francioni, F. Lo Piparo, L. Paggi, G. Vacca, etc.) ou encore pour prendre la mesure du matérialisme historique (G. M. Cazzaniga, M. Di Lisa, A. Gianquinto). De même on doit faire leur place aux chercheurs qui ont continué à étudier Marx sérieusement pour éclairer le rôle de l’abstraction réelle du travail (comme R. Finelli, M. Mugnai) ou qui ont repris l’examen des textes de jeunesse (F. S. Trincia) ou les Manuscrits de Marx de 1861-1863 (N. Badaloni encore) Mais en fait la philosophie de la praxis perdait le lien à son programme d’analyse qui en avait fait la spécificité et elle était tendanciellement reconduite par certains (tel B. de Giovanni) à ses origines actualistes dans la philosophie de Gentile.
A cette dilution correspondait la disparition du filon alternatif qui avait dans les années soixante fait contrepoids au gramscisme, l’élaboration de Galvano Della Volpe (1895-1968). L’appel méthodologique à penser le galiléisme moral de Marx autour d’une théorie scientifique humienne-kantienne de l’abstraction déterminée, à abandonner toute dialectique hégelienne-marxienne comme spéculation métaphysique empêchant de penser la logique déterminée de l’objet déterminé, ne fut plus entendu que dans sa partie déconstructrice. Certes, des dellavolpiens comme Mario Rossi (avec sa monumentale étude Da Hegel a Marx, 1960-1970) ou comme U. Cerroni (avec ses recherche de théorie politique comme La libertà dei moderni, 1969, ou Teoria politica e socialismo) continuèrent à travailler, mais le souci scientifique de Della Volpe fut en définitive traduit dans le langage de l’empirisme faillibiliste de Popper et se retourna en polémique anti-Marx. Exemplaire en ce sens la parabole de Lucio Colletti (1924). Son œuvre de marxiste se concentre dans Hegel e il marxismo (1969) : récusant la distinction hégélienne entre entendement analytique et raison dialectique, il soutient l’universalité de la méthode scientifique par voie d’hypothèse et d’expérimentation. Marx savant a fondé une sociologie qui explicite les lois du système capitaliste en les liant à la généralisation du travail abstrait et à la réification que celui-ci implique. La théorie a pour horizon la lutte contre cette abstraction devenue réalité,, contre cette aliénation-réification (que Della Volpe aurait manqué). La libération doit déboucher sur une autre légalité. Mais très vite Colletti récuse la scientificité de cette sociologie qui fait son unité sur la théorie de la valeur travail. et il sépare critique romantique de l’aliénation et approche objective. Plus particulièrement il discute la théorie de la contradiction dialectique qu’il remplace par l’opposition réelle. Les choses s’accélèrent et la théorie de la valeur travail est aussi récusée à partir du problème classique de la transformation des valeurs en prix sur lequel insiste une génération d’économistes qui eux aussi reformulent à la baisse la critique marxienne (Cl. Napoleoni, P. Garegnani, M. Lippi). Parti d’un marxisme antirévisionniste et scientifique ou scientiste, Colletti sort par étapes du marxisme pour s’aligner sur Popper dont il défendra à la fois l’épistémologie faillibiliste et les options politiques en faveur de l’ingénierie sociale centrée sur l’amélioration de la société : l’Intervista filosofica-politica de 1974, Tra marxisme e no en 1979, et enfin Tramonto dell’ideologia en 1991 sont les jalons de cette sortie hors du marxisme.
Il y eut des résistances surtout de la part des philosophes qui avaient pris part au débat sur la scientificité galiléenne ou non de la critique marxienne, suivi immédiatement par la discussion sur l’historicisme provoquée par la réception de la problématique althussérienne. La voie du retour à Marx croisa celle de la référence à l’utopie concrète. La première fut celle que suivit Cesare Luporini (1909-1992), la seconde celle de Nicola Badaloni (1924). Dans son recueil de 1974, Dialettica e materialismo, Luporini avait proposé de lire Marx selon Marx : critiquant avec Althusser l’historicisme pour son incapacité à penser les formes historico-sociales et sa tendance à les aplatir sur le flux apparemment continu des choix tactiques, il proposait d’étudier les diverses modalités de passage à une autre société au sein d’un modèle de développement inégal des rapports de production et des superstructures. Il engageait la recherche à se poursuivre sur les plans laissés en friche par Marx comme la critique de la politique. Ses interventions des années 1980 le conduisirent à radicaliser sa position : le retour à Marx par delà les marxismes revenait à constater l’échec de ces derniers dans la double tâche de penser ensemble les apories socialistes et le déplacement des rapports de production du néocapitalisme désormais vainqueur. L’insistance sur la politique consistait à lier la thématique de la dictature du prolétariat à la phase archaïque du matérialisme historique dominée par l’opposition libérale entre société civile et État. La phase mure de la doctrine manquait ainsi d’une théorie politique et celle-ci, était-il sous-entendu, ne pouvait se définir dans la-dite dictature. Luporini n’alla pas plus loin et acheva sa carrière sans davantage accepter la normalisation sociale-démocrate du pci devenu pds. De son côté Badaloni n’abandonnait pas la perspective ouverte par son ouvrage de 1972 Per il comunismo. Questioni di teoria. Dans de nombreuses et importantes études consacrées à Marx et à Gramsci entre autres, (en particulier Dialettica del capitale, 1980), il proposa une « recomposition » radicalement démocratique de la théorie. Celle-ci ne peut compter sur l’exacerbation de l’antagonisme simple du capital et du travail, il s’agit de penser le processus par lequel des forces sociales séparées de l’hégémonie peuvent contrôler le processus d’autogouvernement qui leur donne la maîtrise dans la recomposition des éléments jusqu’ici soumis au capital, à savoir le capital constant, le capital variable, et la plus value. La perspective communiste s’anticipe dans la possibilité devenue réelle du temps libre. Il s’agit bien d’une utopie en ce que l’on tire d’une prévision morphologique à long terme des conséquences politiques immédiates, mais cette utopie a sa cohérence et elle a maintenu un îlot de résistance dans la décomposition rapide de l’italo-marxisme.
On doit faire la même analyse pour la recherche singulière de Ludovico Geymonat (1908-1991) dont l’école marxiste en théorie de la connaissance s’étiole encore plus rapidement à quelques exceptions près (celle d’historiens des sciences comme A. Guerragio et F. Vidoni, ou de philosophes néo-empiristes comme S. Tagliagambe). Son intention principale était de renouer les fils du matérialisme dialectique, peu implanté en Italie, en montrant que l’on pouvait corriger l’un par l’autre le conventionnalisme néo-positiviste et le matérialisme léniniste : si le premier savait définir toute théorie comme construction opératoire, le second introduisait la dimension du processus dans la théorie et lui rappelait son réalisme. Loin d’être naïve ou précritique la notion de reflet visait une fois dialectisée à re-produire les divers niveaux du réel selon un processus indéfini d’approfondissements successifs. Ainsi les théories pouvaient être considérées comme la pointe avancée d’un savoir infiniment rectifiable qui avait sa base dans un immense patrimoine scientifique et technique (Scienza e realismo, 1977). Malgré l’effort considérable de Geymonat en tant que organisateur d’une culture ouverte aux sciences et pénétrée des exigences politiques d’une transformation révolutionnaire (dont témoigne la monumentale Storia del pensiero filosofico e scientifico publiée entre 1970 et 1977, si originale dans le panorama italien si peu intéressé à la rationalité des sciences), son école ne put durer et beaucoup de ses membres finirent par rejoindre le Popper théorique et pratique, suivant ainsi Colletti.
L’épuisement du marxo-gramsciano-togliattisme ne se réduit pas à la réintégration de beaucoup de « marxistes » au sein du social-libéralisme. Il faut prendre en compte un courant opposé qui a marqué les années 1960-1970 et qui s’est voulu une reprise du marxisme révolutionnaire. Il s’agit de l’opéraïsme italien qui a encadré le mouvement de révolte ouvrière et étudiante de l’année chaude de 1969. en exaltant « la révolution subjective » contre le déterminisme objectiviste qui caractérisait le marxisme des partis communistes issus de la Troisième Internationale comme le Parti Communiste Italien lui-même. Ce mouvement se constitue en 1961 autour de Raniero Panzieri fondateur de la revue Quaderni Rossi. Ce théoricien syndicaliste met en discussion la thèse du développement des forces productives qui était à la base des syndicats ouvriers et qui défendait le rôle et les intérêts des ouvriers qualifiés, « professionnels ». Il conteste la thèse de la neutralité de la science, de la technique, de l’organisation du travail, éléments qu’il faudrait hériter du capitalisme. Ces éléments sont traversés par les rapports sociaux de production capitalistes. Ils sont inscrits dans le procès de soumission réelle qui réduit la fonction du, travail qualifié au profit du travail déqualifié de l’ouvrier masse. Exploitant des textes importants de Marx -les chapitres du livre I du Capital consacrés à la grande industrie et à la Maschinerei, mettant en circulation des analyses marxiennes à peine connues – notamment les Grundrisse et le chapitre VI inédit du Capital –, Panzieri tente d’analyser les modifications du capitalisme de l’époque marqué par le fordisme. Il individualise dans l’ouvrier masse, aliéné par l’expropriation subjective qui le sépare des puissances mentales de la production, travailleur dominé, souvent immigré de l’intérieur, la figure paradoxale d’un sujet révolutionnaire potentiel. En effet, déqualifié cet ouvrier peut retourner l’expropriation en lutte de classe pour assurer l’autonomie et pour obliger partis réformistes et syndicats corporatisés à se reconstituer en forces politiques. La priorité est donnée aux luttes de ces nouveaux ouvriers qui bousculent la routine et relancent la perspective d’une subjectivisation politique. (voir l’article fondateur « Plus value et planification » repris dans l’anthologie des Quaderni Rossi, publiée en 1964).
Pour Panzieri le capitalisme fordiste planifie en effet le procès de travail en usine et doit étendre cette planification capitaliste à une société dominée par l’anarchie de la concurrence. La lutte de l’autonomie ouvrière entend prendre appui sur cette planification pour s’approprier et transvaluer le savoir scientifique et la technologie en fonction de sa propre perspective. Panzieri donne ainsi des rudiments théoriques qui avaient le mérite incontestable de remettre en usage une certaine conceptualité marxienne – notamment celle développée dans le chapitre des Grundrisse consacré au machinisme et à la formation du General Intellect ouvrier. On peut analyser les transformations du capitalisme de ces années, sans fétichiser le Welfare State alors en pleine expansion. Mais le passage des luttes autonomes de l’ouvrier masse à la lutte politique restait problématique en raison de la stratégie du pci qui voulait unir les travailleurs et les parties jugées saines du capitalisme industriel et les organiser contre le capitalisme parasitaire.
Comme le montre Maria Turchetto dans son étude de l’opéraïsmo italien et de sa parabole descendante (in Dictionnaire Marx contemporain, dir. J. Bidet et E. Kouvelakis, 2003), l’opéraisme s’est brisé sur cette question. Ainsi les deux jeunes collaborateurs de Panzieri, Mario Tronti et Antonio Negri, se séparent de lui en 1963 pour fonder une nouvelle revue plus politique Classe operaia. Mais à leur tour ils se divisent pour suivre des chemins opposés.
Mario Tronti soutient que la lutte de l’autonomie ouvrière ne peut aboutir sans son inversion en lutte politique entreprise par un parti capable de défendre l’autonomie du politique, c’est-à-dire d’investir l’État et de le transformer en organe à même de décider du conflit de classe. Il retrouve ainsi ensemble réunis Lénine et Schmitt. Telle est la parabole qui sépare Operai e capitale (1971) de Sul’autonomia del politico de 1976.
Negri doute des capacités de la forme État à transformer la production et juge improductif le ralliement de Tronti au PCI, utopique son espoir de le transformer en parti qui décide du conflit. Il demeure fidèle à la subjectivité de classe qu’il oppose à celle de l’organisation jacobine, il maintient la thématique de la composition de classe que dénature la recherche communiste d’un compromis historique Si le capitalisme étend sa domination par une paradoxale planification qui déborde la classe ouvrière pour toucher tous les aspects de société et donc pour radicaliser les « ouvriers sociaux », il importe de radicaliser les luttes en les centrant sur la perspective de la fin du travail. Il faut parier sur un mouvement inverse à celui que Panzieri avait analysé, sur une version révolutionnaire du développement des nouvelles forces productives qui économisent la dépense de la force de travail. Là est la thèse propre à Negri qu’il n’a cessé de renforcer depuis. Des premiers textes comme Proletari e stato. Per una discussione su autonomia operaia e compromesso storico (1976), ou La forma Stato (1977) à l’étude sur les Grundrisse, Marx oltre Marx (1979) et à l’ouvrage sur Spinoza L’anomalia selvaggia (1981 ou à la recherche historique et spéculative sur Il potere constituente (1993), Negri réfléchit l’échec de l’opéraismo et sa propre histoire (il est condamné à la prison sous le chef d’activité terroriste) comme autant de preuves de l’irréformabilité de la machine d’État et comme autant d’étapes vers la constitution du General Intellect des multitudes sociales libérables du travail. Une philosophie de la puissance pleine se fortifie même d’une théorie antimoderne de l’histoire. Negri entend s’inscrire dans le courant subversif antimoderne de la modernité – Machiavel, les niveleurs anglais, Spinoza, Marx et Lénine – contre le courant dominant jusnaturaliste et contractualiste – Locke, Rousseau, Kant et même Hegel.
Le marxo-gramsciano-togliattisme avait vécu. On doit présenter le vainqueur théorique qui avait su poser les questions de théorie politique montrant l’usure de l’historisme et le caractère hybride d’une théorie politique suspendue entre affirmation de la démocratie parlementaire et critique des impasses de cette dernière. Il s’agit de Norberto Bobbio qui en 1976 rassemble les diverses interventions faites lors d’un débat crucial qui l’avait opposé aux intellectuels marxistes, Quale socialismo ?, débat qui se prolonge dans une discussion concernant le sens réel de l’hégémonie gramscienne, Egemonia, stato, partito e pluralismo in Gramsci (1977). Les thèses de Bobbio sont les suivantes : a) il n’existe pas de théorie politique marxiste, mais une critique de la politique qui n’a jamais répondu à la question par elle posée de préciser quelles sont les fonctions sociales que l’État socialiste doit assumer. La réponse historique donnée par l’expérience soviétique est celle d’un despotisme centralisateur qui a impliqué un recul en matière de libertés civiles. Obsédée par la question « qui gouverne ? » la théorie marxiste a fétichisé le parti et n’a pas innové dans l’invention de mécanismes et procédures démocratiques du pouvoir ; b) La voie nationale au socialisme et la thématique de la démocratie progressive du pci a bien conjugué le respect du pluralisme politique et du cadre constitutionnel, mais en maintenant la référence à une démocratie soviétique elle a laissé planer un doute sur le maintien des institutions de la liberté une fois le pouvoir conquis. La démocratie réelle et imparfaite des pays occidentaux n’a certes pas entamé les centres réels du pouvoir économique, ni développé les formes de participation ouvrière à la gestion de l’entreprise capitaliste. Mais inversement le parti-État de l’Est a liquidé le pluralisme éthique, politique et culturel ainsi que ses règles et procédures, c’est-à-dire l’héritage le plus précieux du libéralisme ; c) Les théoriciens marxistes, à l’exception ambiguë de Gramsci, n’ont pas apporté de contribution aux difficultés de la démocratie moderne, ni posé les bonnes questions : comment transformer en un sens démocratique les administrations privées et publiques dont le principe structural est celui de la hiérarchie ? Comment exercer le contrôle populaire alors que grandit l’autonomisation des compétences techniques ?
Le communisme italien n’a pas su ni pu répondre de manière créatrice à ces questions et a fini par tirer avec la direction du parti la conclusion qui semblait alors une évidence pour beaucoup : seule une théorie politique jusnaturaliste libérale-sociale peut inspirer l’action de partis de masses qui sont réduits aussi par certaines évolutions sociologiques à fonctionner comme des partis d’opinion, centrés sur des réformes démocratiquement consenties améliorant le sort des plus démunis. Bref le marxisme italien s’est en sa grande partie suicidé par métamorphose social-libérale et a accepté le libéralisme des théories de la justice issues de J. Rawls, sans même conserver le sens des apories tragiques que gardait Bobbio. On a un exemple de cette évolution dans le parcours de Salvatore Veca, longtemps directeur de la fondation Feltrinelli : parti d’une défense résolue à la Della Volpe de la scientificité de Marx (Saggio sul programma scientifico di Marx, 1977), il devient l’introducteur efficace de Rawls et du libéralisme de la gauche anglo-saxonne (La società giusta, 1982, Una filosofia pubblica en 1986 où il développe une critique de Marx fondée sur la dénonciation de l’absence coupable d’une vraie théorie de la justice.
On pourrait conclure que n’est mort que ce qui n’avait pas assez de force en soi pour résister et reformer des capacités théoriques. C’est la question posée par un philosophe atypique qui a su dans ces années de liquidation procéder à un bilan du marxisme qui concentré sur l’Italie, s’ouvrait sur l’examen croisé des grands hérétiques communistes, Bloch, le second Lukács, Althusser, et prenait en compte le développement de la pensée critique de l’occident, avec Nietzsche, Max Weber, Heidegger. Il s’agit de Costanzo Preve (1943) : dans La filosofia imperfetta. Una proposta di ricostruzione del marxismo contemporaneo (1984), il individualisait dans le nihilisme propre au productivisme capitaliste l’instance qui aurait contaminé le marxisme et l’aurait empêché de se réformer en faisant ses comptes avec toute une part du rationalisme occidental. La volonté de maîtrise était identifiée comme l’ombre portée d’une philosophie volontariste de l’histoire qui risquait de détruire les intentions de libération. Était annoncée une reconstruction dont les éléments devaient être empruntés à l’ontologie herméneutique de Bloch, à l’ontologie de l’être social de Lukács et à l’épistémologie anti-finaliste d’Althusser, chaque élément corrigeant en quelque sorte les autres. Programme en souffrance de sa réalisation et problématique, comme on le verra, mais bien différent des liquidations alors en vogue et inspiré de la volonté d’aller aux choses mêmes.
Mais c’est peut-être même du meilleur de la tradition historiciste italienne que se manifesta la résistance la plus résolue à la vague libérale-libériste. En effet, l’historien de la philosophie Domenico Losurdo (1941), en de nombreuses et substantielles études consacrées à Kant, Hegel, Marx, et à l’histoire de la liberté dans la philosophie classique allemande du xixe siècle (entre autres, Tra Hegel e Bismarck. La rivoluzione del 1848 e la crisi della cultura tedesca (1987), et, Hegel, Marx e la tradizione liberale (1988)) entreprit une contre-histoire de la tradition libérale, et montra que celle-ci loin de coïncider avec l’histoire hagiographique de la liberté, a toujours défini les droits de l’homme comme ceux du seul propriétaire privé, a nié l’universalité du concept d’homme qu’elle semblait affirmer, et ne s’est élargie que sous la poussée des luttes de classes et de masses, inspirées quant à elles par une tendance dominée de la modernité, celle de l’humanisme civil, ou du républicanisme plébéien, à laquelle appartiennent Rousseau, Hegel, Marx. La résistance historiographique joue ainsi le rôle d’une base théorique pour la relance de cette tendance et celle du marxisme, invité à procéder à son autocritique.
La théorie critique et la question de la dialectique : le difficile recommencement du marxisme en Allemagne
La situation allemande est singulière en ce que la forte tradition marxiste des origines a été brisée par le nazisme. La séparation des deux Allemagnes (1945-1989) avec la mise en place à l’est d’une orthodoxie marxiste-léniniste particulièrement figée et à l’Ouest un discrédit durable jeté sur le marxisme suspect de dogmatisme, aggravé par la répugnance de l’intelligentsia à faire ses comptes avec le passé nazi, expliquent le caractère minoritaire de la recherche marxiste. L’Allemagne est le pays où l’argument du « totalitarisme » a pesé le plus lourdement. De même, manque le lien du marxisme au mouvement ouvrier qui a longtemps caractérisé la situation française et italienne : la social-démocratie allemande a abandonné explicitement tout lien au marxisme avec le programme de Bad-Godesberg (1959) et le parti communiste ouest allemand, longtemps interdit, n’a pas été un acteur politique. C’est en 1968 que le marxisme fait un retour en Allemagne occidentale Ce fut l’heure des deux fondateurs de la théorie critique, Theodor Wiesengrund Adorno (1903-1969) dont les chefs d’œuvres Negativ Dialektik (1966) et Ästhetische Theorie (1970) devaient exercer une influence importante et Max Horkheimer (1896-1973) avec le déjà ancien Eclipse of Reason (1947) et le recueil Geselleschaft im Übergang (1972). Il est indéniable que cette école de pensée n’a cessé de se définir par rapport à Marx et a tiré sa première impulsion du grand livre du premier Lukács, Geschichte und Klassenbewusstsein de 1923. Leur sortie hors du marxisme est peut-être une des plus intéressantes en ce qu’elle passe par un test radical des potentialités de Marx et qu’elle ne débouche pas sur une reddition sans conditions au libéralisme : la théorie critique a maintenu en effet son anticapitalisme originel (à l’exception du dernier Horkheimer) et a donné d’importantes contributions à l’étude des formes culturelles de la vie mutilée par la modernité néocapitaliste.
Pour nous en tenir aux dernières œuvres d’Adorno qui agissent réellement en cette période, Marx y occupe une place éminente. Crédité de la plus lucide des critiques de la modernité comme domination de la logique identitaire et homogénéisante, réalisée par les abstractions réelles du capital, Marx n’a pas rompu malgré ses intentions avec cette logique qui fait retour dans l’État communiste, qui vise en théorie à réconcilier le particulier et l’universel, mais qui écrase en réalité le particulier, le non-identique, de sa puissance. Marx est celui qui a prétendu réaliser les exigences de la raison pratique de l’idéalisme allemand, et transformer le monde a lieu de l’interpréter (xie thèse sur Feuerbach). Mais la pratique réelle a été un avatar du principe d’identité contre lequel il faut désormais lutter, car son horizon est en fait celui d’une domination totale sur la nature et sur l’autre homme rendu à la nature. Seule une dialectique négative peut prendre en charge le particulier, pour en penser dans le respect la non-identité. Marx voulait critiquer l’idéologie du point de vue de l’émancipation, mais dans la mesure où l’identité est la forme originaire de l’idéologie, il manque son projet faute d’un radicalisme spéculatif suffisant. Le concept doit donc surmonter le concept pour par-delà une praxis-poiesis identificatrice parvenir à la mimésis, à un moment sensible-sensuel, permettant la réémergence de la nature, c’est-à-dire de la corporéité. Seule une réflexion seconde, critique du concept identifiant, peut favoriser la réémergence de la nature dans la raison, dans le sujet séparé de la subjectivité sous la contrainte d’une identité qui prend la figure de l’échange marchand propre à la société capitaliste bourgeoise partout régnante. Après Auschwitz, le seul espoir ouvert à la vie bonne est celui d’une unité véritable de la théorie et de la pratique telle qu’elle se donne dans l’art. Il ne s’agit pas de parvenir à un « Tout autre » éthico-politique ; le devenir de l’histoire comme logique du déclin l’exclut. Il s’agit d’accéder au seul domaine où est préservée la « possibilité du possible ». L’esthétique prend la relève de l’émancipation éthico-politique et constitue la seule lumière dans une dialectique des lumières qui a révélé dans son devenir domination son irréductible obscurité.
La question de la dialectique du Capital et le rapport de Marx à Hegel
De cette vision ontologico-épocale pessimiste (et plus proche peut-être de Heidegger que ne le voulait Adorno lui-même) seule a joué un rôle dans les débats des néo-marxismes allemands la critique de la domination capitaliste avec sa méfiance romantique à l’égard de la positivité scientifique et de la technique. De toute manière est perdue l’idée d’un lien possible de la théorie critique avec des porteurs sociaux de nouveaux principes historiques rationnels d’émancipation, comme le remarque H. J. Krahl, l’un des marxistes les plus avisés de la jeune génération allemande (Konstitution und Klassenkampf. Zur historischen Dialektik von bürgerlischer Emanzipation und proletarischer Revolution, 1971). Cette critique de la domination présuppose que la société moderne est une totalité omnicompréhensive régie à la fois par la logique identitaire propre à la tradition philosophique occidentale et par son corrélat le rapport abstrait de la valeur d’échange, laquelle impose l’égalisation de tous les produits et sujets de l’activité humaine. Cette réciprocité entre principe philosophique et catégorie économique donne à la critique de la société bourgeoise une dimension ontologique, cette société réalisant dans la catégorie de la valeur se valorisant (le capital) le rêve monstrueux de l’histoire de la philosophie, comme le remarque Otto Kallscheuer (1982).
Le néomarxisme allemand entreprit donc de retourner à Marx et à la dialectique du capital pour retrouver le chemin de la pratique et déterminer un sujet révolutionnaire. On eut ainsi un mouvement original d’études sur la logique du Kapital, dans sa différence d’avec la logique hégélienne. Cette recherche fut inégalement marquée par le souci de dépasser les limites de l’analyse formelle de la valeur d’échange et de reconnaître un sujet empirique de transformations révolutionnaires réellement antagonique au sujet absolu de la valorisation capitaliste (le sujet capital érigé par Adorno en totalité irréductible). Cette recherche eut à s’affronter à la tentation de dénoncer comme pseudo-science tous les moments de contrôle empirique qu’Adorno avait récusés par principe comme formes de la domination. Il fallait en effet penser les processus historiques concrets (le lien production-consommation, la nouvelle productivité et ses effets en matière de différenciation sociale) autrement que par le recours massif à la seule logique de la domination, si l’on voulait avoir une prise minimale sur le devenir de la société allemande et ne pas se satisfaire de la problématique de la société bourgeoise comme (mauvaise) ontologie. Hans-Jurgen Krahl peut être considéré comme le représentant le plus lucide de cette école qui ne sépare pas la recherche sur la logique du capital et les transformations morphologiques de la société et qui refuse le présupposé métahistorique d’un principe de domination du capital. On ne peut déduire de l’analyse de la marchandise la prise en compte des formes de la socialisation néocapitaliste. Il faut repartir des analyses marxiennes de la soumission réelle du travail et penser la forme spécifique du travail intellectuel et de sa division, son intégration dans le travailleur collectif global. On ne peut s’en tenir au concept marxien réduit de travail qui crée de la valeur. Il faut un concept élargi de travail qui se définisse comme synthèse des spécialisations intellectuelles et des producteurs d’éthicité. Le théoricien collectif de la classe ouvrière moderne ne peut plus être un parti d’avant garde, mais il se définit comme unité de l’intelligensia et de la classe ouvrière.
Mais cette orientation qui tempérait la spéculation par le sens de l’empiricité fut minoritaire même si elle se prolongea dans le groupe Klassen-Projekt-Analyse. Le retour à Marx prit aussi la forme d’une analyse des textes marxiens entourant le Capital, tels les Grundrisse, de 1857-1858, les Manuscrits de 1861-1863. On peut distinguer deux orientations de ces lectures métathéoriques du Capital en fonction du degré de proximité avec la logique de Hegel. La première en se fondant surtout sur les textes préparatoires du Capital fait apparaître que la dialectique de l’exposition est tributaire de la logique du concept développée par Hegel : le mouvement qui va de l’abstrait au concret, du particulier au général est l’autodéveloppement d’une structure qui ne peut être pensable que comme mouvement qui va du simple au complexe (H. Reichelt, Zur logischen Struktur des Kapitalsbegriff bei Karl Marx, 1970). La seconde que l’on peut nommer avec Göhler « dialectique réduite » montre que Marx utilise la dialectique hégélienne comme seul instrument catégoriel disponible, mais ne peut que la transformer en logique de la science au sens analytique du terme. La théorie marxienne des « lois de mouvement » du capital n’est pas celle d’une totalité accomplie, mais elle enveloppe une série de théories partielles toujours plus déterminées et concrètes qui introduisent des concepts et des hypothèses au fur et à mesure de l’élargissement de leur sphère d’application. De toute manière il apparaît que Marx utilise des catégories hégéliennes mais sans le souci hégélien de leur statut ontologique, sans se soucier de leur correspondance avec le modèle hégélien. Le problème du renversement de la logique hégélienne est le témoignage de cet usage libre de Hegel que doivent admettre les lectures dialectiques fortes : il s’agit pour Marx de refuser comme illusoire la médiation absolue et de lui substituer une référence matérialiste au moment de la vie. Plus profondément la question de la dialectique renvoyait à la question de savoir si l’on pouvait déduire de la totalité qu’est le capital l’ensemble des phénomènes sociaux modernes, si le capital comme le tout hégélien est à la fois théorie systématique de la méthode et théorie du réel. La dialectique marxienne ne peut accepter cette identité de la méthode et du contenu. Le réel ne peut être le résultat de la pensée s’auto-concevant, s’auto-approfondissant et se mouvant en soi.
J. Habermas : de la reconstruction du matérialisme historique à la théorie de l’agir communicationnel ou l’euthanasie du marxisme
C’est cette thèse que soutient par ailleurs le philosophe et sociologue Jürgen Habermas, disciple infidèle de la théorie critique, porteur en cette période du projet le plus articulé jamais produit du matérialisme historique, proche des milieux socio-démocrates et hostile au radicalisme des néo-marxismes et à leur spéculation totalisante. Habermas (1929) publie coup sur coup Technik und Ideologie (1968), Erkenntnis und Interesse (1968 et 1973), Theorie und Praxis. Sozial-philosophische Studien (1963-1971), Theorie der Gesellschaft oder Sozialtechnologie (avec Niklas Luhmann, 1971), Legitimationsprobleme im Spätkapitalismus (1973), et Zur Rekonstruktion des historischen Materialismus (1976). Cette première série d’ouvrages maintient ouverte l’idée d’une reconstruction du marxisme La seconde série, celle dite du « tournant linguistique », l’abandonne : pour développer une théorie critique communicationnelle résolument postmarxienne avec Zur Logik des Sozialwissenschaften (1970, édition augmentée en 1982), Theorie des kommunikativen Handelns. I. Handlungsrazionalität und gesselschafftlische Rationalisierung, II. Zur Kritik des funktionnalische Vernunft (1981), Moralbewusstsein und kommunikativen Handelns (1983), Der philosophischen Diskurs der Moderne (1988). Mêlant critique philosophique approche épistémologique et connaissance des processus sociaux de la modernité, Habermas n’a pas pourtant renouvelé les études marxistes, il les a déplacées sur des positions propres dans un processus que l’on peut considérer comme une euthanasie du marxisme, jamais agressive, mais compréhensive et douce.
Habermas part (dans l’essai sur le marxisme de Theorie und Praxis) d’une conception du marxisme comme critique, théorie sociale qui vise des fins pratico-politiques d’émancipation sociale à l’égard des dominations économiques, sociales, culturelles. Il allie une exigence de scientificité (jamais réduite à une conception scientiste de la science de la pratique) à une philosophie de l’histoire visant des fins pratiques, mais dépourvue des prétentions absolutistes des philosophies de l’histoire. Il est le premier type historique de théorie sociale fondé sur une réflexivité double : il réfléchit son contexte de genèse en tant que théorie et son contexte d’application avec l’identification de ses destinataires qu’il entend former en transformant leur conscience pratique et en leur fournissant les raisons de leur place et de leur mission historiques. Suivant ici le Horkheimer de la distinction entre théorie traditionnelle contemplative et la théorie critique pratico-émancipatoire, Habermas voit en la théorie critique une dynamique autoréflexive animée par un intérêt pour l’émancipation de toute domination. Mais Habermas problématise cette théorie critique et interroge ses capacités de connaissance spécifiques, entrelaçant démarche métathéorico-épistémologique et analyse des contenus empirico-historiques.
Erkenntnis und Interesse pose la question d’une théorie critique de la société qui est en même temps une critique matérielle de la connaissance et qui donc déplace la gnoséologie en intégrant l’accès aux problèmes de contenus. Marx présuppose une théorie de la connaissance qui ne peut se confondre avec la critique hégélienne de l’entendement scientifique au nom de la raison spéculative. Il faut expliciter cette gnoséologie dans le sens kantien-fichtéeen d’une théorie des intérêts de la raison en récusant du même coup le concept de totalité dialectique issu de l’école de Francfort reposant sur l’équivalence entre logique de l’identité et abstraction de l’échange marchand. Il faut reformuler la théorie de la connaissance du point de vue de la théorie de la société en unissant perspective transcendantale et perspective historico-sociale, en rétablissant la notion d’intérêt de la raison capable d’autoréflexion et en l’articulant aux dimensions fondamentales de l’activité humaine. De ce dernier point de vue, Marx ne peut s’en tenir pour comprendre sa propre entreprise critique à la seule dimension de la production supposée inclure à la fois le processus de travail (sous sa forme capitaliste) et la science réduite à la seule science positive de la nature. Certes, il est vrai que le concept de travail social présente une pertinence épistémologique, qu’il est aussi une catégorie de la théorie de la connaissance. La synthèse idéaliste transcendantale kantienne entre le sujet et l’objet est remplacée par la synthèse matérialiste entre la nature subjective et la nature objective de l’homme dans le processus de travail. La théorie de la connaissance ainsi explicitée fait des processus de travail un contexte transcendantal pour accueillir l’organisation de l’expérience et l’objectivité de la connaissance. Mais il s’agit seulement de l’expérience et de la connaissance qui s’orientent sur la maîtrise instrumentale et technique de la nature, et donc ne sont concernés que le savoir de la production stricto sensu et les sciences empirico-déductives. Or, Marx oublie que la critique concerne une praxis qui ne se limite pas au seul travail, mais inclut l’interaction prise dans ses dimensions éthiques, politiques, symboliques, médiatisée par des institutions et des normes où il est question de lutte pour la reconnaissance. La lutte de classes entre autres ne se réduit pas au savoir de production, elle implique en son immanence un savoir de réflexion normativement orienté, et orienté par un intérêt pour la compréhension pratique intersubjective qui remet en cause les institutions issues d’un pouvoir répressif devenu injustifiable en fait comme en droit et qui en appelle en définitive à un ultime intérêt pour l’émancipation. Travail et interaction, comme l’avait vu Hegel,, et comme le rappelle à sa manière Hannah Arendt (The Human Condition, 1958) sont donc les deux formes fondamentales de l’agir social en tant qu’agir instrumental-technique et agir pratique régi par des normes visant à l’universalité. La critique marxienne articule sans en avoir la conscience réflexive complète deux formes de l’agir liées è deux types de discours théoriques et écrase l’un par l’autre par une sorte de subreption trancendantale congénitale. Habermas rectifie l’autocompréhension de la Kritik en empêchant que l’interaction soit traitée et manqué comme production et il assigne à cette subreption l’origine théorique des forçages volontaristes qui ont conduit le communisme réel à traiter les hommes comme des objets manipulables à merci.
Sur cette base – critique de la critique – il devient possible de reformuler les principes d’une reconstruction du matérialisme historique dans l’ouvrage homonyme de 1976 après avoir repéré les insuffisances de la théorie marxienne de la crise en présentant une théorie de la crise de légitimité du Spätkapitalismus (1973). La théorie marxienne des crises fondée sur la baisse du taux de profit n’est pas pertinente dans la mesure où le capitalisme moderne invente, par la recherche de la productivité, des contre-tendances, et déplace la crise économique vers une crise de légitimation aux faces multiples. L’État social de droit, ce compromis des luttes de classes, entre dans une crise fiscale qui lui rend impossible le financement des conquêtes sociales (sécurité sociale, services publics) s’il entend rester fidèle aux impératifs systémiques de l’accumulation capitaliste. Il devient un enjeu en ce que soumis à la pression contradictoire de la logique des besoins sociaux qui l’ont justifié et à la logique de la productivité capitaliste surdéterminée par la concurrence internationale (qui lui échappe en grande partie) il est en crise permanente de légitimation. C’est sur ce terrain de la légitimation qu’un mouvement de transformation sociale doit se situer et cela lui interdit d’agir au nom d’une classe ouvrière par ailleurs transformée et recouverte par une immense classe moyenne résultat des années heureuses du Welfare State. La reconstruction du matérialisme historique ne sera donc pas la reprise ut sic de la critique marxienne de l’économie politique, d’autant que le caractère non-résolutoire de la crise économique oblige à revenir sur la théorie de la valeur travail et ses difficultés classiques. La reconstruction consiste à démonter la théorie, non à restaurer comme un bloc (selon l’expression devenue impossible de Lénine) ce qui est un ensemble d’éléments hétérogènes. La reconstruction sera la formulation d’une théorie de l’histoire orientée vers l’émancipation. Elle passe par la reformulation de la dialectique des forces productives et des rapports de production en termes de tension entre travail et interaction, entre deux formes de l’agir, capable de mieux différencier la logique interne de deux dynamiques distinctes, celle du développement des forces productives du travail et celle des formes de civilisation. Elle conserve ainsi la perspective d’une évolution du genre humain qui évite les assurances non fondées de la philosophie spéculative de l’histoire (que Marx a partagée en tant que théoricien du passage nécessaire du royaume de la nécessité à celui de la liberté) et qui peut expliciter ses conditions historiques de possibilité et ses conditions d’application par ses destinataires, pour autant que ces derniers acceptent de se considérer aussi comme des agents subjectifs entendant rendre raison de leurs choix de manière argumentée et laissent ouverte la perspective d’un accord discursif non contraint.
Habermas ne se contentera pas de cette « reconstruction » : très vite, tirant la leçon de sa logique, il sortira en douceur du marxisme en proposant sa propre Theorie des kommunikative Handelns (1981) promise à un retentissement international. L’unité marxienne de la critique de la société, de la critique de la connaissance et de la rationalité historico-philosophique est abandonnée. La nécessité et la liberté ne peuvent plus se fondre et se réconcilier dans le principe unique du travail compris comme poièsis-praxis,,comme production-action. Habermas accepte la dualité de l’être et du devoir-être et il compte désormais sur la philosophie du langage pour donner la théorie adéquate d’une modernité qu’il considère comme porteuse malgré tout de promesses inaccomplies et qu’il refuse de déconstruire. Il maintient la dimension d’une Aufklärung où Marx figure comme élément constitutif et dépassé. Ce dépassement prend la forme d’un retour à une théorie des distincts néokantienne, mais d’un néokantisme médiatisé par le tournant linguistique. L’intérêt pour l’émancipation qui avait un statut peu clair dans le texte de 1968 est reformulé comme dimension d’un agir communicationnel transversal aux formes d’agir déjà reconnues auxquelles il faut désormais ajouter l’agir dramartugique (dont l’art est la manifestation la plus haute) Chaque type d’agir présuppose la justification rationnelle-langagière des normes qui le structurent et qui s’élaborent en des actes de parole et selon des fonctions langagières propres. Chaque type d’agir se définit par une orientation d’action, une attitude fondamentale propre, il émet des prétentions à la validité spécifiques et institue un rapport à un « monde » singulier : 1) L’agir stratégique inclut en lui un moment d’objectivité scientifique ; les actes de parole qui le caractérisent sont à la fois performatifs et constatifs ; il actualise deux fonctions langagières, celle de l’influence sur le partenaire et celle de la présentation d’états de choses ; il est orienté vers le succès et inclut un moment d’intercompréhension ; son attitude fondamentale est objectivante ; sa prétention à la validité relève à la fois de l’efficacié et de la vérité ; le monde qui est son corrélat est le monde objectif ; 2) L’agir régulé par des normes présuppose des actes de parole régulatifs ; il actualise la fonction langagière qui est l’instauration de relations interpersonnelles ; il est orienté vers l’intercompréhension et développe une attitude qui est celle de la conformité aux normes avec pour prétention de validité celle de justesse, et son monde est le monde social ; 3) l’agir dramaturgique repose sur des actes de parole exprssifs, actualise la fonction langagière d’autoreprésentation, a pour orientation d’action l’intercompréhension et développe une attitude de l’expression avec pour prétention à la validité la véridicité et pour monde le monde subjectif. L’agir communicationnel est tranvsersal à ces types d’agir et se manifeste comme l’exigence d’une légitimation discursive articulée en ces trois mondes, objectif, social, subjectif. La modernité prend alors la forme de la confrontation entre le système social et le monde vécu qui est celui de l’agir communicationnel. Le système social est de plus en plus dominé par les impératifs du marché et de l’argent, médiatisé par le pouvoir, et donc placé sous l’hégémonie de l’agir stratégique-technique. Il colonise le monde vécu et assèche les réserves de l’agir communicationnel. Tout le problème est donc celui d’une limitation et d’une régulation de cette inévitable colonisation.
En vérité il reste peu de Marx. La critique de l’économie politique s’est dissoute dans le constat wébérien de l’intransformabilité de la production capitaliste éternisée comme actualisation de l’agir stratégique-technique et de sa rationalité mondiale. L’émancipation s’est réduite à l’exigence d’un dialogue permanent sur les normes de justesse ou de justice où le consensus est en définitive procédural et non substantiel. Le programme de l’émancipation se reformule selon une pragmatique universelle qui pense les formes sous lesquelles les individus associés réfléchissent les normes de rationalité de leurs formes d’agir et où le primat revient à une raison éthique qui munie de ses critères d’évaluation se lie à une valorisation radicale de la démocratie et peut juger des institutions et des normes de la vie associée sous la réserve de l’immodificabilité des structures économiques et politiques définissant le système social.
L’École de Budapest entre la sortie éthique-anthropologique hors du marxisme et l’utopie marxienne
Le parcours de J. Habermas est ainsi l’exemple le plus élevé, car productif de théorie et de concept, créateur d’une problématique qui est un point haut auquel se mesurer, de sortie hors du marxisme par transformation endogène d’un programme de reconstruction en euthanasie. On doit lui comparer le parcours des membres de ce que l’on a nommé un instant l’École de Budapest et qui appartient par sa culture à l’aire allemande Elèves, disciples, collègues en Hongrie du vieux Lukács, ils suivent avec intérêt la tentative de l’ontologie de l’être social. Critiques du régime communiste, Ferenc Fehér (1933), Agnès Heller (1929), György Márkus (1933) sont éloignés de l’université de Budapest après 1968, passent en Australie où ils enseignent et travaillent. A. Heller et G. Markus, les philosophes, sont unis par une commune critique de la société socialiste. Avec F. Feher ils publient en 1982 Dictatorship over Needs où ils soutiennent que le socialisme réel est irréformable contrairement à ce que pensait Lukács. La suppression du marché coïncide avec la suppression de l’autonomie de la société civile en faveur de l’État, et le plan unique de production et de distribution, considéré par l’orthodoxie marxiste-léniniste comme le fondement économique du socialisme, est organiquement incompatible avec le pluralisme, la démocratie, et les libertés. Le remplacement de la propriété privée par la propriété d’État ne peut déboucher que sur la dictature sur les besoins qui est la nouveauté anthropologique des sociétés socialistes. Les producteurs sont ainsi soumis par les mécanismes de cette dictature à une nouvelle classe, la bureaucratie de l’État-parti. Cette critique reprend ainsi à son compte les instances de la critique libérale, et il est normal qu’elle conclut par la défense du marché et de la spontanéité de la société civile. Cette issue libérale ne peut s’apprécier que si l’on se souvient qu’avant elle A. Heller avait cherché une restructuration du marxisme autour d’une anthropologie centrée sur les besoins radicaux de l’individu social tels qu’ils se manifestent dans la vie quoditidienne. Bedeutung und Funktion des Begriffs Bedürfnis im Denken von Karl Marx (1973) avait ainsi proposé une lecture des Grundrisse qui faisait apparaître la distance qui séparait le projet marxien de sa réalisation. L’idée d’une Soziologie des Alltastagsleben (1974), s’était complétée de Instinkt. Agression. Charakter. Einleitung zu einer marxistischen Sozialanthropologie (1977), et de Theorie der Gefühle (1978). La distance était prise par rapport à Lukács et à la centralité du paradigme du travail au sein d’un projet qui visait à intégrer les apports de l’anthropologie allemande de Gehlen dans une théorie de la nature humaine mettant en valeur les processus d’objectivations dans leur incidence sur la formation de la personnalité, la référence à l’homme total marxien servant d’horizon d’utopie régulatrice. Dans les années quatre vingt, cette référence s’estompe et A. Heller développe une théorie de la démocratie radicale fondée sur une analyse des formes de la rationalité proche de Habermas, mais maintenant la distinction d’inspiration Lukácsienne entre objectivation en soi et objectivation pour soi insistant sur la valeur abolument historiquement produite de la personnalité humaine : A Theory of History (1981), The Power of Shame. Essays on Rationality (1983). A la différence d’Habermas cependant A. Heller maintient l’irréductibilité de la visée utopique de l’homme riche en besoins au sein de la manifestation d’une communauté faite de pluralités en réseaux.
G. Markus, de son côté, a conduit une critique du paradigme du travail de son maître Lukács (Langage and Production, 1981). Il refuse le remplacement de ce dernier par le paradigme du langage qui selon lui valorise la contininuité, l’accord, au détriment de la rupture et du conflit. Montrant comment chez Marx le productivisme de la production en général que réalise le communisme laisse ce dernier à l’état de forme sans forme, intégrale de toutes les négations générales de ce qui jusqu’ici a informé la vie sociale, Il propose de penser l’entrelacs impur du travail et de la lutte pour l’émancipation sans jamais les séparer comme deux modes opposés, et il ouvre la possibilité d’une théorie de la démocratie-processus construisant au sein de négations déterminées des formes elles aussi déterminées, fondées sur la compréhension et la modification permanente des acteurs de la démocratie. Le compromis habermassien entre formes d’agir est donc récusé au profit d’un néomarxisme maintenant des possibilités de transformation des structures de l’agir social.
III. Les mille marxismes à la recherche de leur unité : 1989-2005
La chute du mur de Berlin suivie de la fin de l’urss ouvrent définitivement la période des mille marxismes, tous confrontés à la mondialisation capitaliste et à la vaste entreprise de désémancipation qui l’accompagne (démantèlement du Welfare State, néocolonialismes, montée des nationalismes et des ethnicismes, aggravation des contradictions nord-sud), et cela alors que la richesse mondiale continue de croître et que la productivité du travail au lieu de poser la question des rapports temps nécessaire-temps libre se traduit en chômage incompressible et en nouvelle misère. La fin de la dialectique orthodoxie/hérésies, une fois rendue évidente l’incapacité des partis communistes à se réformer autrement qu’en implosant ou en devenant de simples partis (socio) démocrates, pose le problème de l’unité de la pluralité des recherches. Longtemps souhaitée, contre la violence de l’un du Parti-État, cette pluralité rend disponibles Marx et les marxismes. Si les lectures et les essais théoriques peuvent se développer, se contester sur des points jadis aussi essentiels que ceux de la valeur-travail et du marché, de l’importance relative des forces de production et des rapports de production, sur la configuration des classes et l’effectivité de la lutte de classes, si la cris excède la seule question de la chute tendancielle du taux de profit, si la critique de la politique ne peut se conclure par la seule prévision de l’extinction de l’État mais repose la question de la démocratie, de ses formes et procédures et s’il en est de même pour le droit, si le communisme est inassignable comme utopie de la fin de toute forme sociale connue, ou s’il doit se redéfinir comme forme constructible prise par le « mouvement qui abolit l’état de choses réel, » que signifie alors se dire « marxiste » ? Où passe pour chaque marxisme la différence entre marxisme et non marxisme ? La période des mille marxismes qu’ouvre la fin de tout un cycle de luttes menées par le mouvement ouvrier comme mouvement antisystème et relayées un temps par le mouvement national-populaire anti-impérialiste, représente la plus grande fracture de l’histoire du marxisme, et impose à la fois le travail du deuil d’une certaine continuité et la tâche de penser une unité.
La pluralité actuelle et irréversible des mille marxismes présents et futurs pose la question de l’accord théorique minimal sur le champ des désaccords légitimes. Sans anticiper, disons que ce consensus autorisant la position de dissensus repose sur deux éléments :
a) accord sur la possibilité théorique (rendue urgente sur le plan pratique par la persistance d’une inhumanité inutile et injustifiable) d’une analyse du capitalisme mondialisé, et de ses formes, inscrites dans, mais non dérivables directement de la soumission réelle du travail sous le capital ;
b) accord sur l’espérance historique en une possibilité réelle d’éliminer cet inhumain (qu’il se nomme aliénation, exploitation, domination, assujetissement, manipulation des puissance de la multitude) et de construire des formes sociales déterminées expressives de cette puissance ou liberté de la multitude.
Si l’élément n°2 est déterminant, au sens d’impulsion motrice, l’élément n° 1 a une fonction dominante en ce qu’il leste l’utopie de sa dimension de « savoir » et lui donne la condition de sa faisabilité. Ces mille marxismes sont et seront dotées d’une prise épocale sur le temps de la mondialisation capitaliste dans la seule mesure où ils évitent et éviteront le piège du fondamentalisme marxiste (la répétition de la seule dénonciation de l’inhumain capitaliste et l’appel générique à la lutte des classes) et conduisent ou conduiront simultanément le travail de mémoire critique sur ce qu’il est advenu à Marx et aux marxismes en ce siècle et celui de connaissance du terrain de la mondialisation capitaliste. Ces mille marxismes ne sont et ne seront dotés d’une capacité de compréhension et de modification sur ce temps que s’ils parviennent à unir un travail rigoureux de redécouverte critique de l’œuvre de Marx et des marxismes et une confrontation avec les points hauts de la pensée philosophique et théorique. Enfin, il ont de l’avenir pour autant que la crise qui sévit dans le marxisme se révèle toujours davantage être simultanément être la crise de l’ordre néo-libéral confronté à la réalité des immenses processus de désassimilation sociale que son apparente victoire engendre, et tenté toujours davantage de recourir à des formes de gestion réactionnaire de la désémancipation programmée par sa mondialisation
Ce travail est déjà engagé, par exemple, là même où la désagrégation du marxisme a été la plus spectaculaire, en Italie. La marginalité du marxisme ne peut cacher l’importance de l’entreprise de D. Losurdo qui désormais enrichit sa contre-histoire du libéralisme dans la pensée occidentale avec une analyse des formes politiques libérales actuelles (Democrazia o Bonapartismo. Trionfo e decadenza del suffragio universale, 1993), et donne une analyse de la conjoncture politique de l’Italie faisant apparaître le lien entre libérisme, fédéralisme et postfascisme (La Seconda Repubblica. Liberismo, federalismo, postfascismo, 1994), tout en présentant un bilan historico-théorique du communisme et du marxisme en notre siècle, revendiquant la charge de libération initialement contenue dans la révolution d’octobre et procédant en même temps à la critique des éléments d’utopie abstraite chez Marx en ce qui concerne l’État (Marx e il bilancio storico del Novecento, 1993).
Ce travail d’historiographie théorico-politique s’oriente sur deux pôles entre lesquels les mille marxisme étendent leur spectre, le pôle de la bonne utopie et le pôle de l’analyse fondée sur la relecture des concepts essentiels de Marx. On peut illustrer ces deux pôles en recourant à des exemples qui semblent appartenir à la période précédente mais qui en réalité reçoivent leur actualité dans la nouvelle période historique, celui représenté par les dernières thèses de W. Benjamin et celui constitué par le marxisme analytique anglo-saxon.
Le pôle du marxisme de l’utopie messianique : Walter Benjamin et la théorie de l’histoire
Apparemment, l’œuvre de Walter Benjamin (1897-1940) qui ne semble concerner surtout que l’esthétique de la modernité relève d’une époque révolue marquée par les catastrophes de l’entre-deux-guerres. Mais en fait son œuvre a des chances d’être une référence durable. Le destin de l’art dans la modernité est exemplaire d’une aporie essentielle. qui s’enracine dans la fétichisation marchande. Devenu marchandise incorporant en ses formes avancées toujours plus de technique, l’art moderne quand il n’est pas détourné dans une entreprise d’esthétisation de la politique (avec le nazisme) s’enferme dans une ambiguïté pathétique : il se charge des rêves du passé où s’annonce l’utopie du futur. Mais il ne peut anticiper une société émancipée qu’en transfigurant les défauts du présent et il fige en sa réalité marchande son rêve d’émancipation. Cette inquiétude sur l’expression la plus élevée de la poéiticité humaine se radicalise dans la catastrophe fasciste sans que le marxisme des deux Internationales, platement progressiste et économiste, ne puisse constituer un recours. Le destin de l’art pose la question du temps de l’histoire.
Les thèses sur l’histoire, Über der Begriff des Geschichte (rédigées en 1940, publiées en 1942 et 1950), dans leur concision contiennent une théorie de la connaissance, une philosophie messianique de l’histoire et l’embryon d’une théorie politique. Elles se fondent sur le refus de la conception du temps vide et linéaire, homogène, du progrès, que partagent la philosophie des Lumières et les marxismes de la IIe et de la IIIe Internationales, de même qu’elles récusent le primat des forces productives. Elles posent le temps comme temps plein du présent, marqué par la discontinuité, le surgissement des images fulgurantes, lisibles en des instants privilégiés. Menacés par la pensé nivelante de la continuité ces instants sont des monades autour desquelles se cristallise la véritable histoire, celle de la mémoire qui opère le sauvetage d’un passé vital pour le présent et le futur, et qui prend parti pour les vaincus de l’histoire dont le sacrifice inexpiable risque de se perdre dans l’histoire des vainqueurs. Loin d’être fantasme imaginaire de maîtrise ou fuite devant la compréhension et la responsabilité, l’élément de l’utopie messianique (jusqu’ici porté par la théologie juive) assume les possibilités non réalisées, qu’il faut recueillir pour saisir lorsqu’elle se présente la chance d’une brèche historique. L’histoire véritable n’est pas celle d’une culture pure, elle est celle du mélange impur de la civilisation et de la barbarie qui est elle toujours fondée sur l’oubli du sacrifice des vaincus. La politique révolutionnaire est une construction qui fait éclater dans le soulèvement des vaincus la continuité historique et crée une correspondance explosive entre passé et présent, un arrêt singulier du temps vide de l’histoire universelle propre à la marchandisation capitaliste, une rupture du cortège des vainqueurs de la domination.
Si ce pôle est séparé des analyses déterminées nécessaires pour donner substance aux contenus historiques il maintient ouverte la question de la possibilité réelle. Il n’est pas étonnant qu’en France par exemple se manifeste un renouveau dans l’étude de Marx centrée sur cettte problématique avec des travaux significatifs comme ceux de Michel Vadée (Marx penseur du possible, 1992), Daniel Bensaïd (Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (xix°-xxe siècle), 1995), de Henri Maler (Convoiter l’impossible. L’utopie avec Marx. Malgré Marx, 1995). Va dans le même sens la défense de Marx par Jacques Derrida (Spectres de Marx, 1993) qui envisage l’avenir d’un « esprit » du marxisme, irréductible à la nécessaire déconstruction de la métaphysique occidentale et gage d’une nouvelle internationale.
Le pôle de la connaissance : les concepts de Marx face à la modernité selon le marxisme analytique
Bien que son histoire commence en 1978 avec Karl Marx’s Theory of History. A Defence de Gerry A. Cohen, le marxisme analytique anglo-saxon représente la forme typique d’une approche croisée de Marx et des phénomènes que celui-ci prend pour objet qui développée dans le monde académique anglo-saxon sans référence à une pratique politique directe a connu une grande extension au moment même où sur le continent la crise du marxisme semblait avoir totalement criminalisé ce genre de recherche. Divers en ses résultats ce courant a su se maintenir et prospérer, et il s’impose par ses provocations comme une référence de l’avenir. Son unité repose sur le refus de la dialectique et sur le choix de l’individualisme méthodologique contre le holisme : l’action humaine, les phénomènes sociaux dans leur évolution et leurs structures s’expliquent et se comprennent par rapport à l’agir de sujets individuels capables de rationalité. Si certains comme Gerry A. Cohen lui-même maintiennent la thèse que Marx est fonctionnaliste, ce fonctionnalisme est critiqué par la tendance majoritaire. L’emporte, en particulier avec les recherches de John E. Roemer (A General Theory of Exploitation and Class, 1982 ; Analytical Marxism, 1986, Free to Lose : an Introduction to marxist economic Philosophy, 1988), de Jon Elster (Making Sense of Marx. Studies in Marxism and social Philosophy, 1985), d’Eric O. Wright (Classes, 1985), de Philippe Van Parijs (Marxism recycled, 1993) la méthode « micro-fondatrice » qui crédite Marx d’un anti-collectivisme méthodologique et use de la théorie des choix rationnels et de la théorie des jeux pour reconstruire les phénomènes sociaux et économiques en se plaçant du point de vue de l’agent individuel. Il ne s’agit plus de constituer un système marxiste en prenant en compte les espérances de l’intellectuel organique de parti ou celles de l’intellectuel conscience critique, mais de soumettre l’œuvre de Marx à une reconstruction critique qui doit pouvoir être soumise à la discussion argumentée d’une communauté scientifique dont le premier souci est celui de la rigueur et de la vérité, non celui du citoyen-philosophe ; et cela d’autant plus que la plupart des marxistes analytiques militent en faveur d’un néo-socialisme qu’ils veulent asseoir sur une reformulation de la théorie de l’exploitation et redéfinir en termes de morale normative et de théorie de la justice.
La pratique philosophique doit viser à récuser tout choix idéologique a priori s’affirmant fondé sur une position de classe au profit d’une attitude scientifique qui retraduit en langage ordinaire mais épistémologiquement contrôlé ce qui chez Marx se dit dans un langage dialectique. Le problème est de clarifier les thèses et concepts de base pour aboutir à des définitions claires permettant une confrontation avec les sciences sociales ; il est de corriger, rectifier Marx quand l’analyse l’exige, de faire apparaître ses limites. La première de celles-ci est d’ailleurs la confusion de Marx sur son propre individualisme et sa tendance à exprimer en termes de holisme dialectique ses propres découvertes et à ainsi manquer la question de l’individu, de son identité, des normes de son agir. La première tâche est celle de la reconstruction du matérialisme historique à partir de la topique infrastructure/superstructure. G. A. Cohen a ainsi commencé par défendre celle-ci en acceptant le primat des forces productives assurant leur développement continu à travers l’histoire et en faisant de manière traditionnelle (à la Kautsky ou à la Plekhanov) de la base économique le principe d’une explication fonctionnelle des rapports de production. C’est sur ce point que le marxisme analytique a concentré sa critique : l’explication fonctionnelle est grossière, passe-partout, et elle impose une conception téléologique générale. Abandonnant l’hégélianisme de Marx il faut suivre sur ce point la leçon d’Althusser et sans aucune philosophie de l’histoire garantie rapporter les phénomènes sociaux économiques et sociaux à l’action d’agents définis par leurs diverses croyances, mais tous capables de choix rationnels. De ce point de vue le recours au marché et à la modélisation des choix s’impose comme s’impose l’épistémologie falsificationniste de Popper et Lakatos. On se demande alors quel est le noyau dur infalsifiable de la critique de l’économie politique marxienne, quels éléments doivent disparaître dans la ceinture de la théorie, quels éléments résistent à la vérification empirique et à la mise en cohérence logique dans le cœur de ladite théorie.
On doit ainsi récuser la théorie de la valeur travail avec son substantialisme métaphysique, son quantitativisme aporétique et accepter la critique néo-libérale. Mais ceci n’implique pas l’impossibilité d’une théorie de l’exploitation. Roemer la reformule en termes d’échange et de distribution : l’exploitation est une dotation inégale en capital, qu’il y ait ou non marché du travail, et les classes sont pensées comme constituées à partir des choix des individus. Sont dits exploités les individus qui seraient en meilleure position s’ils se retiraient de leur place dans les rapports sociaux. La question de la justice devient alors décisive d’autant que l’hégémonie de la théorie social-libérale de J. Rawls est considérée comme la référence. Le marxisme analytique reprend cette question à propos du moralisme secret ou l’amoralisme de Marx : y a-t-il place dans la théorie de la fonctionnalité historique des rapports de production pour une théorie de la justice faisant apparaître l’injustice de l’exploitation capitaliste ? Ou y a-t-il lieu de s’en tenir à la non séparabilité de l’être et du devoir-être et de voir dans le concept de justice une formulation idéologique par laquelle chaque classe donne son droit à sa liberté entendue comme puissance effective d’agir ? Ce débat qui oppose encore les divers tenants du marxisme analytique engage la question du type de normativité qu’implique la théorie marxienne et celle du socialisme faisable, celle de la rectification ou non de Marx dans le sens d’une fondation normative.
De nombreux marxistes sans partager les présupposés de cette mise à plat analytique reconnaissent la force de provocation de ce mouvement qui permet une distanciation féconde par rapport aux marxismes précédents et à leur timidité en la matière et qui pose des questions auxquelles il faut répondre. On peut certes voir en cette reconstruction (dans ses extrêmes chez J. Elster par exemple, car une discussion différenciée serait nécessaire sur les désaccords entre analytiques) une liquidation de la théorie marxienne en ses centres vifs :peut-on renoncer à la théorie de la valeur et reformuler l’exploitation en termes d’inégale répartition ? Peut-on faire tant confiance à la théorie du choix rationnel qui ne permet pas de comprendre le fait essentiel que la multitude non capitaliste n’a pas simplement une faible dotation en capital mais une dotation nulle qui se renverse du côté du capital en un pouvoir de contrôle sur le procès de production et sur les produits ? Sous couleur de combler le manque d’une théorie normative de l’éthique chez Marx suffit-il de tout donner à une normativité autoréférentielle qui sous-estime la réalité des contraintes de la soumission réelle du travail et qui inclut la théorie marxienne du travail exploité comme une variété des relations de propriété. ? Les polémiques de l’avenir feront rebondir ces questions, mais il est déjà en soi significatif que pour la première fois de son histoire la théorie marxiste fasse l’objet d’un débat de fond dans les pays anglo-saxons où elle n’avait jamais pénétré en profondeur (si l’on excepte les grandes contributions des historiens tels E. P. Thompson, P. Anderson, E. Hobsbawn, C. Hill).
C’est dans un même esprit de que Jacques Bidet tente en France une ambitieuse tentative métastructurelle dans Théorie de la modernité suivi de Marx et le marché (1990) qui intègre l’analyse marxienne du capitalisme et les élaborations social-libérales dans une interprétation fondée sur les catégories de contractualité (individuelle et centrale) d’associativité, d’interindividualité en partageant avec l’école analytique, Habermas et Rawls, la thèse de l’inéliminabilté d’un marché qui par ailleurs ne peut jamais être séparé du plan, d’un certain plan. L’urgence théorique serait celle d’une réappropriation de la thématique libérale du droit naturel révolutionnaire débouchant sur un contractualisme socialiste généralisé C’est cette problématique que conteste radicalement Jean Robelin dans La petite fabrique du droit (1995) qui en suivant le fil de la théorie marxienne de la soumission réelle montre que le droit et le contrat fonctionnent à la politique et que celle-ci demeure malgré les résistances des exploités commandée par la soumission réelle, et donc par le procès de valorisation. L’urgence théorique serait alors d’articuler l’analyse de la pluralité des pratiques en tenant le plus grand compte de l’efficace du symbolique et d’ouvrir la perspective d’une démocratie réellement sociale opérant par ses instances d’intervention directe la critique d’une démocratie représentative de plus en plus réduite à fonctionner comme pièce d’une technologie sociale centrée sur la gestion de la force de travail. Ces oppositions sont d’autant plus significatives qu’elles émanent de deux chercheurs issus de l’althussérisme, l’un actualisant la critique de la dialectique hégélo-marxienne dans le sens d’une reprise de la tradition libérale, l’autre l’actualisant dans le sens d’une théorie-pratique « négative » à l’égard de cette tradition.
Les mille marxismes en mouvement entre déconstruction-reconstruction conceptuelle et utopie
Il est impossible de rendre compte des mille marxismes qui se développent entre ces deux pôles. On se bornera à donner un échantillonnage topique suivant le cadre culturel-national.
Italie
En Italie, où l’effondrement du marxisme a été si profond, un renouvellement semble se profiler. Soutenu par l’œuvre d’historiographie critique de D. Losurdo et d’une école marxiste d’histoire de la pensée (Guido Oldrini, Alberto Burgio) se développent des tentatives de reconstruction systématique. Deux en particulier importent. – La première est celle de Giuseppe Prestipino (1928) qui parti d’un historicisme mélé de dellavolpisme reformule depuis de longues années une reconstruction de la théorie des modes de productions pensée en termes de bloc logico-historique : en toute société humaine est présupposée l’existence d’un patrimoine anthropologico-historique constitué par des systèmes distincts, productif, social, culturel, institutionnel. Ces systèmes peuvent se combiner dans le cours de l’histoire en des structures différentes, ou en fonction du système dominant dans le modèle théorique d’une formation donnée. La thèse d’une dominance invariante de la base productive et/ou sociale sur la superstructure culturelle et institutionnelle est propre au bloc de la première modernité. Aujourd’hui sont en concurrence le bloc moderne développé et un bloc post-moderne inchoatif : le premier est dominé par l’élément culturel sous le forme d’une rationalisation omni-compréhensive, pénétrant tous les autres domaines, par la discipline productiviste du travail, en suivant les règles (sociales) du marché et en s’organisant selon l’ordre (politique) de la démocratie bureaucratique. Le second, encore hypothétique, serait dominé par l’institution publique, à son stade le plus élevé de système éthico-juridique supra-étatique et supra-national. Il aurait pour tâche de guider de manière hégémonique (au sens gramscien) les autres éléments, c’est-à-dire une libre recherche culturelle et scientifique, une mobilité sociale planétaire instituée en un régime d’égalité effective des chances et des fortunes, et une production technologique traitée enfin comme une propriété commune de l’intelligence et de la « descendance » humaine (Da Gramsci a Marx. Il Blocco logico-storico, 1979 ; Per una antropologia filosofica, 1983 ; Modelli di strutture storiche. Il primato etico nel postmoderno 1993). Prestipino a donné une sorte de conclusion à sa recherche dans une étude qui traite à la fois de Lukács, celui de l’Ontologie de l’être social, et de Bloch pour revenir sur les catégories de la dialectique comme dialectique des blocs logico-historiques, Realismo e utopia (2002). La perspective désanthropomorphisante du savoir enracine l’activité humaine dans la nature et la vie pour mieux saisir l’anthropogenèse et ses catégories propres, avec les relations de conditionnement, détermination, succession. Cette thématique mérite une attention qui lui a été trop longtemps refusée.
La seconde est celle de Costanzo Preve (1943) : parti d’un programme d’une reformulation systématique de la philosophie marxiste, sur la base lukácsienne de l’ontologie de l’être social, intégrant la thématique blochienne de l’utopie éthique, et centrée sur la thématique d’une science althussérienne du mode de production (Il filo di Arianna,1990), il se confronte aux difficultés d’un certain éclectisme. Tenant compte de la dominance effective du nihilisme inscrit dans le néo-capitalisme et réfléchi par les penseurs organiques du siècle que sont M. Heidegger et M. Weber, il examine les grands problèmes de l’universalisme et de l’individualisme en tentant d’éliminer de Marx certains aspects de la pensée des Lumières compromis par le nihilisme (Il convitato di pietra. Saggio su marxismo e nihilismo, 1991 ; Il planeta rosso. Saggio su marxismo e universalismo, 1992., L’assalto al cielo. Saggio su marxismo e individualismo, 1992). Ses ultimes recherches le voient renoncer au programme d’ontologie de l’être social et redéfinir unne philosophie communiste critiquant les notions de classe-sujet, de paradigme du travail et de besoins dans une confrontation avec les théoriciens de la post-modernité (Il tempo della ricerca. Saggio sul moderno, il post-moderno e la fine della storia, 1993). Resserrant enfin l’héritage de Marx sur la critique du capitalisme comme destructeur des potentialités d’individuation humaine d’abord libérées par lui, il tente une réflexion anthropologique pour identifier la conception de la nature humaine bourgeoise-capitaliste, celle vététo-communiste (le camarade) pour esquisser un néo-communisme comme communauté d’individualités dotées d’égale-liberté (L’eguale libertà. Saggio sulla natura umana, 1994).
Preve tente enfin de reconstruire la pensée de Marx en la séparant radicalement des marxismes historiques. A quelques exceptions près (Korsch, Althusser, le dernier Lukács), ces derniers ont voulu systématiser la pensée nécessairement inachevée de Marx de manière inféconde. Le marxisme se veut une triple synthèse d’historicisme, d’économisme et d’utopisme. Il s’agit en fait d’une triple dénaturation dont il faut se débarrasser. L’historicisme enveloppe la théorie dans un grand récit téléologique illusoire. l’économisme est une forme de réductionnisme qui prend pour seul critère de jugement le développement des forces productives et ignore la complexité articulée des totalités sociales. L ‘utopisme est le rêve d’une communauté normative où la pluralité des individualités humaines doit être soumise obligatoirement à un modèle a priorique de socialisation. Telle est la thèse de Marx inattuale. Eredità e prospettiva (2004). Cette critique implique la nécessité de réhabiliter la pensée philosophique comme telle en posant la question du communisme possible en regard d’une compréhension du nihilisme qui traverse la pensée occidentale depuis Nietzsche, Weber, Schmitt et Heidegger. Preve présente ainsi une reconstruction philosophique d’ensemble de la pensée du xxe siècle comme condition transcendantale en un ouvrage lui aussi passé inaperçu, I tempi difficili (1999). Preve ouvre à nouveau la pespective de la vérité et traite la question clé du communisme marxien, celle des rapports entre individualisme et universalisme, au sein d’une vision multilnéaire de l’histoire. Une obsscurité demeure toutefois ou plutôt une équivoque : en ces derniers textes Preve cherche la médiation dans la proposition politique d’un recours national ou nationalitaire très discutable dans la mesure où le nationalitaire se résout en l’apologie d’une multiplicité de régionalismes peu universels.
L’Italie, où est actif le Parti de la Rifondazione comunista, lequel regroupe beaucoup de militants qui n’ont pas accepté l’autoliquidation sociale-libérale du PCI en Parti démocratique de gauche (PDS), abrite encore des chercheurs qui entendent s’expliquer avec Marx. Ainsi Alberto Burgio, tout en intervenant dans la théorie politique (Modernità del conflitto, 1999) maintient une lignée dialectique classique de lecture, assez proche de celle de Lucien Sève avec Strutture e catastrofi. Kant, Hegel, Marx (2002). Ainsi Roberto Finelli identifie l’apport marxien dans une théorie des abstractions réelles (Astrazione e dialettica dal romanticismo al capitalismo, 1987) et montre que le matérialisme revendiqué par Marx repose sur une mauvaise compréhension de la théorie hégélienne du sujet qui ne devient soi-même seulement qu’en rapport à l’altérité (Un parricidio mancato. Hegel e il giovane Marx, 2004). Ainsi Roberto Fineschi entreprend une étude systématique du Capital avec Ripartire da Marx. Processo storico ed economia politica nella teoria del « Capitale » ( 2001). De même, la recherche gramscienne, arrêtée lors de la mutation « libérale » du pci, a repris par le moyen de l’international Gramsci Society qui a pris la suite de fait de la Fondazione Istituto Gramsci avec des contributions notables (comme celles de Fabio Frosini et de Franco Consiglio (A. Gramsci. Filosofia e politica, 1997), de Fabio Frosini (Gramsci e la filosofia. Saggio sui Quaderni del carcere. 2003) ou de Giorgio Baratta (Le rose e i quaderni. Saggio sul pensiero di Antonio Gramsci. 2000) et de Domenico Losurdo.
L’operaismo a fait un retour fracassant en identifiant dans la mondialisation le niveau pertinent de nouvelles analyses. Ainsi Antonio Negri avec Empire (2000) et Multitudes (2004), tous deux écrits avec Michael Hardt, se présente comme le Marx redivivus qui se donne pour objet la transformation révolutionnaire de la mondialisation capitaliste. Si ces ouvrages se sont vus consacrés par la grande presse internationale comme la Bible de l’altermondialisme, s’ils ont le grand mérite d’intégrer de nombreuses recherches anglo-saxonnes en une sorte d’encyclopédie portative, s’ils sont capables de mobiliser les esprits enthousiastes, ils demeurent toutefois affectés par les présupposés de la pensée négrienne. Éloge de la technologie communicationnelle et de son déterminisme, métaphysique intégralement positive de la puissance déléguée à la multitude, dilution de la notion d’impérialisme dans un Empire omni-englobant et indéterminable, ces traits sont indicatifs d’une force de suggestion, plus que porteurs de connaissances opératoires.
C’est dans un sens opposé que va la recherche trop peu connue de l’économiste et théoricien Gianfranco La Grassa, proche de Costanzo Preve, avec qui il donne en 1996 La fine di una teoria. Parti d’une problématique inspirée d’Althusser et de Bettelheim, auteur d’une trentaine d’ouvrages sur la critique marxienne de l’économie politique et la théorie économique, il acquiert la conviction de l’insuffisance analytique du Capital (notamment en ce qui concerne la théorie de la valeur). Il entend développer la théorie du mode de production dans le sens althussérien d’une science de la société. La question de la propriété privée des moyens de production n’est plus centrale, elle est déplacée par le capitalisme actuel qui se définit par un conflit de stratégies entre agents sociaux dominants. Ces luttes internes sont à la fois économiques, politiques, idéologiques et culturelles et elles conduisent à des transformations bien davantage que ne le font les luttes entre dominants et dominés. Comme le dit Althusser, en bon matérialiste Il ne faut pas se raconter d’histoire, y compris sur l’existence et la puissance actuelle d’une classe transmodale supposée capable de faire passer du mode de production capitaliste à un mode supérieur. Ces analyses font la teneur notamment des Lezioni sul capitalismo (1996), d’Il capitalismo oggi. Dalla proprietà al conflitto stratégico (2004), Gli strateghi del capitale. una teoria del conflitto oltre Marx e Lenin (2005) Les luttes des dominés persistent et avec elle les ouvertures imprévisibles de possibilités. Elles fondent un autre anticapitalisme qui ne peut se réduire à une exigence éthique, mais qui a pour condition une vigilance politique armée de la connaissance objective des transformations en cours.
Enfin, Domenico Losurdo a donné à sa recherche une dimension plus systématique en prenant de front le révisionnisme qui a obscurci et dénaturé la compréhension des révolutions modernes, notamment de la révolution russe, interdisant une analyse comparative équitable des procès historiques. Ce révisionnisme unit les courants libéraux – de Burke, Constant, à Tocqueville, Stuart Mill, Croce, Hayek et Popper – et antilibéraux – de J. de Maistre à Chamberlain, Calhoun, et aux théoriciens nazi-fascistes. Cette enquête consignée dans Il revisionismo storico. Problemi e miti (2002) s’est complétée d’un ouvrage de synthèse Contrastoria del liberalismo (2005) qui définit le libéralisme comme la philosophie des peuples élus, maîtres du monde moderne. Il prend de front le paradoxe d’une doctrine qui célèbre les libertés individuelles mais qui toujours contredit cette affirmation d’universalité par des clauses d’exception. Ont été ainsi exclus initialement les travailleurs salariés assimilés à des instruments de travail, les peuples coloniaux identifiés à des esclaves modernes, les nations ennemies dé-spécifiées comme inhumaines. Les libéralismes ont toujours justifié de manière directe ou indirecte les rapports sociaux de domination qui réalisaient la liberté. Losurdo ne se borne pas à déconstruire l’hagiographie libérale qui a criminalisé les tentatives d’émancipation révolutionnaires. Ce livre noir du libéralisme distingue, en effet, un libéralisme radical dont il faut hériter (Diderot, Condorcet, Marx et Engels) qui demeure toutefois indéfini. La leçon de cette histoire que doivent tirer les communistes est de ne pas fuir hors de l’histoire et de tenir bon sur l’analyse des rapports sociaux et de leurs contradictions ouvertes. Il serait injuste de ne pas signaler le travail d’historien philosophe de la philosophie que poursuit Losurdo avec son étude sur Antonio Gramsci dal liberalismo al « comunismo critico (1997) et avec son monumental Nietzsche,il ribelle aristocratico. Biografia intelletuale e bilancio critico (2002) qui réussit là où le Lukács de La destruction de la raison avait échoué, rendre compte de la force bouleversante et des ambiguïtés du plus grand des généalogistes.
France
En France, un changement de conjoncture s’esquisse. La perspective du communisme semblant avoir disparu avec la fin ce l’URSS et de son bloc, la référence à Marx cesse d’être criminalisée. Marx et les marxismes demeurent marginaux, sans reconnaissance académique, mais il est possible de les étudier comme des classiques de la pensée. Des revues, déjà anciennes comme Actuel Marx fondée par Jacques Bidet et Jacques Texier, et dirigée actuellement par Emmanuel Renault, ou plus récentes comme Contretemps dirigée par Daniel Bensaïd, ou Multitudes, proche de Negri, et héritière de Futur Antérieur (dirigée longtemps par Jean-Marie Vincent et aujourd’hui par Yann Moulier-Boutang), continuent une activité critique, se confrontent aux thématiques significatives, et organisent même comme Actuel Marx d’importants colloques. D’autres plus anciennes, comme La Pensée (direction : Antoine Casanova) ou L’homme et la Société (direction : Pierre Lantz) occupent leur place. On en trouvera la présentation dans le Dictionnaire Marx contemporain de J. Bidet et d’E. Kouvélakis.
Cette activité ne s’appuie pas sur une recherche d’histoire critique de la pensée, libérale, notamment comme celle de Losurdo en Italie. Par contre elle a pour soutien un renouveau de l’analyse du capitalisme mondialisé, d’orientation marxienne qui n’a pas d’équivalent italien (si l’on excepte La Grassa ou Riccardo Bellofiore). En particulier Gérard Duménil et Dominique Levy développent depuis les années soixante dix une école originale qui étudie le nouveau capitalisme (La dynamique du capital. Un siècle d’économie américaine. 1996., Crise et sortie de crise. Ordre et désordre néo-libéraux. 2000). Comme en Italie cependant cette activité ne donne pas lieu à des débats comparables à ceux qui avaient accompagné la parution des écrits d’Althusser ou de Gramsci. Le seul débat notable concerne les thèses de Negri présentées dsans Empire, mais elles doivent autant à un effet de mode ou à une efficace rhétorique qu’à leur nouveauté réelle Il n’existe pas de communauté scientifique en mesure de discuter les œuvres et de confronter les analyses. Chaque chercheur reste solitaire, juxtapose son travail à celui des autres. Les revues citées ne sont pas des lieux de confrontation et leurs choix de comptes-rendus sont maigres. Ni orthodoxies, ni hérésies, mais une mise en parallèle de doxai séparées et ininterrogées. Certes, il vaut mieux avoir mille marxismes que rien du tout, mais ce pluralisme est inerte et ne débouche pas (encore ?) sur des proposition,s faisant un sens commun politiquement opératoire.
Il s’agit donc d’un regain centrifuge qui n’a pas fait école ni souche, souvent marqué par la nostalgie et l’impossibilité du travail du deuil. On peut exposer la situation en situant les recherches du degré de proximité et/ou d’éloignement effectif de l’opus marxien saisi en sa complexité et des marxismes hérétiques du mouvement communiste (Lukács, Bloch, Gramsci, Althusser, ou encore Adorno, Della Volpe, Lefebvre, etc.).
Il faut d’abord noter une certaine reprise d’historiographie philosophique concernant Marx (et Engels à un moindre degré). Ces études concernent d’abord la politique. Citons : Miguel Abensour, La démocratie contre l’État (1997), Antoine Artous, Marx, l’État et la politique (1999), Eustache Kouvélakis, Philosophie et révolution de Kant à Marx (2001) qui renouvelle avec bonheur la lignée d’Auguste Cornu, Solange Mercier-Josa, Entre Hegel et Marx (1999) et enfin Jacques Texier, Révolution et démocratie chez Marx et Engels (1998) qui renouvelle la question. Engels a fait l’objet d’un très utile ouvrage collectif dirigé par Georges Labica et Mireille Delbraccio, Friedrich Engels, savant et révolutionnaire (1997). Il faut remarquer que la question classique démocratie et/ou révolution qui avait opposé communistes et sociaux-démocrates s’est déplacée dans le sens de la question quelle démocratie après l’autodissolution de la démocratie représentative capitaliste ? Quelle révolution après l’échec du communisme soviétique et les impasses d’une certaine violence ? Qu’hériter du grand libéralisme éthico-politique (cf. André Tosel. Démocratie et libéralismes, 1995) ? Toutes ces études sont hantées par le renouveau possible d’une démocratie directe capable de prendre en charge le conflit structural de la politique tel que le thématise Jacques Rancière dans un ouvrage devenu référence La mésentente. Politique et philosophie (1995), en discussion avec le radicalisme directif d’Alain Badiou qui lui répond de fait dans son Abrégé de métapolitique (1998), réaffirmant l’inévitabilité de la rupture violente dans Le siècle (2005), méditation sur le xxe siècle. Rares sont ceux qui soutiennent la nécessité de ne pas renoncer, dans la lutte des classes à la perspective de la révolution et qui rappellent que la voie démocratique lorsque la violence dominante parvient à des formes extrêmes appelle la violence révolutionnaire des dominés comme sa seule réplique adéquate, ainsi que l’affirme Georges Labica dans Démocratie et révolution (2002).
La critique marxienne de l’économie politique est moins examinée. Aux thèses soulignant l’importance chez Marx de la critique des abstractions réelles (Jean-Marie Vincent, Un autre Marx, 2001) s’oppose la recherche analytique de Jacques Bidet qui élimine tout résidu dialectique pour souligner la coprésence dans le capital d’une logique de la contractualité interindividuelle (le marché) inéliminable et la contractualité centrale (le plan) dans ses ouvrages Que faire du Capital ? Philosophie, économie et politique dans le Capital de Marx (réédition 2000).
L’approche philosophique a été soutenue par des études spécifiques portant sur tel ou tel point de la pratique philosophique marxienne : Michel Vadée a reconstruit de manière systématique la problématique de la possibilité avec Marx, penseur du possible (1992), Isabelle Garo celle de la représentation avec Marx, critique de la philosophie (2000), Henri Maler questionne la dimension utopique dans deux ouvrages qui n’en font qu’un, Congédier l’utopie ? L’utopie selon Karl Marx (1994) et Convoiter l’impossible. L’utopie selon Marx malgré Marx (1995). Emmanuel Renault a envisagé Marx et l’idée de critique (1995). Hervé Touboul dans une étude fouillée sur l’Idéologie allemande traite de Marx et Engels et la question de l’individu (2004). André Tosel dans ses Études sur Marx (et Engels). Vers un communisme de la finitude (1996) s’interroge sur les rapports entre action, production chez Marx et sur l’intégration dialectique des sciences. Franck Fischbach réexamine, dans une perspective philosophique élargie l’idéalisme allemand comme ontologie du produire et interprète Marx comme critique de l’apologie productiviste de la production, et comme penseur de la production de soi et par soi des hommes. Marx réinsère la productivité humaine et sociale qui est productivité d’un monde au sein de la productivité naturelle et vitale, poursuivant l’entreprise de Spinoza (ces thèses font l’objet de L’être et l’acte. Enquête sur les fondements de l’ontologie moderne de la relation (2002) et de La production des hommes. Marx avec Spinoza (2005)
Cet intérêt pour Marx, par delà les marxismes, n’a pas abouti à des résultats à même de faire de Marx un interlocuteur de la pensée du xxe siècle, en mesure d’être affronté à Heidegger ou à Wittgenstein comme le suggérait le dernier Althusser ou Gérard Granel en quelques textes suggestifs. La confrontation classique avec Hegel n’a pas été renouvelée, si l’on excepte la recherche de Fischbach, et le rapprochement avec Spinoza s’est compliqué, voire brouillé. Bidet, Balibar, Negri et d’autres l’invoquent, mais s’agit-il du même Spinoza ? Il demeure un programme et un signe de reconnaissance ambigu.
Les grandes figures du marxisme du xxe siècle n’ont pas fait l’objet d’une attention soutenue, si l’on excepte les références énigmatiques au tout aussi énigmatique matérialisme aléatoire du dernier Althusser. Gramsci n’est plus lu sinon par quelques attardés. Lefebvre est toujours au purgatoire avec Sartre. Lukács est devenu un célèbre inconnu malgré les efforts de Nicolas Tertulian. Bloch a fait l’objet de quelques études (notamment d’Arno Munster, comme L’utopie concrète d’Ernst Bloch. Une biographie, 2001). Benjamin est davantage étudié par le même Munster (Progrès et catastrophe. Walter Benjamin et l’histoire, 1996), mais aussi par Michael Löwy (Walter Benjamin : avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », 2001, et Daniel Bensaïd (Walter Benjamin, sentinelle messianique, 1990) L’École de Francfort bénéficie de l’intérêt de germanistes philosophes comme Gérard Raulet. Le mot d’ordre de retour à Marx par-delà les marxismes a été contemporain de l’ignorance de l’histoire théorique des marxismes. Il est ainsi symptomatique que Lénine qui a tant pesé ne fasse l’objet d’aucune étude sérieuse si l’on excepte le Marxisme et socialisation de Jean Robelin, passé à la trappe lui aussi ? Il ne faut donc pas se raconter des histoires sur l’avenir radieux des mille marxismes. Aucun n’est en situation de reforger le glaive de Siegfried comme le dit sarcastiquement le même Jean Robelin.
Si le souci d’exactitude philologique et historique caractérise ces recherches que devrait stimuler la traduction française de textes de Marx en syntonie avec les publications de la nouvelle édition des œuvres complètes de Marx et d’Engels (mega 2), le risque du commentarisme menace. Lucien Sève a raison de poser la question « avons-nous encore besoin de Marx ? » Voilà pourquoi il importe de considérer les recherches qui ont tenté de répondre à la question en tentant des voies dépassant l’historiographie ou la suggestion. On peut ici faire état de la recherche de quelques auteurs emblématiques de la division interne qui sépare les mille marxismes, à savoir Lucien Sève, Daniel Bensaïd, Jean Robelin, Jacques Bidet et Etienne Balibar. On à là un spectre de positions théoriques qui va de l’assomption de l’utilité de tout Marx au rejet de nombreuses parties obsolètes du corpus et à la sortie vers d’autres directions. Cette reconstruction n’est pas un tableau d’honneur ou d’horreur, elle se veut questionnement sur l’état véritable de la situation. Elle espère contribuer à une confrontation entre auteurs qui se discutent peu (bien sûr, à quelques exceptions près).
Lucien Sève est l’une de ces exceptions. Il a discuté en leur temps les thèses d’Althusser en leur reprochant d’attribuer à Marx une conception antidialectique de la coupure épistémologique et de nier la permanence de la problématique de l’aliénation. Il discute aujourd’hui celles de Bidet, lui reprochant d’avoir manqué aussi la dialectique. Sève pense qu’en réalité la plupart des interprétations « marxistes » de Marx reposent sur des lectures partielles ou erronées. Il refuse de distinguer trop vite le bon côté de Marx du mauvais. D’une certaine manière Sève conserve tout Marx, après un toilettage minimal. IL accepte le cadre ancien de l’articulation matérialisme historique et matérialisme dialectique Le premier est orienté sur un axe éthico-politique débouchant sur la réaffirmation de la légitimité de la perspective communiste. La lutte de classe est simultanément éthique en tant que suppression des aliénations. Deux ouvrages consignent cette thématique : Communisme, quel second souffle ? (1990) et Commencer par les fins. La nouvelle question communiste (1999). Sève remet en cause l’autonomie d’une période socialiste préparant la période communiste. La maturation du mouvement du capital dans la mondialisation autorise un passage direct qui se fonde non seulement sur la lutte centrale de classe mais sur la mise en mouvement de tous les individus brimés par la domination capitaliste. La république démocratique est la forme politique achevée de la transition, ce que Lénine n’avait pas exclu. Le matérialisme dialectique a de même aujourd’hui une chance de repenser ses catégories à partir d’un enrichissement de la catégorie de contradiction. Les sciences de la nature sont de fait le laboratoire pratique de cette productivité catégorielle que l’on ne peut plus réfléchir sous la forme d’une dialectique de la nature érigée en superscience. Sève donne des exemples concrets de cette dialectique immanente dans Dialectique et sciences de la nature écrit en collaboration avec des scientifiques (1998). Un autre ouvrage, Émergence, complexité et dialectique (2005) va plus loin dans la même voie et esquisse au contact de la physique des phénomènes non linéaires et de la biologie de l’émergence une élaboration de ces catégories nouvelles, susceptibles aussi d’être importées dans les sciences humaines. Une médiation de ces deux recherches se présente enfin comme une réflexion sur la formation de la personne et comme Une critique de la raison bioéthique. Les polémiques politiques qui ont contesté la position de Sève un temps « philosophe officiel « du parti Communiste Français ont eu leur grain de vérité, mais elles ont empêché jusqu’ici de prendre la mesure d’un travail philosophique cohérent. Sève annonce dans un livre programme de 2004 Penser avec Marx aujourd’hui. I. Marx et nous la préparation d’une vaste lecture de Marx selon Marx. Attendons.
Avec Daniel Bensaïd nous avons un rapport à Marx moins conservatif., mais tout autant soucieux de maintenir l’ensemble d’une pensée dûment critiquée. Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (xixe-xxe siècles), publié en 1995 réélabore la pensée de Marx à partir d’une triple critique. Cette pensée n’est pas une philosophie de la fin de l’histoire, ni une sociologie empirique des classes annonçant l’inévitable victoire du prolétariat, ni une science universelle inscrivant dans la nature le chemin de l’inexorable progrès que doivent suivre les peuples. La triple critique de la raison historique, de la raison économique et de la raison spéculative se répondent La connaissance du mouvement du Capital libère l’idée d’un temps plurilinéaire, ouvert aux bifurcations aléatoires et au possible. La critique de l’économie politique ouvre sur une ontologie spécifique des rapports sociaux et de leurs contradictions, mais aussi sur toutes les autres formes de conflictualité trop négligées (sexe, nationalités, religions).. La raison a besoin enfin de reconnaître le dépassement d’un modèle de scientificité dominant et de s’éclairer sur la portée novatrice, dialectique, des pratiques scientifiques. Bensaïd s’ouvre davantage que Sève à l’effort de comprendre la nouveauté du capitalisme mondialisé et aux conditions concrètes de la transformation du monde, notamment politiques. Dans l’ouvrage qui fait pendant au précédent Le pari mélancolique (1995) sont prises en compte les nouvelles coordonnées spatiales et temporelles ; les modifications de la production e de la circulation, au sein d’une crise radicale de l’idée de progrès. Le communisme n’est plus pensé sur le mode marxien positif de l’accomplissement de tous les possibles empêchés par la domination capitaliste,mais comme un effort éthique et politique d’empêcher l’empêchement, de résister à la catastrophe qui menace. Bensaïd est plus près de Benjamin ou de Péguy que Sève, il se revendique d’un romantisme mélancolique. C’est la fin des certitudes de toute foi. C’est un marxisme pascalien qui parie sur la résistance -comme le montrent plusieurs textes, Résistances. essai de taupologie générale, 2001, Les irréductibles. Théorèmes de résistance à l’air du temps, 2001. La perspective révolutionnaire se complique, mais demeure comme axe. Elle exige une attention à toutes les luttes populaires altermondialistes, un affinement de la politique comme art stratégique (tel est le thème d’Un monde à changer. Mouvements et stratégies, 2003). Elle nécessite une vigilance sur le retour de la guerre qui pour se vouloir éthique réalise un nouvel impérialisme. Le sentiment de l’urgence domine toute la réflexion de Bensaïd qui pense le combat démocratique de masse dans le cadre d’Un nouvel Internationalisme, titre de l’ouvrage de 2003) et qui est sensible plus que tout autre aux contingences et au temps (ainsi que le montre La discordance des temps, 1995).
Avec Jacques Bidet on rencontre à la fois une attention extrême au Marx du Capital, un écart considérable par rapport à cet auteur et une ambition théorique énorme visant à produire l’équivalent contemporain mais élargi de la critique marxienne. La volonté d’un Marx redivivus en somme. Lecteur critique du Capital auquel il consacre un nouveau volume en 2004, Explication et reconstruction du Capital, Bidet traque les faiblesses du chef d’œuvre de Marx : insuffisance de la théorie de la valeur, impossibilité de séparer le marché de ses formes et conditions politiques, équivoques dans la conception du droit et de la liberté, nécessité de maintenir une double contractualité interindividuelle et centrale. Cette enquête déconstruction ouvre positivement sur la reconstruction ou plutôt sur une refondation du marxisme qui se veut alternative à la reconstruction euthanasique proposée par Habermas, mais qui complète Marx par un contractualisme renouvelé (Bidet a consacré à Rawls une étude aiguë, John Rawls et la théorie de la justice, 1995). Il faut donc prendre la mesure de l’opus magnum de Bidet, Théorie générale (1999) qui entend formuler dans la même unité d’un même concept une théorie de la société moderne, une philosophie politique à la fois réaliste et prescriptive Cette jonction de la science et de la doctrine politique est ce que visait Marx en cherchant à penser le monde du capitalisme réel tout en recherchant dans l’unité du concept ce qu’il convient de faire. Il est impossible de résumer une théorie qui repose sur une organisation intellectuelle complexe impliquant de distinguer les structures (marché, classes, État) et la méta-structure, qui est la diction de l’être social moderne par des individus se reconnaissant comme libres et égaux, mais diction contradictoire partagée entre le discours de la domination et celui de la coopération. Cet ouvrage mériterait une discussion qui n’a pas eu lieu. Si l’on peut reculer devant une prétention à la généralité ; devant le risque d’un discours de surplomb, de telles réserves ne peuvent se justifier que par une analyse respectueuse de l’audace inscrite dans cette tentative. De même, si l’on peut être plus que sceptique devant la proposition d’un communisme identifié organisationnellement à un État mondial, corrélat du système monde, réalisant paradoxalement un « impératif anarcho-spinoziste », on doit reconnaître la richesse d’une entreprise polydisciplinaire qui sait se confronter aux points hauts de la pensée contemporaine (avec notamment une critique fouillée de l’éthique habermasienne du discours ou encore de l’économie des conventions ou de la théorie de la régulation).
La longue réflexion d’Etienne Balibar, commencée très jeune auprès de Louis Althusser dans les années soixante, marque une inflexion notable après Race, Classe, Nation (1988). La mort du maître et ami après la catastrophe individuelle de l’homme, la crise irréversible du communisme soviétique, la fin du maoïsme, ont obligé à un travail de deuil que n’a connu aucun des auteurs ici pris en compte. Sans abjurer Marx dont il demeure un fin connaisseur et auquel il consacre une étude substantielle – La philosophie de Marx en 1993 – Balibar renonce au « marxisme » en qui il voit une scolastique improductive, il ne considère plus comme pertinente la perspective d’une révolution communiste débordant à la fois la social-démocratie et dépassant sur la gauche le stalinisme. IL n’y a plus lieu aurait de se centrer sur la dictature du prolétariat défendue en 1976. Balibar considère que les partis communistes ne peuvent plus avoir de rôle moteur parce qu’ils ont mené leur lutte dans un cadre nationaliste et étatique étroit, qu’ils se sont coupés des masses modernes en renonçant à toute politique de la base, qu’ils n’ont rien compris à la transformation sociale qu’induit la mondialisation – surdétermination raciste et nationalitaire de la conflictualité sociale, obsolescence de la pratique politique délégataire. Si Althusser avait pu dénoncer ce qui ne pouvait plus durer dans le parti – son organisation cléricalo-militaire, ses pratiques manipulatoires, son absence de stratégie véritable –, Balibar est parvenu sans trop le dire à l’idée que c’était le parti communiste historique qui ne pouvait plus durer ; que le marxisme comme conception du monde était fini parce qu’incapable de rendre compte de sa propre histoire, et que toutes les tentatives de reconstruction et de refondation (retour à Marx, ou à Gramsci ou à Lenine) n’avaient pas d’avenir assignable parce qu’elles ne mesuraient pas le changement des temps et de la société.
Un gros ouvrage consigne cette mutation secrètement autocritique, La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx (1997) que beaucoup de lecteurs imaginent comme la suite des essais topiques de reconstruction du matérialisme historique de la période althussérienne (1974). Annoncée par Les frontières de la démocratie (1992) et suivie par Droit de cité. Culture et politique en démocratie (1998) et Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple (2001), cette recherche se fonde sur la prise en considération de la montée d’une violence inédite inscrite dans la mondialisation (politique d’apartheid généralisé menée par le capitalisme qui se traduit par l’explosion des racismes, des communautarismes identitaires, de la cruauté et par les guerres endémiques). L’énonciation moderne de l’égale liberté doit être considérée comme la base éthico-politique de toute analyse. Déclarée par la Révolution française ; elle est manquée par Marx qui analyse avec pertinence les conditions de la politique mais en dissout la norme historiquement produite dans une critique purement idéologique. L’analyse marxienne ne peut ainsi comprendre que l’action humaine subjective, les mouvements sociaux se déplacent en mobilisant les puissances de l’imaginaire et de la vie, en refoulant la norme. Les conflits de notre modernité actualisent la crainte des masses, celle que les masses inspirent à l’État ou à elles-mêmes comme celles que l’État leur inspire. Spinoza, Freud, Foucault ont su explorer cette conflictualité dont l’issue n’est pas nécessairement productive de l’émancipation, Plus profondément, la culture politique que partage encore Marx demeure celle de l’émancipation, de la transformation sociale, mais elle ignore le plan de la civilité minimale qui est fondamentalement celui de la non-violence. Seule une politique démocratique jusqu’au bout serait capable de repenser les chances d’une communauté universelle de droit, plurielle, transfrontière. Elle doit cesser de se référer à la seule vertu résolutrice de la contre-violence que les opprimés opposent à la violence diverse des dominants. Cette politique de la civilité porte les chances d’un universel qui conjoint esprit de révolte et exigence d’intelligibilité réaliste dans les conditions excessives actuelles. On le voit, Marx et Spinoza sont obligés de composer avec Hannah Arendt théoricienne de l’humain superflu et avec Locke l’inventeur de la conscience. De ce point de vue le libéralisme éthico-politique est indépassable.
La même absence de respect religieux et de fidéisme à l’égard des marxismes et des apories de Marx se manifeste chez Jean Robelin. Dernier élève d’Althusser qui a salué l’importance de Marxisme et socialisation (1989), Robelin est ignoré de manière scandaleuse aussi bien par les autorités académiques que par ses camarades en « marxisme » alors qu’il est l’auteur d’une œuvre importante en prise sur les phénomènes contemporains. Lui aussi fait son deuil du marxisme comme conception du monde. Il fonde son travail sur une analyse de l’échec des socialismes marxistes comme du communisme soviétique. Il pointe les difficultés – insuffisance de l’économisme, fétichisme de l’organisation, impasses de toute théorie générale de l’État ; dégénérescence du communisme critique en métaphysique téléologique de la nature et de l’histoire. Mais à la différence de Balibar il ne se tourne pas vers une théorie normative de l’« égaliberté » ni vers une thématique de l’incontournable civilité. Il maintient la pertinence de la distinction marxienne entre soumission formelle et soumission réelle du travail sur laquelle le jeune Balibar avait magistralement insisté dans sa contribution à Lire le capital d’althussérienne mémoire. Et il se sert de ce fil conducteur pour analyser les transformations de la politique, du droit privé et public, du droit international, de la technologie sociale, productive, privée et communicationnelle en des ouvrages nourris de connaissances spécifiques : La petite fabrique du droit (1994), Les sagesses de l’art. Études de technologie sociale (1998). Ainsi le droit est une diction nécessaire des rapports sociaux, il fonctionne à la politique, il est toujours impur. La justice à laquelle il se réfère ne peut que se diviser en affrontements, sans prétendre constituer un ordre transcendant fondateur. Seule une démocratie effectivement sociale réactivant l’expérience de démocratie directe, des conseils de producteurs et de citoyens, peut garantir le fonctionnement de la juridicité à travers l’affrontement des conceptions de la justice. Ainsi loin d’être une agression de l’étant la technique est la possibilisation des choses. Elle ne se définit pas comme une soumission des fins à la seule rationalité des moyens, mais comme une technologie sociale qui se réalise dans des usages investis par les rapports sociaux et la division du travail. Par elle les hommes sont la mesure de toutes choses, mais les possibilités de liberté concrète se renversent sous le capitalisme en impossibilités vitales (impossibilité de travailler, de vivre, impossibilité d’échapper aux guerres inter-impériales, à la dévastation de la nature ou à la manipulation de la substance humaine). La fonction de la politique est de développer une démocratie processus qui impossibilise ces impossibilités, non de réaliser la magnifique destinée d’une Humanité sujet. Aujourd’hui Robelin étend son investigation à la pensée et à la forme raison investissant en matérialiste et en pragmatiste le champ des métaphysiques de l’esprit (Esquisse d’une politique de l’esprit, 2000). Cette œuvre attend encore son heure.
Cette revue est incomplète. Mériteraient d’être évoquées d’autres entreprises tentant de traduire la critique marxienne en d’autres champs. Ainsi Yvon Quiniou se fixe sur la morale (Figures de la déraison politique 1995). Jean Lojkine sur le procès de travail (Entreprise et société, 1998). Yves Schwartz donne une somme sur le travail et les activités industrieuses (Travail et philosophie Convocations mutuelles, 1992). En philosophie stricto sensu a joué un rôle notable la défense de Marx et de l’altermondialisme présentée par Jacques Derrida (Spectres de Marx, 1993). Marx ne cessera de hanter la pensée tant que la mondialisation capitaliste rendra problématique et notre être-au-monde et l’idée même d’un monde partagé en commun. Vivons-nous encore en ce qui mériterait d’être nommé un monde ?
Allemagne
La réunification a posé de difficiles problèmes, tant est grande la méfiance des marxistes critiques de l’Ouest à l’égard des marxistes de l’ex-rda communiste. La fragmentation l’emporte encore. Mais la vitalité des revues est réelle : Das Argument, dirigée par W.-F. Haug continue et est à l’initiative d’une édition considérablement augmentée du Dictionnaire critique du marxisme de G. Labica ; de même Dialektik, dirigée par H.-J. Sandkühler, a publié une grande Encyclopédie philosophique. On peut noter que l’œuvre de J. Habermas n’a pas donné lieu à un débat au sein du marxisme allemand et a surtout été discutée par les tenants de la philosophie pratique et herméneutique. Les controverses sur la dialectique hégélienne se sont estompées, mais le fil d’une intégration dialectique des science de la nature dans une épistémologie réaliste instruite de la tradition philosophique est maintenu par H.-J. Sandkühler lui-même (Die Wirklichkeit des Wissens, 1992). Est apparu un fort courant écologico-marxien qui discute la question du lien entre production et nature. Et agissent diverses équipes qui se donnent pour objet de connaître notre société (l’IMSF ou le Klassen-Analyse Projekt).
Angleterre
Le marxisme analytique approfondit ses débats et se marque une tendance à intégrer les travaux sociologiques de A. Giddens qui recherche un dépassement de l’opposition individualisme-holisme ; est discutée la tendance à aplatir Marx sur le contractualisme social-démocrate traditionnel (Alex Callinicos). De même une nouvelle orientation, plus favorable au réalisme épistémologique et à la dialectique se manifeste avec l’œuvre à découvrir du philosophe Roy Bhaskar (Reclaiming Reality, 1989 ; Philosophy and the Idea of Freedom, 1991 ; Dialectics The Pulse of Freedom,1993).
Cette revue est horriblement lacunaire. Ainsi il n’est pas assez tenu compte du marxisme de langue espagnole qui a actualisé avec force la tension entre les pôles de l’analyse conceptuelle et de la tension critico-utopique. L’œuvre de Manuel Sacristan (1924-1994) qui allie connaissance de la philosophie et des sciences logiques et souci politique démocratique n’appartient pas à cette période, mais elle peut être considérée dans son originalité en ce qu’elle a cherché à diffuser le marxisme en Espagne en refusant toute ontologie dialectique et en maintenant ouverte la question des rapports entre marxisme et scientificité (Sobre Marx y marxismo, 1983, recueil de textes écrits entre 1959 et 1978). Au pôle opposé l’œuvre de l’argentin Enrique Dussel sollicite le registre de la libération où peut se réfléchir la théologie de la libération qui joue un si grand rôle dans le mouvement populaire qui en Amérique latine dans sa lutte contre le néo-impérialisme capitaliste. Parti de la phénoménologie et de l’ontologie éthique de Levinas, Dussel a entamé une recherche fondamentale sur Marx (en commentant en trois ouvrages les Grundrisse, les Manuscrits de 1861-1863, et les textes destinés au Capital, 1975-1990) qui est intégrée à une éthique de la libération présentée comme une philosophie proprement latino-américaine. Une éthique une et absolue est envisagée comme une urgence. Distinguée de la morale qui désigne l’ensemble des morales historiques, toujours liées à une oppression, l’éthique affirme l’autre comme fin absolue, et cet autre n’est jamais mieux identifié que dans la figure du pauvre. Toute morale renvoie à un système-totalité qui nie l’extériorité-altérité en l’aliénant à ses pratiques de manipulation et d’instrumentation servile. Marx a donné l’indépassable critique de cette aliénation de l’être comme aliénation de l’autre dans le système du capital en spécifiant l’autre comme travailleur salarié. Il faut élargir aujourd’hui cette figure de l’autre en y incluant les masses du Tiers-monde, qu’elles soient miséreuses dans les campagnes ou rassemblées et déshumanisées dans les bidonvilles des métropoles, les femmes, particulièrement exploitées par le machisme, les ethnies menacées de génocide, les nations humiliées par la mondialisation. Cet autre en la diversité de ses visages interpelle, il appelle à la justice, il crie depuis le rien (du monde), depuis le non-être (de l’être de la totalité). L’éthique de la libération se veut à la fois écoute de la voix, de l’appel de l’autre, et réponse, responsabilité d’une praxis de liberté. Cette praxis est service de l’autre, agir ensemble avec l’autre. Elle est à la fois négatrice de l’aliénation par remise en cause des pratiques et institutions qui la réalisent et construction de pratiques et d’institutions de justice. Elle a pour acteur le peuple, compris comme communauté ou bloc constitué par la diversité des figures de l’autre, ouvert à tous ceux qui le rejoignent (en particulier les membres des églises des pauvres). L’éthique de la libération, comme l’ontologie blochienne de l’espérance, inclut une théodicée éthico-politique qui reconnaît le potentiel pratique et symbolique recélé dans les religions de protestation populaire. Cette éthique n’a pas peur d’assumer la référence à la dialectique, à la négation et à la négation de la négation. Elle n’y voit aucune téléologie métaphysique, ni exaltation de la volonté de puissance de la subjectivité, car son affirmation se mesure toujours à l’irréductibilité de l’autre et à la conscience que même un système (à venir) fondé sur la justice rendue à l’autre demeure menace de négation. La sauvegarde des visages de l’autre et leur institution, au sein de la mondialisation capitaliste, tel est le cœur du marxisme de Dussel (Para una etica de la liberacion latino americana, en cinq volumes, 1973-1980).
C’est bien ce niveau de l’économie-monde qui est aujourd’hui pertinent. C’est la capacité de l’analyser dans son rapport à la soumission réelle du travail prise comme fil conducteur et de développer l’écheveau de ce fil qui constituera la norme immanente de l’importance à accorder à ces mille marxismes. La conquête de ce pouvoir obligera à la fois à mieux lire le Marx connu et encore inconnu, commandera le développement de la « science » marxiste dans sa confrontation avec les autres savoirs qui auront à subir l’épreuve de leur transformation critique, elle relancera l’interrogation sur sa « philosophie », sur le lien de cette science et de cette philosophie. La crise de l’ordre néo-libéral a toujours été la condition négative d’un renouveau du marxisme. Si le xxe siècle est le siècle court qui va du capitalisme au capitalisme, s’il s’ouvre par une crise catastrophique qui fait apparaître la fragilité et le potentiel d’inhumanité de l’ordre libéral-national, s’il inclut en son centre l’échec de la première tentative communiste, il ne s’achève pas seulement avec la crise des marxismes, il se termine avec l’ouverture d’une nouvelle crise inscrite dans la barbarie du nouvel ordre libéral. Les mille marxismes ont là la matière d’une nouvelle justification historique, l’objet de leurs analyses, l’occasion de leur radicale autocritique qui est aussi la crtiique de l’ordre libéral par lui-même. Ils ont là le terrain de reconstitution de leur condition positive, l’émergence de nouveaux mouvements sociaux et de nouvelles pratique par delà les impasses monstrueuses de l’organisation en État-parti, la possibilité d’un tissage d’un lien nouveau de la théorie et de la pratique dont on ne peut ni ne doit préjuger les formes. Laissons le mot de la fin et de la suite au vieil Antonio Labriola (Lettere à Benedetto Croce, 1885-1904, Napoli, 1975, p. 337) : « Ma ditemi un poco in che consiste la novità reale del mondo che a reso agli occhi di molti evidenti le imperfezioni del marxismo ? Qui sta il busillis. »