Les syndicats sont la cible d’une offensive sans précédent sous l’administration Trump, mais le mouvement syndical peut se reconstruire – à condition de vouloir le faire.
Le populisme xénophobe de droite se répand en Occident (Global North))et la social-démocratie ainsi que le libéralisme dit de la « troisième voie » sont épuisés, particulièrement aux États-Unis. En Europe, les partis populistes de droite se sont taillé une place importante dans l’électorat, comme le Front national en France ou le Parti pour la liberté aux Pays-Bas. Ils ont joué un rôle-clé dans des événements politiques ravageurs, comme le vote du Brexit sous l’influence du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UK Independence Party). Cependant, il n’y a qu’aux États-Unis que la vague populiste de droite a réussi à se placer à la direction d’un parti politique majeur, le Parti républicain, et à prendre le pouvoir.
Les premiers mois de l’administration Trump ont été chaotiques, mais une chose est claire : malgré les prétentions rhétoriques de Trump à parler au nom des travailleuses et des travailleurs, ces derniers – ainsi que les syndicats qui les représentent – ont de bonnes raisons de s’inquiéter. Ses déclarations publiques sur le rapatriement des emplois dans les secteurs du charbon et des manufactures sont de purs sophismes, tandis que ses mesures pour démanteler la réglementation du travail et les droits des travailleurs sont moins publicisées mais elles heurtent de plein fouet leur cible. Bien que le déclin du mouvement syndical américain ait été amorcé il y a plusieurs décennies, l’ascension de Trump à la Maison-Blanche va donner encore plus de pouvoir aux ennemis des organisations syndicales, tout comme celle de Reagan l’a fait dans les années 1980.
Un cabinet ennemi des travailleuses et des travailleurs
Cette méfiance à l’endroit de Trump s’est rapidement confirmée alors que celui qui se présentait durant la campagne électorale comme le tribun de la classe ouvrière s’est constitué un cabinet de milliardaires et de chefs d’entreprises.
Les candidats de Trump aux départements du Travail et de l’Éducation concernent directement les travailleuses et les travailleurs. Des controverses personnelles et des mobilisations populaires ont eu raison de son premier secrétaire au Travail, le PDG des restaurants CKE, Andy Puzder. Son remplaçant, R. Alexander Acosta, annonce des défis plus traditionnels mais tout aussi troublants pour le mouvement syndical. Son passage à la Commission nationale sur les relations de travail au début des années 2000 suggère une attitude pro-employeurs typique chez les républicains traditionnels. De son côté, sa secrétaire à l’Éducation, Betsy DeVos, la milliardaire d’Amway, s’est fait un nom en défendant la privatisation des écoles et en soutenant des offensives contre les syndicats d’enseignantes et d’enseignants dans l’État du Michigan et ailleurs aux États-Unis.
Trump a connu de nombreuses difficultés dans la mise en œuvre de son programme : l’échec de l’abrogation de l’Obamacare et les décisions de certains tribunaux relativement à son décret migratoire contre sept pays à majorité musulmane. Toutefois, lui-même et son équipe au Congrès ont pu facilement abolir un ensemble de protections des travailleurs et travailleuses proposées ou mises en place sous l’administration Obama. Ces mesures comprennent une hausse du seuil à partir duquel les heures supplémentaires ne sont pas payées, la divulgation par les employeurs fédéraux des clauses d’équité salariale et des violations de la sécurité au travail, les règlements sur la sécurité dans les mines et l’exposition au béryllium, ainsi que la collecte et l’archivage par les employeurs des données relatives aux blessures et maladies associées aux milieux de travail.
Sur le front juridique, Trump a désigné deux avocats antisyndicaux notoires, William Emanuel et Marvin Kaplan, aux postes vacants à la Commission nationale sur les relations de travail (National Labor Relations Board). Ils infirmeront vraisemblablement des décisions favorables aux travailleuses et travailleurs adoptées récemment, comme l’attribution de la responsabilité des pratiques de travail des filiales aux sociétés mères et le droit à la syndicalisation des étudiantes et des étudiants des universités privées.
Le décès du juge Antonin Scalia a empêché la Cour suprême de casser de nombreux précédents et permis l’application du « droit au travail » (right to work) dans le secteur public à partir de la cause Friedrichs. Une nouvelle cause, Janus v. AFSCME, présentée en Illinois permettra à une Cour suprême maintenant à majorité conservatrice avec l’arrivée du juge Neil Gorsuch de rouvrir le dossier.
La situation du mouvement syndical continue à empirer dans les États. En plus des revers syndicaux en Indiana, au Michigan et au Wisconsin, les premiers mois de 2017 ont vu le Kentucky et le Missouri devenir les vingt-sixième et vingt-septième États à appliquer les lois dites du droit au travail. En Iowa, les législateurs ont adopté le projet de loi 291 qui, à l’instar de la Loi 10 au Wisconsin, limite le droit de négocier aux clauses salariales, élimine le prélèvement des cotisations syndicales à la source et impose le renouvellement systématique des votes d’accréditation des syndicats.
Pour sa part, le mouvement syndical demeure coincé dans une routine politique et organisationnelle délétère. Le taux de syndicalisation moyen se situe à 10,7 %, et à 6,4 % dans le secteur privé. Ce sont les taux les plus faibles depuis la Crise de 1929, bien en dessous des niveaux atteints au milieu du vingtième siècle, quand un tiers des travailleuses et travailleurs étaient syndiqués. Sur le plan économique, le déclin des syndicats est l’une des causes majeures de la montée des inégalités à des niveaux jamais atteints depuis les années 1930. Politiquement, ce déclin a sapé l’influence organisationnelle du mouvement syndical. Non seulement les nouvelles adhésions aux syndicats se font rares, mais les syndicats sont de moins en moins capables de former et de mobiliser leurs membres.
Durant les élections de 2016, malgré les millions de dollars dépensés et le déploiement d’importants programmes de mobilisation de l’électorat par les syndicats pour soutenir les démocrates, Trump a obtenu le vote de 43 % des ménages comprenant au moins une ou un syndiqué et 37 % du vote des syndiqué-e-s. Dans certains États clefs de la Rust Belt[3], Trump a remporté la majorité des votes des ménages comprenant des personnes syndiquées.
Le portrait esquissé ici est sombre. Certains détails sont peut-être nouveaux, mais ils font partie d’une tendance beaucoup plus large et familière, celle du déclin des syndicats au cours des dernières décennies. L’ère Trump ne nous fait pas sortir des sentiers battus : nous connaissons bien cette situation.
Les impasses
Maintenant que nous comprenons la gravité de la situation, il faut déterminer comment y répondre. Il faut surtout exclure deux des tactiques les plus utilisées par les syndicats. Premièrement, il n’y aura pas de réforme des lois du travail, et des mesures antisyndicales comme une loi nationale dite de droit au travail sont presque certainement au programme. Deuxièmement, les démocrates sont actuellement bloqués au niveau fédéral alors que les républicains contrôlent soit le poste de gouverneur, soit la législature d’État dans 44 États, et contrôlent sans réserve 25 d’entre eux. Le mouvement des travailleuses et travailleurs ne peut pas compter sur les sympathisantes et sympathisants membres du Parti démocrate.
Indépendamment des crises profondes du Parti démocrate, ainsi que des mérites réels d’une alliance avec ce parti, cette « stratégie de l’intérieur » n’est tout simplement pas possible à l’heure actuelle. La stratégie d’une « collaboration prudente » avec les républicains, défendue par Richard Trumka, président de l’AFL-CIO[4], et Randi Weingarten, présidente de la Fédération américaine des enseignants (American Federation of Teachers) est encore moins pertinente.
Toutefois, le mouvement syndical ne doit pas se replier sur lui-même. C’est malheureusement l’approche que certains syndicats semblent adopter. La réaction de l’Union internationale des employés de service (UIES) (Service Employees International Union, SEIU) à l’élection de Trump, soit l’adoption d’un budget avec des compressions de 30 %, relève de cette stratégie. Le mouvement des travailleuses et des travailleurs devrait plutôt suivre le conseil donné en 2015 par Mary Kay Henry, présidente de l’UIES, tandis que les syndicats craignaient une décision défavorable dans la cause Friedrichs : « Nous ne pouvons pas nous contenter de moins en ce moment. Nous devons exiger plus ».
Comprendre et nommer les menaces envers les travailleuses et les travailleurs que l’administration Trump profère constitue un défi. Il faut d’abord inscrire les obstacles auxquels le mouvement syndical étatsunien fait face dans le contexte plus large des mouvements de travailleurs en Occident au cours des dernières décennies. Il faut ensuite reconnaître, au-delà de l’ampleur de la perte d’effectifs et de l’érosion du pouvoir de négociation des syndicats, leur capacité de plus en plus limitée à former et à mobiliser les identités politiques des travailleurs et travailleuses.
Le contexte plus large
Sous bien des aspects, Trump et son administration sont uniques, voire sans précédent. Ses tweets, son dédain des notions de vérité ou de preuve et son absence de considération pour l’administration quotidienne des affaires gouvernementales, entre autres, ont stupéfié ses critiques tant à droite qu’à gauche.
Malgré tout cela, l’essentiel de son programme politique et de sa méthode de gouvernement relève d’une longue tradition aux États-Unis. Ses propositions budgétaires reprennent la combinaison de déductions fiscales pour les plus riches, d’augmentations majeures des dépenses militaires et de réductions massives des programmes d’assistance sociale, de la recherche scientifique et de la culture que Reagan et les présidents républicains après lui ont prônée à leur époque.
Trump reprend la tendance reaganienne à intégrer à son cabinet des personnes dont la qualité principale consiste à s’en être pris, avant leur nomination, à la mission de l’agence qu’elles vont diriger. Son nationalisme économique – « America First » – a aussi une longue histoire : il remonte à la période précédant la Deuxième Guerre mondiale et trouve des prolongements contemporains dans un ensemble de campagnes appelant à « acheter américain ».
Plusieurs facteurs reliés à la victoire de Trump sont également caractéristiques du contexte américain. Indépendamment des événements entourant l’élection elle-même, il faut prendre en compte des facteurs institutionnels comme le bipartisme très rigide et le pouvoir disproportionné du Collège électoral. Le bipartisme a obligé Trump à se tailler une place dans le Parti républicain, plutôt que de constituer un parti d’extrême droite distinct de la droite traditionnelle, comme cela se fait souvent en Europe. De son côté, le Collège électoral lui a permis de remporter la présidence bien qu’il ait perdu le vote populaire. L’alliance électorale de Trump et des chrétiens évangéliques est typiquement étatsunienne et complètement étrangère au sécularisme résolu ou au catholicisme revanchard de l’extrême droite européenne.
Le succès de Trump fait partie d’une tendance populiste de droite plus large, qui s’étend bien au-delà des États-Unis. Ces mouvements partagent un ensemble de caractéristiques : des leaders charismatiques, une méfiance profonde à l’endroit des experts et des élites, une mobilisation axée sur les divisions raciales et ethnoreligieuses, et particulièrement contre l’islam. L’histoire nous apprend que de tels mouvements se développent dans le sillage de crises économiques majeures comme celle de 2008. Le mouvement des travailleurs et travailleuses doit reconnaître que le populisme de droite répond à un vide politique à gauche.
Une partie de ce vide résulte de la crise de la social-démocratie de « la troisième voie ». Les partis de gauche traditionnels ont adopté des politiques de dérégulation financière et d’austérité fiscale qui ont mené à des crises économiques ; ce faisant, ils ont abandonné, attaqué et aliéné leur base ouvrière traditionnelle. Le déclin du pouvoir des syndicats a donné aux employeurs un avantage stratégique majeur et laissé de plus en plus de travailleurs et travailleuses sans organisation collective. La désorientation de la gauche qui en a résulté a nourri la montée de la droite populiste. Plutôt que de s’opposer aux syndicats et à la gauche, cette droite cherche à les remplacer ; elle se présente comme l’orientation politique « naturelle » pour un segment (blanc et non immigrant) de la classe ouvrière.
Cette double crise de la représentation des travailleurs et des travailleuses a frappé très durement les États-Unis. La social-démocratie n’y a jamais été aussi largement enracinée qu’en Europe. Bien que le Parti démocrate n’ait pas été un équivalent fonctionnel des partis sociaux-démocrates européens, son tournant clintonien des années 1990 a fourni un modèle à « la troisième voie ». Socialement et économiquement, les syndicats sont très faibles : le taux de syndicalisation est l’un des plus bas en Occident. Tandis que les syndicats européens ont généralement adopté une position forte contre l’extrême droite, les syndicats étatsuniens ont réagi à la candidature et à l’élection de Trump de façon beaucoup plus éclatée, comme l’illustrent la politique de « collaboration prudente » prônée par Trumka et l’appui des syndicats de la construction à Trump.
Le piège des « intérêts particuliers »
Dans son ensemble, le mouvement syndical américain traverse une crise de légitimité. Malgré tous les problèmes auxquels les syndicats étatsuniens ont dû faire face à leur apogée, après la guerre, ils constituaient une force majeure dont il fallait tenir compte. Ils négociaient des conventions collectives dans les secteurs de l’automobile, de l’acier, des mines et du camionnage qui déterminaient les conditions de travail et de salaire d’importants secteurs industriels. Des leaders syndicaux tels que Walter Reuther, John L. Lewis et Sidney Hillman étaient connus et les médias et la presse diffusaient leur opinion.
Ce n’est plus le cas de nos jours ; peu de figures du mouvement syndical retiennent l’attention à l’extérieur d’un petit cercle d’universitaires et de militants. Bien loin de chercher à améliorer les conditions de travail et de salaire de leurs membres, ils invoqueront plus probablement la compétition non syndiquée pour les amener à accepter des concessions. Les préoccupations syndicales sont vues comme des « intérêts particuliers », étroits et parasitaires.
Cette situation résulte de décennies d’attaques antisyndicales qui ont ébranlé des bastions traditionnels du mouvement syndical tels le Michigan, la Virginie-Occidentale et le Wisconsin. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Après tout, les travailleurs et travailleuses ont fait face à des attaques beaucoup plus violentes dans le passé, à des armées d’État, fédérales et mercenaires. Le mouvement syndical n’arrive pas à se défaire de l’étiquette d’« intérêts particuliers ». Même dans les cercles progressistes, les syndicats sont présentés comme un simple « groupe défendant des intérêts particuliers » parmi d’autres, bien qu’ils soient mieux financés et plus disposés à encourager le vote pour les démocrates que les autres groupes.
Cela explique la discrétion de certains syndicats, comme le UIES/SEIU et le TUAC/UFCW[5], qui minimisent leur participation à des campagnes récentes, la lutte pour les 15 dollars de l’heure, les grèves dans la restauration rapide et la syndicalisation des Walmart, malgré des victoires remarquables de ces campagnes. Ils craignent sans doute que ces vastes campagnes soient discréditées si elles sont associées aux syndicats. Au bout du compte, comme l’a noté Jake Rosenfeld, même si le mouvement syndical obtient des gains considérables pour de nombreux travailleurs et travailleuses, on ne parle pas de leur rôle ni de leur contribution à ces victoires. Au contraire, on parle des syndicats pour les attaquer politiquement : les lois dites de « droit au travail » se résument à des arguments techniques sur les conditions de l’adhésion syndicale, ou des conflits de la plus haute importance pour les membres concernés, mais qui paraissent éloignés du bien-être général.
Identité et organisation
Fondamentalement, le mouvement syndical est aujourd’hui privé de son identité propre. N’importe quel leader syndical peut produire une liste des gains du mouvement et nommer les effets concrets de « l’avantage syndical ». Également, certains leaders syndicaux peuvent concevoir et mettre en œuvre des tactiques d’organisation et des campagnes stratégiques brillantes. Mais, comme n’importe quel organisateur expérimenté le sait, les mouvements ne se construisent pas sur des rapports coûts-bénéfices et des tactiques intelligentes, mais plutôt sur une vision du monde et des relations. Ces deux éléments créent des identités collectives fortes, un sentiment d’appartenance et de partage d’une destinée commune.
Les identités collectives sont cruciales parce qu’elles rassemblent des personnes qui ont peu de pouvoir et qu’elles changent la perception de l’endroit où ces personnes se situent, de ce qui est possible et de ce dont elles sont capables. Sans ce processus de changement des perceptions, les travailleurs et travailleuses pensent, de manière assez rationnelle, que la syndicalisation présente trop de risques et mène vraisemblablement à une défaite, ce qui limite leur engagement.
Le manque d’identité collective auto-assignée et forte donne aux opposants un espace d’où définir le mouvement. Dans le cas du mouvement syndical étatsunien, cet espace a permis à l’étiquette d’« intérêts particuliers » de s’imposer.
La situation n’a pas toujours été aussi difficile. Le syndicalisme étatsunien a une longue histoire de création d’identités collectives fortes. En remontant au XIXe siècle, des syndicats comme les Chevaliers du Travail (Knights of Labor) s’organisaient autour d’idées puissantes, le « républicanisme du travail » et le « commonwealth coopératif », pour proposer une vision large de la démocratie industrielle. Ce faisant, ils ont mis en lumière la contradiction entre leur statut de citoyens officiellement libres dans la sphère politique et celui d’esclaves salariés dans leurs milieux de travail.
Au début du XXe siècle, l’Industrial Workers of the World (IWW) a mobilisé des centaines de milliers de travailleurs et travailleuses grâce à sa vision du « grand syndicat unifié ». Dans les années 1930 et 1940, la vision du syndicalisme industriel, portée par le Congress of Industrial Organizations (CIO), et les grèves et occupations ont enthousiasmé des millions de personnes. La vision du CIO était contagieuse. Ainsi des dizaines de milliers de travailleuses et travailleurs canadiens ont adopté leur bannière, bien qu’aucun membre de la direction du CIO n’ait été au courant et ne leur ait accordé un quelconque soutien matériel.
Dans les années 1960, une montée fulgurante de la syndicalisation dans le secteur public a accompagné le mouvement des droits civiques. La grève des éboueurs à Memphis a effectué la fusion de ces deux mouvements avec son slogan « I Am A Man » (« Je suis un être humain »). Plus récemment, le slogan « Part-Time America Won’t Work » (« Le temps partiel ne marche pas ») a uni les routiers à temps plein et à temps partiel chez UPS et mené leur grève à la victoire en 1997. En 2012, le Syndicat des enseignantes et enseignants de Chicago (Chicago Teachers Union) a mené « un combat pour les écoles que nos enfants méritent[6] » et a gagné.
Bien que ces exemples montrent le potentiel galvanisant des identités collectives, il est important de reconnaître qu’elles présentent un inconvénient : elles créent des lignes de division. Les identités collectives peuvent donc diviser aussi bien qu’elles peuvent unir les travailleurs et travailleuses. La triste histoire des divisions fondées sur la race, l’origine nationale, le genre ou le métier au sein du mouvement syndical illustre cette logique. De même, les efforts des syndicats pour établir des « partenariats » avec les employeurs, ou pour promouvoir des stratégies protectionnistes du genre « acheter américain », peuvent diviser les travailleurs et les travailleuses par compagnie ou par pays, et brouiller les divisions entre les travailleurs et les patrons. Les identités qui en résultent peuvent contribuer ou nuire aux capacités combatives du mouvement syndical.
Il faut reconnaître que les identités collectives durables, celles qui peuvent créer des changements sociaux profonds et durables, ne se limitent pas à des discours. Elles ne sont pas le produit d’une « formulation du message » appropriée ou d’une simple « mise en forme des enjeux ». Les identités collectives sont plutôt créées, maintenues et reconstruites à travers l’action collective organisée et soutenue. C’est cette combinaison d’idées enthousiasmantes et d’organisation durable et en profondeur qui manque au mouvement syndical d’aujourd’hui. Malgré des décennies de déclin, les syndicats disposent encore d’une infrastructure organisationnelle considérable, mais celle-ci n’est pas liée à une idée galvanisante ou à une identité collective.
Il y a eu des initiatives plutôt médiocres, les campagnes « Union Yes! » et « Voice@Work » de l’AFL-CIO, et des campagnes plus complexes, « Justice for Janitors » du UIES/SEIU, mais aucune n’a cherché à créer un sentiment d’identité collective chez les membres des syndicats. On cherchait plutôt à créer des « drames publics » et des affrontements planifiés pour discréditer les chefs d’entreprises et les amener à négocier avec les leaders syndicaux. Les travailleurs et travailleuses dans un tel modèle ne constituent pas la force collective qui mène la campagne, mais plutôt ce que Jane McAlevey appelle des « messagers authentiques » envoyés par les leaders syndicaux pour influencer la couverture médiatique et l’opinion publique.
Un ensemble d’idées galvanisantes se sont répandues ces dernières années : le Fight for $15, le mouvement Occupy et la division entre les 99 % et le 1 %, Bernie Sanders et le message sur la justice et la solidarité de sa course à la nomination présidentielle au Parti démocrate. Ces idées manquaient toutefois de bases organisationnelles solides. Dans le cas du Fight for $15, le lien organisationnel réel avec les syndicats a été délibérément dissimulé. Le mouvement Occupy, bien qu’il ait eu le mérite d’avoir remis à l’ordre du jour la lutte contre les inégalités économiques, a été incapable de construire une organisation durable et s’est effondré. En ce qui concerne Sanders, non seulement sa campagne a été entravée par la réticence de la plupart des syndicats à le soutenir, mais il ne reste que très peu d’infrastructure – au-delà des listes de courriels et de financement – pour organiser les millions de personnes qui y ont adhéré.
Les grèves, les lieux de travail et l’avenir de la démocratie
Historiquement, les syndicats ont eu recours à deux tactiques pour concrétiser leurs idées : les grèves et l’organisation des milieux de travail. La première a obtenu une attention considérable, fait la une des journaux et enrichi de nombreux livres d’histoire du travail. La seconde tactique, souvent négligée, est tout aussi importante, puisqu’elle constitue une étape de la première. Les universitaires spécialistes du mouvement syndical et les organisateurs expérimentés connaissent pertinemment la somme de travail quotidien et acharné qui précède une grève. Même les grèves spontanées sont portées par un travail d’organisation. Mais plus que la préparation des grèves, l’organisation des milieux de travail donne de la substance au slogan traditionnel « nous sommes le syndicat ». Non seulement cette organisation limite l’autorité des patrons, mais elle crée les conditions nécessaires aux interactions quotidiennes qui construisent la confiance, la solidarité, le leadership et l’assurance de pouvoir agir collectivement. La construction des syndicats, du dix-neuvième siècle jusqu’au CIO, s’est appuyée sur ces interactions quotidiennes et il continue d’en être ainsi dans certains syndicats.
Malheureusement, les grèves et l’organisation des milieux de travail appartiennent au passé. Non seulement le nombre de grèves est-il plus bas que jamais, mais celles-ci ne sont plus aussi efficaces qu’autrefois. La consolidation, la financiarisation et la restructuration des entreprises signifient que le pouvoir et l’autorité ne sont pas simplement déplacés vers les plus hautes sphères de l’organigramme de chaque entreprise, mais qu’ils se sont dissipés dans un amalgame confus de fonds de pension et de placements, de compagnies n’existant que sur papier et de mégacorporations fusionnées.
Plusieurs soutiennent que ce nouvel environnement limite les effets de l’organisation des milieux de travail. L’influence des syndicats doit s’exercer ailleurs, soit en politique, soit sur les marchés de capitaux. Cela signifie que les activités principales des syndicats devraient s’effectuer par le travail de leur personnel salarié, dans les services de recherche stratégique et par des interventions politiques, et non dans les milieux de travail. Les syndicats qui adhèrent à cette analyse, en particulier le UIES/SEIU, se sont transformés de manière à rendre leur présence sur les milieux de travail plus discrète.
Il faut reconnaître que ces changements sont réels et qu’il faut adopter des stratégies globales qui s’étendent au-delà des milieux de travail pour affronter un capitalisme de plus en plus mondialisé. Cependant, l’abandon de l’organisation des milieux de travail a des conséquences troublantes pour le mouvement syndical, la politique et la démocratie en général. Si le mouvement syndical ne peut lier les stratégies d’influence globale à l’organisation des milieux de travail, il devient difficile de savoir comment les accords obtenus entre les entreprises, les gouvernements et les syndicats peuvent améliorer la vie quotidienne des travailleurs et des travailleuses. Des ententes ne signifient pas grand-chose si elles ne s’accompagnent pas de mesures qui encadrent leur application. L’organisation des milieux de travail s’avère nécessaire non seulement pour que les entreprises respectent les ententes, mais aussi pour limiter l’autorité des patrons. Le travail de Janice Fine sur la « coproduction de la mise en application » présente quelques idées sur la façon dont tout cela pourrait se dérouler. Il reste que le mouvement syndical doit donner la priorité à l’organisation des milieux de travail pour que ces idées puissent être mises en œuvre.
Si le mouvement syndical abandonne les milieux de travail, les travailleuses et les travailleurs n’ont plus aucun espoir de façonner leur destinée ; ils resteront à la merci de forces qui les dépassent et dépendants de ceux qui agiront en leur nom. Si le mouvement syndical adopte ce modèle d’organisation et de changement social, l’avenir apparaît effectivement sombre. Si les syndicats ne sont plus capables d’organiser collectivement les travailleuses et les travailleurs de façon à ce que ces derniers fassent entendre leur voix, ils les laissent vulnérables au discours des démagogues comme Trump qui déclarent parler pour eux et elles.
Heureusement, il y a d’autres possibilités. Les grèves massives des enseignantes et enseignants de Chicago contre le maire Rahm Emanuel en 2012 et en 2016 l’ont montré. Les grévistes du Communications Workers of America (Syndicat des communications d’Amérique) ont tenu tête à Verizon durant 45 jours l’année dernière pour repousser les concessions demandées par l’entreprise et obtenir l’augmentations des fonds de retraite ainsi que des mesures contre la sous-traitance. Sur le plan politique, le Syndicat culinaire de Las Vegas (Culinary Workers Union, UNITE HERE Local 226) est parvenu à convaincre les travailleuses et les travailleurs blancs de voter contre Trump en novembre dernier malgré les lois dites de droit au travail de l’État. Le Syndicat des enseignants et enseignantes du Massachusetts s’est organisé contre les deux grands partis politiques pour battre un référendum qui aurait augmenté dramatiquement le nombre d’écoles à charte (charter schools) dans cet État.
Ce sont des exemples isolés, insuffisants pour répondre aux défis qui attendent le mouvement syndical, mais qui montrent qu’il est encore possible de faire grève et de gagner. L’organisation ainsi que la construction d’une culture syndicale dans les milieux de travail ont été au cœur des démarches de ces syndicats. Ce modèle pourrait fournir des outils au mouvement syndical et le faire avancer.
Dans un message récent aux personnes qui l’ont appuyé, Bernie Sanders soutenait que « la grande crise que nous connaissons en tant que nation ne se résume pas aux problèmes objectifs que nous devons résoudre… Les limites de notre imagination nourrissent une crise plus importante ». Pour dépasser ces limites, le syndicat doit rassembler les travailleuses et les travailleurs et changer leur perception quant à ce qui est possible, à ce dont ils sont capables. Ce travail est plus nécessaire que jamais, pour survivre à Trump.
Traduction de l’anglais par Emanuel Guay
Notes
- Traduction de l’article « Labor’s legitimacy crisis under Trump » paru dans Jacobin en juillet 2017, <https://jacobinmag.com/2017/07/labor-movement-unions-trump-strikes-working-class-identity>. ↑
- Barry Eidlin est professeur de sociologie à l’Université McGill. Il a déjà été délégué syndical au Local 2865 des Travailleurs unis de l’automobile. ↑
- NdR : La Rust Belt (la « ceinture de la rouille ») est le surnom d’une région des États-Unis caractérisée par l’industrie lourde; elle s’étend de Chicago jusqu’aux côtes atlantiques, longe les Grands Lacs et couvre une partie du nord-est du pays (Wikipédia). ↑
- AFL-CIO: American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations. ↑
- UFCW : United Food and Commercial Workers. Au Québec : Travailleurs et Travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, TUAC Québec. ↑
- « Fighting for the schools our children deserve ». ↑
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