On commençait à peine à se faire à l’idée d’avoir à vivre sans Freitag, avec ses livres et sa pensée bien sûr, mais sans sa personne chaleureuse et rayonnante. Et voici qu’il faudra s’y faire encore, cette fois avec Daniel Bensaïd, autre être d’exception, camarade et ami sans pareil.
Je l’ai connu pour ma part, assez curieusement, grâce à Jacques Dubois, professeur de littérature belge, invité à l’UQAM au début des années 1990 pour assurer un séminaire de doctorat dans ma discipline. Pour me remercier de l’avoir fait venir, Jacques m’avait fait cadeau du livre majeur écrit par Daniel sur Marx l’intempestif (Fayard, 1995), en me disant : ça devrait t’intéresser, c’est difficile mais brillant. Difficile, ce l’était assurément pour un non marxologue; brillant aussi tant la lecture de Marx proposée était nouvelle et passionnante, insistant sur la dimension politique et stratégique de l’auteur du Capital, généralement sous-estimée par la plupart de ses commentateurs.
Deux ans plus tard, en 1997, je lisais avec enthousiasme Le pari mélancolique (Fayard) dans lequel Daniel évoque l’engagement politique révolutionnaire comme un pari, analogue au célèbre pari pascalien, comme un acte de foi ne reposant sur d’autre garantie que la conviction. D’ou son caractère mélancolique et les doutes qui peuvent l’accompagner sans toutefois l’entamer. Je me reconnaissais dans l’état d’esprit évoqué par Daniel et je lui ai envoyé un mot auquel il a répondu très rapidement et chaleureusement, à ma grande surprise. À partir de là, nous avons entretenu une relation régulière et notre amitié s’est scellée lors d’un séjour de quelques mois à Paris en 2003 autour de verres partagés dans un sympathique café, Le Charbon, qui paraissait lui servir à la fois de secrétariat et de quartier général.
L’amitié implique une transformation de la représentation de l’autre que l’on ne connaissait jusque là que comme une figure. Dans le cas de Daniel, celle de l’intellectuel révolutionnaire qui s’était elle-même greffée sur la figure originaire du militant construite à partir de son implication dans Mai 1968. Il en avait été l’un des principaux animateurs et avait contribué par la suite, avec d’autres, à la création de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), une des rares organisations politiques d’extrême gauche à avoir survécu à cette période, à avoir réussi à s’inscrire dans la longue durée.
Jusqu’au milieu des années 1980, Daniel a été ainsi un « révolutionnaire professionnel », un des principaux dirigeants de ll Quatrième internationale. Il opère alors un virage professionnel, devient professeur de philosophie à l’université, tout en demeurant engagé sur le plan intellectuel, lié organiquement à l’organisation politique dont il est l’un des fondateurs, ce qui ne l’empêche en rien de développer une pensée libre et originale, inorthodoxe par rapport au marxisme officiel.
Il incarne depuis une nouvelle figure d’intellectuel, différente de celle de Sartre, « compagnon de route » des communistes. Il continue pour sa part de se définir comme militant, avec tout ce que cela implique concrètement, et intellectuel inscrivant sa réflexion dans une visée stratégique de transformation radicale du monde.
Sa production intellectuelle connaît alors un développement important, Daniel multipliant les livres au fil des ans, et plus particulièrement au cours des dernières années ; c’est ainsi qu’il écrira et fera paraître pas moins de 9 livres en 2008-2009, porté par l’urgence, comme si le sort du monde et le sien propre – ce qui fut hélas le cas – en dépendaient.
Son œuvre emprunte deux grandes directions : celle d’une relecture de Marx et de la tradition qui se réclame de lui, en insistant sur sa dimension émancipatrice et proprement stratégique; celle d’une analyse de la conjoncture, française mais aussi internationale, inspirée par une volonté de changement qui se traduira notamment, en France, par la création l’an dernier du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), qui présente des affinités avec Québec solidaire (QS ), projet dont Daniel s’était fait un promoteur très convaincant.
C’est la figure publique. L’amitié en fait émerger une autre : celle d’une personnalité chaleureuse, joyeuse, un brin délinquante et conspiratrice, et en même temps discrète, voire secrète. Daniel, par exemple, évitait de parler de sa maladie, ou la minimisait, comme il n’évoquait guère, de manière plus générale, sa vie privée. Il préférait parler de littérature – c’était un littéraire « rentré », lisant Le Capital, entre autres, comme un roman policier haletant ! – ou encore de voyage et de vélo, sport qu’il pratiquait avec bonheur.
C ‘était un internationaliste convaincu. Il a continué jusqu’à la fin à aller beaucoup à l’étranger, en mission politique ou comme conférencier. C’est ainsi qu’il est venu au Québec en 2005 et 2008, en « ami », non pas de la classe dirigeante comme bien d’autres, mais des réseaux militants qui l’invitaient et que ses interventions, improvisée avec brio, éblouissaient. Cette accueil collectif témoignait d’une admiration et d’un respect que j’avais d’abord éprouvés pour ma part pour ses livres.
Son autorité reposait sur un pouvoir de conviction et de persuasion qui, malgré sa disparition prématurée compte tenu des nombreux projets qu’il entendait réaliser encore (dont un ouvrage sur la fétichisation généralisée du monde moderne), n’a pas fini de produire des effets, ici comme ailleurs, et qu’il nous appartient désormais de faire parvenir à leur terme. Ce sera sans doute la meilleure façon de rendre hommage à Daniel, ami trop tôt retiré à notre affection.
Jacques Pelletier
13 janvier 2010