AccueilLes grands débatsMille marxismesCovid-19 et capitalisme : le triomphe de la biopolitique ?

Covid-19 et capitalisme : le triomphe de la biopolitique ?

 

Isabelle Garo, Contretemps, 2 novembre 2020

« Il a peut-être des secrets pour changer la vie ? Non, il ne fait qu’en chercher, me répliquais-je » (Arthur Rimbaud, Une saison en Enfer).

La prolifération d’un concept

La pandémie de Covid-19 débutée en 2019 constitue un événement total parce qu’elle incarne, à une échelle mondiale inédite, l’emboîtement de toutes les crises en cours et l’absence de toute issue prévisible à l’emballement catastrophique auquel nous assistons. Suscitant l’analyse et le pronostic, invitant à penser les ruptures à une époque qui les avait bannies de son horizon, la situation a, entre autres effets collatéraux, provoqué la prolifération frappante de la thématique biopolitique, qui s’était développée sur le terrain de la philosophie critique contemporaine au cours des dernières décennies. Les causes de ce succès sont multiples : en raison de son caractère savant autant que suggestif, de son extension indéfinie et de ses connotations futuristes, de son parfum critique et, bien sûr, d’une ascendance foucaldienne devenue critère de vraie radicalité, le terme semble le plus adéquat, sinon pour analyser les causes de la situation, du moins pour énoncer l’ampleur de ses enjeux.

De fait, le terme de « biopolitique » a pour atout de parvenir à évoquer à lui seul nombre de tendances montantes qui toutes ont à voir avec la vie, en lien direct ou non avec la question épidémiologique : la multiplication des zoonoses, les effets à grande échelle de l’agrobusiness, les transformations de la médecine et le renouvellement associé de la bioéthique et du droit, les progrès de la génétique et de la génomique, le rôle de l’industrie pharmaceutique, le brevetage du vivant et sa marchandisation, l’essor des biotechnologies, la montée des thématiques post-humanistes, le tournant idéologique des neurosciences, la puissance des courants réactionnaires pro-vie et survivalistes, etc., le tout sur fond d’urgence écologique et de crise économique majeure. Pourtant, loin d’être un concept établi dans le cadre d’une analyse précise, le mot-valise de « biopolitique » suggère sans les définir toutes les combinatoires envisageables de la politique et de la vie, notions elles-mêmes profondément polysémiques : la vie ou les sciences de la vie comme politique, la politique comme vie, la vie comme objet de la politique, etc.

Le paradoxe est à son comble si l’on ajoute que les notions de biopolitique et de biopouvoir élaborées par Foucault au milieu des années 1970[1] sont toujours restées en chantier : remodelant sans cesse ces catégories avant de les délaisser, il leur conféra le statut de pistes et d’esquisses d’une théorie de la société et de l’État qui se voulait avant tout une alternative à la critique de l’économie politique marxiste et à ses conséquences politiques. Congédiant les questions de l’organisation de la production et du conflit de classes, abandonnant les perspectives de l’égalité et de la révolution, Foucault abordait la réalité politique et sociale sous l’angle combiné de procédures de subjectivation et de dispositifs de gouvernementalité, œuvrant à même les corps et les populations.

Si le terme de « biopolitique » a survécu à ce projet, au point de sembler à tort le résumer et le prolonger, sa reprise contemporaine a entraîné sa refonte radicale. Certains philosophes ont entrepris de réajuster la thématique biopolitique, en en proposant des approches rivales et incompatibles, enrichissant au passage le vocabulaire de la biopolitique de quelques néologismes supplémentaires : « immunopolitique », « thanatopolique », « bioéconomie », « biocapitalisme », etc. Les notions de « biopouvoir » et de « biopolitique », remaniées et durcies en concepts voire en doctrines, sont ainsi devenues le pivot d’approches philosophiques qui tendent à faire de la vie et de sa gestion l’alpha et l’oméga de la politique et de son histoire : c’est notamment le cas de Giorgio Agamben et de Roberto Esposito.

Cessant de valoir comme moyen de confrontation au marxisme et comme hypothèse de recherche, la biopolitique contemporaine s’énonce dans le registre affirmatif du dévoilement. En quête de fondement métaphysique et non de perspective politique, elle s’est réimplantée sur le terrain philosophique classique que la pensée critique des années 1970 avait abandonné. En dépit de l’éclatement de la galaxie post-foucaldienne autour de son cœur biopolitique, le point commun des diverses conceptions qu’on y rencontre consiste à affirmer que la rupture historique a déjà eu lieu, qu’il s’agit de la décrire et sans doute de la redouter, mais qu’il n’existe aucune perspective de sortie hors de la nasse que constitue un capitalisme plus que jamais apte à coloniser intégralement les corps et les vivants.

Dans le même temps, à distance de considérations philosophiques toujours plus coupées des sciences sociales et de l’histoire réelle, c’est aussi sur le terrain de l’analyse économique et sociologique que continue aujourd’hui de se déployer une étude de l’intrication croissante entre le capitalisme et les sciences de la vie, utilisant les termes de « biocapitalisme » et de « bioéconomie » ou encore développant la question du travail vivant comme lieu central de résistance à la logique capitaliste. Ces approches, ne se souciant pas de la question des fondements, s’efforcent d’être à la fois descriptives et prospectives, tout en proposant une analyse parfois critique du néolibéralisme.

Dans ces conditions, plutôt que de proposer une nième version la thèse biopolitique ou de s’employer à la disqualifier, il est plus opportun de la considérer comme une des composantes du moment présent. Comment comprendre que cette thématique, datée de plus de cinquante ans, fasse plus que jamais figure d’approche innovante, validée par la pandémie au point de hisser le présent au rang de « moment foucaldien »[2], l’événement résidant avant tout dans l’étrange coïncidence enfin établie entre « les mots et les choses », entre un concept des années 1970 et la séquence historique actuelle ?

En vue de répondre à cette question, la première partie de cet article est consacrée à l’examen de certaines versions majeures de la notion de biopolitique dans le sillage des analyses proposées par Michel Foucault, en replaçant cette histoire dans le contexte de l’assaut des politiques néolibérales et de l’affaiblissement du mouvement ouvrier, dont elles furent les échos et parfois les ferments. La seconde partie se propose de relier cette critique à une approche marxiste de la reproduction sociale, visant à redéfinir la notion de vie en lien avec une politique elle-même centrée sur la reconstruction collective d’une alternative résolue à l’actuel capitalisme de la catastrophe[3]. Plutôt qu’une biopolitique descriptive ou annonciatrice du pire, il s’agit de penser une vitalité sociale concrète, traversées de possibles, s’engrenant en effet sur la vie au sens large dont le capitalisme a entrepris la marchandisation intégrale.

Le biopouvoir selon Michel Foucault, une hypothèse stratégique

Si le concept de biopouvoir apparaît pour la première fois sous la plume de Foucault dans le premier tome de l’Histoire de la sexualitéLa volonté de savoir, il se trouve développé dans les cours prononcés au Collège de France, tout d’abord en 1975-1976 (Il faut défendre la société), puis en 1977-1978 (Sécurité, territoire population) et en 1978-1979 (Naissance de la biopolitique). Mais cette réflexion plonge ses racines dans les travaux antérieurs, notamment dans Les mots et les choses, publié en 1966, qui mettait déjà en relation l’essor de l’économie politique et celui des sciences de la vie.

Ce projet de recherche continûment remanié se construisit en lien avec la grande mutation du paysage politique, idéologique et culturel français qui débute dès le milieu des années 1970 et que Foucault a su saisir avec une acuité sans égale. Les chantiers que sont les cours au Collège de France, bancs d’essai pour les hypothèses conceptuelles les plus audacieuses, donnent à voir les ajustements successifs de la réflexion foucaldienne et le maintien de son cap général.

Dans une lettre de 1972, citée par Daniel Defert, Foucault annonce entreprendre l’analyse « de la plus décriée des guerres : ni Hobbes, ni Clausewitz, ni lutte des classes, la guerre civile »[4]. Le premier modèle, celui de la guerre, emprunté à Nietzsche, sera développé dans le cours de 1976 avant d’être délaissé. Mais cette hypothèse est l’occasion de tester la définition d’une conflictualité alternative à la lutte des classes. Surtout, elle prétend l’englober, en faisant de l’affirmation du conflit social un simple prolongement du modèle refoulé et persistant qui la fonderait, celui de la lutte des races. La thèse est provocatrice et d’autant plus paradoxale que, dans le même temps, la question coloniale se trouve presque passée sous silence.

Élaboré progressivement au cours des années suivantes, le concept de « biopouvoir » donne à son tour provisoirement corps à cet agenda de recherche. Il se présente comme nouvelle hypothèse, réorganisant une constellation de notions adjacentes elles-mêmes sans cesse remaniées, en vue de distinguer et de croiser diverses modalités de pouvoir. « Normes », « gouvernementalité », « sécurité », « contrôle », « disciplines »[5], etc. quadrillent cet espace théorique foisonnant autour de son axe central : repenser la politique à double distance de la souveraineté et du conflit social.

Alerte et mobile, réactive à son contexte et attachée à construire une compréhension globale et inédite de l’histoire adéquate à l’émergence d’une deuxième gauche, la réflexion foucaldienne reste structurée autour d’une confrontation permanente au marxisme. Alors que mai 68 s’éloigne et alors que la perspective communiste voit s’approfondir sa crise de longue durée, mais aussi dans le contexte de la montée en puissance du Programme commun d’Union de la gauche, et face à l’hypothèse répressive partagée par le freudisme et le gauchisme, Foucault s’oriente vers une histoire par en bas profondément ambivalente. Cette histoire, bien plus philosophique qu’historienne, prête attention aux normes et à la façon dont les individus sont à la fois leurs relais, leurs produits et les foyers d’une continuelle résistance qui suscite et modifie les formes mêmes d’un pouvoir désormais radicalement délocalisé et désubstantialisé.

En soulignant la productivité et la capillarité du pouvoir par-delà sa seule dimension répressive et verticale, la conception foucaldienne du biopouvoir fait pièce à une conception de l’État et des Appareils Idéologiques d’État proposée au même moment par Louis Althusser. Le pouvoir ainsi redéfini est indissociable d’un savoir qui l’innerve et le supporte, aux antipodes de l’opposition traditionnelle entre oppression et vérité, entre idéologie et science. Mais la biopolitique, loin d’être le dernier mot de l’analyse foucaldienne, est le fer de lance d’un projet plus ambitieux : produire une autre critique de l’économie politique associée à une nouvelle conception de la subjectivation, passant par l’examen minutieux des dispositifs punitifs, carcéraux, médicaux s’élaborant au cours de l’histoire.

Dans son cours de 1976, Foucault développe l’hypothèse du biopouvoir en l’associant à une théorie de la gouvernementalité qui évacue les rapports sociaux de production, tout en se prévalant d’une attention supérieure à ce qui serait le concret par excellence : le corps. Transitant selon lui de la prérogative de « faire mourir et laisser vivre » à la préoccupation de « faire vivre et laisser mourir », le pouvoir se métamorphose. Affirmant la tendance au branchement toujours plus direct sur les corps d’un pouvoir devenu diffus, la théorie foucaldienne transforme ainsi son propre contournement de l’État en fait historique objectif, qui ratifie ce virulent rejet philosophique des médiations et des représentations qu’il partage avec la jeune philosophie française non marxiste de cette période.

Cette thèse d’un biopouvoir qui s’établit à même la vie individuelle et sociale dissout la conflictualité sociale en une myriade d’affrontements ponctuels, mouvement brownien perpétuel et sans résolution :

« le pouvoir n’est jamais entièrement d’un côté », « à chaque instant, il se joue en petites parties singulières, avec des renversements locaux, des défaites et des victoires régionales, des revanches provisoires »[6].

Si Foucault crédite parfois Marx d’une toute première analyse des disciplines[7], c’est pour mieux la retourner contre le reste de ses conceptions, s’ingéniant au passage à brouiller toutes les pistes et à poursuivre une confrontation si minutieuse qu’elle prend parfois les allures d’une revendication de filiation.

Dernière étape, majeure, de cette trajectoire, l’étude des théories néolibérales au cours de l’année 1977-1978, conduit Foucault à affirmer que le libéralisme dispose seul d’un authentique « art de gouverner » qui, selon lui, fait défaut à la tradition socialiste. Mais qu’est-ce qu’un « art de gouverner », s’il échappe à une logique de souveraineté désormais obsolète ? Rien d’autre, déclare Foucault l’année suivante, que « la manière réfléchie de gouverner au mieux »[8], dont la version libérale est par essence toujours soucieuse de son autolimitation[9]. Fort d’une analyse des savoirs qui rejette le concept marxiste d’idéologie, prenant au pied de la lettre les textes qu’il aborde comme des discours validés du seul fait qu’ils sont dotés d’efficace, Foucault en conclut que le libéralisme, tout au long de son histoire et jusqu’à ses variantes ordolibérale et libertarienne, « s’est présenté comme une critique de l’irrationalité propre à l’excès de gouvernement »[10]. C’est peu dire que pareilles définitions étaient et demeurent plus que jamais contestables.

Il n’en demeure pas moins que la thématique du biopouvoir a joué un rôle fondamentalement stratégique au cœur d’un projet foucaldien en refonte permanente. Au moment même où Foucault se détourne du gauchisme pour se rapprocher des rocardiens et de la CFDT, il défriche la voie d’une nouvelle conception de la gouvernementalité, qui entre en résonance avec les efforts de la deuxième gauche pour inventer, face à la perspective d’une union de la gauche victorieuse, une voie sociale-démocrate neuve, abandonnant toute perspective de rupture avec le capitalisme sans rallier pour autant la droite traditionnelle.

Avant que l’exploration de la voie néolibérale ne soit pour Foucault l’occasion de découvrir une esquisse déjà avancée de cette gouvernementalité alternative, c’est l’hypothèse du biopouvoir qui l’aide à redéfinir le terrain, la méthode et les enjeux de son propre projet théorique et politique. Ainsi, la notion de biopouvoir n’a-t-elle pas pour but de périodiser l’histoire politique en moments distincts : Foucault a toujours insisté sur le fait que les différents dispositifs de pouvoir ne se succèdent pas mais s’interpénètrent et se combinent. En outre, la nouvelle conception de la politique qui s’élabore ici est inséparable d’une nouvelle conception du savoir et des régimes de vérité, c’est-à-dire d’un rôle redéfini des intellectuels, qui fut l’un de ses enjeux majeurs dans le contexte français singulier de cette époque.

Toute la difficulté est de comprendre comment le concept foucaldien de biopolitique, si stratégique et si puissamment déterminé par la trajectoire théorico-politique de son auteur dans le contexte précis où il souhaitait intervenir, peut être réacclimaté, à grande distance de la parenthèse fordiste-keynésienne et dans le contexte de la victoire sans partage des politiques néolibérales. Cette domination, confrontée à la crise multiforme du capitalisme, s’accompagne d’un tournant autoritaire et répressif qui semble pourtant périmer largement cette analyse de la gouvernementalité libérale.

Face à cette énigme d’une réactualisation à contretemps de la notion de biopolitique, il ne suffit pas d’invoquer la puissance idéologique sans rivale des institutions néolibérales et de leurs mille relais, capable d’imposer le langage de la « bonne gouvernance »[11]. Car c’est bien plutôt la combinaison de cette domination au large désaveu des politiques imposées, sur fond d’affaissement de la perspective anticapitaliste et de peur montante d’un effondrement généralisé qui explique la prolifération présente de notions de biopolitique ou de biopouvoir diversement remaniées en constats désenchantés d’une domination intégrale.

Dans ce contexte de dépolitisation inquiète et de conflit social de haute intensité, l’épidémie de la Covid-19 renforce le sentiment d’une centralité de la vie biologique qui n’a d’égale que sa précarité croissante. Paradoxalement, au nom de l’affirmation d’un branchement direct de la politique sur la vie, l’essor de la thématique du corps se révèle un formidable instrument d’abstraction, accompagnant le tournant métaphysique de la critique. Il faut commencer par examiner ce paradoxe au travers des versions contemporaines les plus connues et reconnues de la biopolitique, celles d’Agamben et d’Esposito.

Giorgio Agamben, le tournant ontologique de la biopolitique

L’épidémie de Covid-19 aura été l’occasion, pour Giorgio Agamben, de voir, en l’espace de quelques jours, portée aux nues puis vouée aux gémonies sa philosophie, tout entière centrée sur la question de la vie, après qu’il s’est risqué à publier, dans le quotidien italien Il Manifesto en date du 26 février 2020, une tribune dénonçant des « mesures d’urgence frénétiques, irrationnelles et totalement injustifiées pour une supposée épidémie »[12].

Suite au scandale provoqué, Agamben précise son point de vue dans un entretien publié le 24 mars 2020 dans Le Monde :

« Ce que l’épidémie montre clairement, c’est que l’état d’exception, auquel les gouvernements nous ont depuis longtemps familiarisés, est devenue la condition normale. Les hommes se sont tellement habitués à vivre dans un état de crise permanente qu’ils ne semblent pas s’apercevoir que leur vie a été réduite à une condition purement biologique et a perdu non seulement sa dimension politique, mais aussi toute dimension humaine »[13].

Cette affirmation sans nuance offre, non un résumé de la pensée d’Agamben, mais le condensé de ses conclusions éthico-politiques, abstraction faite de l’appareillage métaphysique qui les soutient. Son œuvre en développe longuement les attendus : placés sous le signe d’une seule et même question, « qu’est-ce qu’agir politiquement ? »[14], les divers tomes d’Homo sacer détaillent les principes et les enjeux d’une conception de « l’état d’exception qui tend toujours plus à se présenter comme le paradigme de gouvernement dominant dans la politique contemporaine »[15]. Cette conception, qui s’inscrit expressément dans la filiation critique de la biopolitique foucaldienne, présente avec elle points communs et divergences qu’il faut, pour les comprendre, relier à la profonde transformation du contexte social et politique depuis le milieu des années 1970. Pour le dire vite : alors que Michel Foucault pouvait encore tenter de présenter le projet néolibéral comme celui d’une gouvernementalité autolimitative, soucieuse du bien-être des populations et comme opportunité de subjectivation ouverte au souci de soi, l’hégémonie mondiale des politiques néolibérales et leur cortège de régressions contraint désormais à réviser cette définition.

L’option choisie par Agamben dans ce contexte politique, économique et social profondément modifié est de réhabiliter la notion de souveraineté étatique et d’en proposer une théorisation qui fait de l’état d’exception la structure fondamentale de la politique occidentale, dans son rapport jugé essentiel à la vie :

« Si l’exception est le dispositif original grâce auquel le droit se réfère à la vie et l’inclut en lui du fait même de sa propre suspension, une théorie de l’état d’exception est alors la condition préliminaire pour définir la relation qui lie et, en même temps, abandonne le vivant au droit »[16].

Le prix à payer pour cette simplification de la théorisation biopolitique du rapport entre vie et pouvoir est son réancrage dans une métaphysique à prétention universelle, à grande distance du projet foucaldien et de son nominalisme revendiqué.

Agamben construit cette métaphysique autour de l’ancienne distinction grecque entre une vie naturelle (zoè), propre à tous les vivants et une « vie politiquement qualifiée » (bios), un mode de vie particulier, propre aux hommes seuls. Ce mode de vie se caractérise par l’ « exclusion » et la « capture », instaurant un état d’exception en passe de devenir la règle et engendrant la « vie nue » comme ce qui permet l’articulation entre zoè et bios. Ne précédant pas la vie politique mais résultant d’elle, la vie nue constitue néanmoins la structure originaire de la politique, qui se révèle dans l’exception comme exclusion inclusive. L’ »homo sacer« , figure tutélaire qui surplombe toute l’œuvre d’Agamben, renvoie à l’individu qui, dans le droit romain archaïque, peut être mis à mort sans qu’il s’agisse d’un homicide. Loin d’être une aberration juridique strictement locale et provisoire, ce statut révèle selon lui la structure même de la souveraineté, « structure originaire dans laquelle le droit se réfère à la vie et l’inclut à travers sa propre suspension »[17].

Par voie de conséquence, le modèle de la guerre, abandonné par Foucault, redevient pertinent en dépit de son schématisme. Agamben ne craint pas de le mobiliser et de le dramatiser à l’extrême à l’occasion de la crise de la Covid-19 :

« Il est possible, même, que l’épidémie que nous vivons soit la réalisation de la guerre civile mondiale qui, selon les politologues les plus attentifs, a pris la place des guerres mondiales traditionnelles. Toutes les nations et tous les peuples sont maintenant durablement en guerre contre eux-mêmes, parce que l’ennemi invisible et insaisissable contre lequel ils sont en lutte se trouve en nous »[18].

Saluant « la thèse de Foucault selon laquelle ‘l’enjeu est aujourd’hui la vie’ »[19], Agamben s’en éloigne tout aussitôt pour considérer que

« la puissance absolue et perpétuelle, qui définit le pouvoir d’État, ne se fonde pas, en dernière instance, sur une volonté politique, mais sur la vie nue, qui est conservée et protégée dans la seule mesure où elle se soumet au droit de vie et de mort du souverain (ou de la loi) »[20].

Cette affirmation péremptoire, très longuement argumentée, ne recourt à aucune donnée factuelle mais mobilise, à côté des auteurs antiques et médiévaux, les références répétées à Martin Heidegger, Carl Schmitt, Walter Benjamin mais aussi à Hannah Arendt, en dépit de leur incompatibilité mutuelle.

Abandonnant l’analyse foucaldienne des normes et de leur fonction ambivalente d’assujettissement autant que de subjectivation, et rejetant sans la discuter la conception marxienne de l’État, Agamben ramène la réflexion politique sur le terrain d’une scission, philosophiquement construite, entre une souveraineté pensée comme transhistorique et une vie nue, jugée toute aussi immuable. Quelques exemples mentionnés à la volée, doublés d’une critique proprement stupéfiante de Marx, sont chargés d’étayer la thèse :

« À la scission marxienne entre l’homme et le citoyen succède ainsi celle entre la vie nue, porteuse ultime et opaque de la souveraineté, et les multiples formes de vie abstraitement recodifiées en entités juridico-sociales (l’électeur, le travailleur dépendant, le journaliste, l’étudiant, mais aussi le séropositif, le travesti, la porno-star, la personne âgée, le parent, la femme) »[21].

Dissocié de toute exploration historienne des disciplines, des technologies du pouvoir et des formes de gouvernementalité, qui constituait la méthodologie foucaldienne, le récit linéaire qui s’y substitue se contente d’affirmer que « la machine juridico-politique de l’Occident » a pour but la production la vie nue. Le propre de cette vie nue est d’être séparée de toute forme de vie et de tout lien à une « anthropogenèse », c’est-à-dire à un « devenir humain de l’homme »[22]. Cette histoire, qui a progressivement et systématiquement fait de l’état d’exception la règle, révèle désormais son essence cachée.

Pour sa part, Foucault concevait la perspective biopolitique comme le laboratoire de la construction d’une alternative au marxisme, rivalisant avec son projet théorique pour disqualifier sa perspective politique, l’abolition du capitalisme. Produite à l’autre extrémité de cette séquence, une fois défaite l’alternative et disparu l’espoir d’un capitalisme stabilisé, et après que le programme foucaldien a montré son incapacité à échapper à la force d’attraction du néolibéralisme, la biopolitique perd tout ressort. Il lui reste à jouer, en des variations sans fin, sur le pathos d’une vie désarmée et menacée. La dénonciation de l’État occidental en général et de sa tendance fondamentale à aboutir à la logique exterminatrice du camp, rien de moins, n’offre plus que la perspective d’un discours répétant ad nauseam la prophétie noire de son propre accomplissement[23].

Derrière ses raffinements argumentatifs, Agamben promeut un anarchisme spéculatif foncièrement binaire, qui oppose un pouvoir tendanciellement exterminateur et une « puissance destituante » rebelle, mais qui invariablement y reconduit, sauf à parvenir enfin à « penser (sic) une puissance purement destituante, c’est-à-dire qui ne se résolve jamais dans un pouvoir constitué »[24]. Reprenant la rengaine qui veut que les révolutions retombent par essence dans l’étatisme et l’autoritarisme, Agamben s’oppose à toute transformation du monde économique et social. Restent la patristique et l’aristotélisme médiéval, qui offrent l’érudition et la recherche de nouvelles mœurs pour seule consolation.

Certains passages donnent cependant à douter qu’il s’agisse vraiment d’une éthique. Ainsi, rappelant que les franciscains n’ont jamais critiqué la propriété, Agamben fait de Saint-Paul le précurseur de cette désubjectivation et de la « mystique quotidienne » qu’il appelle de ses vœux comme seule échappatoire à l’assujettissement.

Paul « appelle ‘usages’ des conduites de vie qui, en même temps, ne se heurtent pas frontalement au pouvoir (…). Il me semble que la notion d’usage, en ce sens, est très intéressante : c’est une pratique dont on ne peut pas assigner le sujet. Tu restes esclave, mais, puisque tu en fais usage, sur le mode du comme non, tu n’es plus esclave »[25].

Sur le mode du « comme non », tout ressemble en effet à son contraire, les propos indignes à la plus haute morale et la sanctification du présent à sa critique radicale.

La pensée d’Agamben transite donc de l’ontologie à l’ontologie en s’ornementant par endroits d’allusions à un monde réel supposé déjà entièrement percé à jour et réduit à sa logique juridique immanente. Ainsi, le rejet des contradictions, autre héritage des philosophies de la séquence précédente, le conduit-il à affirmer, sans la moindre nuance et en dépit de toutes les données factuelles, un monde social toujours plus homogène, sans classe, composé d’individus tous identiquement anesthésiés, parvenus au stade suprême de l’abrutissement, à l’exception quasi miraculeuse de l’auteur d’un tel diagnostic :

« s’il nous fallait encore une fois penser le sort de l’humanité en termes de classe, nous devrions dire qu’il n’existe plus aujourd’hui de classes sociales, mais uniquement une petite bourgeoisie planétaire, où les anciennes classes se sont dissoutes »[26].

Sur sa lancée, Agamben n’hésite pas à affirmer que cette massification vérifie les thèses fascistes en les accomplissant. Si le monde est fasciste, le fantasme fasciste d’un monde social sans conflit n’est rien d’autre que sa théorie adéquate. Et si la « moyennisation » sociale n’est plus le pronostic enchanteur des sociologues sociaux-démocrates convertis au libéralisme, comme Alain Touraine, elle est tout bonnement la preuve de cette victoire irrésistible car déjà advenue :

« c’est exactement ce que fascisme et nazisme avaient également compris, et avoir vu clairement l’irrévocable déclin des vieux sujets sociaux constitue en fait leur insurmontable cachet de modernité. (D’un point de vue strictement politique, fascisme et nazisme n’ont nullement été surmontés et nous vivons encore sur leur signe) »[27].

Avec Agamben, la biopolitique semble s’effondrer littéralement sur la métaphore qui la fonde, ne désignant plus que le conflit éternel entre deux entités : le « pouvoir », quelles que soient ses formes et les époques, n’est qu’un greffon artificiel, dont les causes restent incompréhensibles. Cette conception interdit d’envisager une quelconque perspective de démocratisation radicale de l’organisation sociale de la production, tout en excluant de son champ d’analyse la question de l’exploitation et des dominations, autant que celle des luttes qui les combattent. Ainsi, après avoir travesti l’État contemporain en machine à vocation exterminatrice, Agamben peut conclure que

« la nouveauté de la politique qui vient, c’est qu’elle ne sera plus une lutte pour la conquête ou le contrôle de l’État, mais une lutte entre l’État et le non-État (l’humanité), disjonction irrémédiable des singularités quelconques et de l’organisation étatique »[28].

Du même élan, le dépassement du capitalisme et la conquête de l’État sont écartés, supposés voués à la rechute totalitaire, au profit d’une immédiateté qui renoue sans le dire avec les idéaux du romantisme réactionnaire et de ses surgeons vitalistes, d’Edmund Burke à Friedrich Nietzsche et d’Henri Bergson à Gustave Le Bon, pour ne citer que ces noms. La biopolitique ainsi comprise réactive la vieille conception organiciste de la politique :

« la politique occidentale est en ce sens « représentative » parce qu’elle a toujours déjà à reformuler le contact sous la forme d’une relation. Il conviendra donc de penser la politique comme une intimité non médiatisée par aucune articulation ou représentation : les hommes, les formes-de-vie sont en contact, mais celui-ci est irreprésentable, car il consiste précisément dans la désactivation et le désœuvrement de toute représentation. A l’ontologie de la non-relation et de l’usage doit correspondre une politique non-représentative »[29].

Dans l’éther raréfié du concept pur mais aussi dans le contexte de crise avancée des démocraties parlementaires, de telles phrases sonnent d’autant plus juste, au premier abord, qu’elles reflètent et propagent, une dépolitisation de si longue durée qu’elle a engendré l’oubli et le déni de cette histoire, celle de la défaite politique et sociale de la gauche. Parachèvement littéraire de la débâcle de la gauche italienne transformée en destin, ces analyses butent pourtant sur ce qui devrait les conforter : la crise de la Covid-19 ne souligne pas tant l’excès d’État en général que le défaut de services publics renforcés et collectivement gérés, et plus largement le manque criant de formes démocratiques d’organisation et de planification de l’ensemble des activités humaines.

L’immunopolitique de Roberto Esposito

Philosophe italien de la même génération, Roberto Esposito propose une variante de cette biopolitique réajustée aux conditions présentes, élaborant pour sa part la notion d’ »immunopolitique », en résonnance forte avec l’actuelle pandémie. Produisant une deuxième lecture dissidente de la biopolitique foucaldienne, Esposito propose de comprendre le souci immunitaire comme causalité historique profonde :

« – cette exigence d’exemption et de protection -, lié à l’origine au domaine médical et juridique, s’est progressivement étendue à tous les secteurs et à tous les types de discours de notre vie, jusqu’à devenir le point de fixation, réel et symbolique, de l’expérience contemporaine »[30].

Cherchant à échapper aux apories ainsi qu’à l’impasse politique à laquelle conduisent les travaux d’Agamben, Esposito en conserve les préoccupations ontologiques, se mettant lui aussi en quête d’un principe ultime et abstrait de compréhension : c’est à l’opposition entre immunité et communauté qu’il confie ce rôle. Selon lui, si toute société exprime « une exigence d’autoprotection », thèse présentée comme évidence ne requérant aucune démonstration, cette exigence serait aujourd’hui devenue « le pivot autour duquel se construit soit la pratique effective, soit l’imaginaire, de toute une civilisation »[31].

Comme chez Agamben, le seul recours à l’étymologie permet d’exhumer un fondement caché et durablement agissant : en latin, immunitas et communitas dérivent de munus, loi, charge ou don. Immunis désigne donc celui qui n’a pas d’obligation envers autrui. A la lumière de cette argumentation que l’auteur qualifie d’ »étymologico-paradigmatique », la conclusion s’impose d’autant mieux qu’elle précède et guide l’analyse :

« la démocratie moderne parle un langage opposé à celui de la communauté dans la mesure où elle a de plus en plus intégré une volonté immunitaire »[32].

Le diagnostic politique d’Esposito est sombre, tout en se distinguant de celui d’Agamben : « un monde sans extérieur – complètement immunisé – est nécessairement sans intérieur »[33]. Le modèle immunitaire de la politique se trouve arrimé à une métaphore qui médicalise le social pour mieux dénoncer en retour cette logique, supposée réelle au titre de cette déduction circulaire. Mais la circularité de l’analyse se veut précisément à l’image d’un monde qui s’auto-dévore, sombrant dans un jeu de miroirs sans fin entre identité et fausse altérité.

Ainsi, s’emparant du cas des maladies auto-immunes, Esposito décrit ce qu’il estime être l’autodestruction du monde contemporain, clivé en « civilisations » diverses qui, en réalité, n’en forment qu’une : l’attentat du 11 septembre 2001 aux États-Unis, hissé au rang d’événement paradigmatique,

« semble naître de deux obsessions immunitaires opposées et symétriques – celle d’un intégrisme islamique décidé à protéger jusqu’à la mort sa prétendue pureté (…) et celle d’un Occident soucieux d’exclure tout le reste de la planète de son partage de trop-plein de richesses »[34].

Nord égoïste contre Sud envieux, retournant sa pauvreté subie en pureté fantasmée : l’analyse atteint son apogée lorsqu’elle présente cette opposition comme une arche stable, que l’attentat du 11 septembre aurait brisée.

Car, en une profération typique de ce tournant métaphysique de la philosophie politique contemporaine qui propage en réalité les pires clichés, Esposito ne craint pas d’affirmer que « ce qui a explosé avec les deux tours de Manhattan, c’est le double système immunitaire qui, jusqu’alors, avait fait tenir le monde »[35]. Quant au tournant sécuritaire et autoritaire de l’État néolibéral, loin d’ouvrir la voie à l’analyse de ses fonctions politiques et sociales, il n’est saisi qu’au moyen d’un modèle rhétorique, cette fois d’ordre métonymique : l’exclusion serait la vérité enfouie de la politique, qui la résume toute. Quoi qu’il en soit, l’auteur le répète, la modernité se caractérise par le fait que la vie y est devenue immédiatement politique : la biopolitique est le nom de leur fusion en cours, à grande distance là encore des dispositifs d’emprise étudiés par Foucault.

Chez Espositio comme chez Agamben, la reductio ad hitlerium, pour reprendre la formule de Leo Strauss, se révèle comme le procédé central de cette biopolitique post-foucaldienne. Créditant Nietzsche d’une lucidité politique sans égale concernant la domination croissante que « la politique » exercerait sur « la vie », Esposito considère que « le totalitarisme du XXe siècle – et surtout le nazisme – marque le point culminant de cette dérive « thanato-politique »[36] :

« comme dans les maladies auto-immunes, le système immunitaire devient si fort qu’il frappe le corps même qu’il devrait sauver et provoque sa décomposition »[37].

À trop filer la métaphore, Esposito ne semble pas s’apercevoir qu’il légitime au passage une réaction immunitaire plus adaptée : difficile d’échapper à la ligne de pente réactionnaire du vitalisme alors qu’il n’est jamais analysé.

Accordant au nazisme d’avoir constitué « sa propre philosophie », à la suite d’Emmanuel Levinas[38], Esposito reproche à celle-ci de n’être qu’ « une philosophie intégralement traduite en termes biologiques ». Il s’autorise dès lors à analyser le nazisme sous l’angle de cette transposition théorique, biologisante, substituée aux processus historiques réels, ceux de l’émergence historique des fascismes et de leur résurgence contemporaine. En vertu de cette analyse strictement rhétorique de l’histoire, qui ne se confronte à aucune autre analyse, l’abolition des médiations apparaît comme un fait, aussi irrémédiable que la confusion croissante entre la norme et l’exception :

« contrairement aux illusions de ceux qui ont cru pouvoir sauter en arrière pour reconstruire les médiations qui organisaient la phase précédente, la vie et la politique sont désormais liées par un nœud impossible à défaire »[39].

Ces médiations effondrées que sont l’État et les institutions, mais aussi les formes organisées de la lutte de classe, sont dans le même temps définies comme détournement et capture de la vie. Par suite, en effet, une telle analyse rejoint la détestation fasciste pour les partis, les syndicats, les parlements, sans craindre de faire de l’idéologie qui a accompagné leur destruction violente une théorie valide. Au prix de cette concession exorbitante, la politique toute entière est présentée comme vouée à se rabattre « toujours plus sur le niveau biologique nu »[40], le terrorisme parachevant purement et simplement la thanato-politique nazie.

« Ce n’est plus seulement la mort qui fait son entrée massive dans la vie, mais la vie qui se constitue comme instrument de mort », tandis que, en miroir une fois encore, « la prévention par rapport à la terreur de masse tend à se l’approprier et à en reproduire le fonctionnement »[41].

L’hypothèse biopolitique, ainsi transformée en clé de compréhension universelle, s’ouvre sur un scénario catastrophe caricatural, sous-produit de la philosophie de l’histoire inversée qui sous-tend cette variante politique de la collapsologie. Conduisant à la sidération accablée, elle ne rime plus avec l’espoir d’une troisième voie, qui portait Foucault, mais avec le constat de son échec, lui-même élargi à l’affirmation de la disparition, non seulement de tout projet révolutionnaire mais aussi de la moindre possibilité de transformation de la vie sociale.

Si quelque espoir surnage encore, au milieu de ce naufrage de l’émancipation dans les eaux mêlées de la vie et d’une politique qui y a été par avance dissoute, c’est seulement la perspective floue, jamais construite comme telle, d’une « démocratie biopolitique – capable de s’exercer non pas sur les corps mais en faveur du corps – », l’auteur reconnaissant que ce que peut bien « vouloir dire aujourd’hui » cette formule est « bien difficile à indiquer précisément »[42]. Dans la filiation directe de la tradition philosophique des années 1970 et de sa critique du sujet, Giorgio Agamben recommande aussi la désubjectivation, tandis qu’Esposito se revendique pour sa part d’une « philosophie de l’impersonnel », la catégorie de personne étant selon lui au principe de toutes les discriminations.

Pourtant, dans une interview donnée à l’occasion de la pandémie de Covid-19[43], Esposito infléchit sensiblement son analyse et change soudain de vocabulaire. D’une part, il y énonce que

« notre société capitaliste est fondamentalement une société inégalitaire. Dans les situations de crise, cette inégalité devient plus prononcée mais aussi de moins en moins supportable ».

D’autre part, il entreprend de concrétiser sa notion de « biopolitique affirmative », préconisant des investissements dans le système de santé public, la construction d’hôpitaux, la gratuité des médicaments, etc. Ces remarques, qui relèvent d’une critique traditionnelle du capitalisme à laquelle la notion de biopolitique n’ajoute en réalité rien, ne trouvent aucun écho dans son œuvre.

Faute d’une thématisation politique de ces propositions, et d’une étude précise et documentée de la séquence néolibérale en cours, les suggestions d’Esposito en restent à la mention rapide des recettes traditionnelles, aujourd’hui elles aussi en crise, cette crise constituant d’ailleurs l’origine et l’horizon de sa réflexion :

« Les institutions sont nécessaires. Mais, concernant les institutions, la question est que nous ne devrions pas seulement penser à l’État et aux appareils d’État. Une institution, c’est aussi une organisation non gouvernementale ou un groupe de bénévoles ».

En dépit de sa frilosité, il n’en demeure pas moins qu’une contradiction si manifeste interroge tout l’édifice conceptuel que ces quelques lignes suffisent à ébranler.

Bioéconomie ou biocapitalisme ?

Sur la base de cette rapide présentation, il est donc permis de s’interroger : à quoi sert donc, aujourd’hui, le concept de biopolitique ? S’il est impuissant à décrire adéquatement un stade historique déterminé, n’est-il que l’expression d’un désespoir politique sublimé en métaphysique ultime et en pathos érudit ? Est-il voué à reconduire, au terme d’argumentations voisines, au contournement de toute analyse du capitalisme sans que soit prise la peine de discuter les recherches existantes ? Ce qui avait été la confrontation permanente de Foucault à Marx, et à travers lui à l’alternative socialiste ou communiste, avait continûment dynamisé sa recherche, la notion de biopolitique ne constituant qu’un de ses jalons. La disparition de cet affrontement cède la place à un discours qui tourne sans fin, vertigineusement, autour de ses propres présupposés.

Pour autant, est-il souhaitable de simplement congédier la notion de biopolitique en la réduisant à un bavardage crépusculaire ? Car elle n’est ni sans enjeu ni sans effet : si son tort est d’inciter à la passivité, son mérite reste de souligner le tournant meurtrier des politiques néolibérales et d’alerter sur la profondeur de la destruction qu’elles imposent à nos vies et à la nature : écocide mais aussi féminicides et racisme, ravageant la vie sociale, rendent ainsi plus patente que jamais l’inclusion du monde humain dans la nature qu’il transforme autant que la socialisation induite de cette dernière.

Mais, même pour Hegel les postures de la belle âme ont des causes objectives qui invitent à dépasser le moment de la pure déploration. Ces causes sont aujourd’hui à chercher du côté des crises emboîtées du capitalisme, se multipliant les unes par les autres. Si la pandémie souligne le fait qu’elles ont bien désormais, à terme, la vie humaine pour enjeu, ce sont des processus en cours qu’il faut saisir, les contradictions et les brèches à ouvrir, les médiations et les transitions à rebâtir dans le cadre des luttes de classes acharnées de notre temps. La situation actuelle met en évidence, non pas la victoire tendancielle des logiques d’extermination, mais bien le durcissement répressif général qui accompagne le délabrement du système de santé public après des décennies de politique néolibérale appliquée à détruire et à marchandiser les services publics. Or c’est cette dimension que contournent les analyses biopolitiques, incapables de penser la complexité de l’État capitaliste en lien avec le rapport de force social réel et avec la longue histoire conflictuelle qu’il sédimente.

Il se trouve que d’autres approches, qui affirment la centralité de la vie, ont tenté de remédier à ce défaut. C’est le cas de la thématique bioéconomique, initiée dès les années 1970 par l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen et qui sera reprise par les tenants de la décroissance et de l’économie du développement, à l’instar de René Passet en France. Mais cette approche est également réexplorée, en particulier depuis les années 2010 et en lien avec la montée des préoccupations environnementales, par les institutions néolibérales et leurs promoteurs.

Pour leur part, les théoriciens libéraux de la bioéconomie tentent de construire une vision euphorique du capitalisme vert, basée sur la transition tranquille entre le recours à une énergie fossile en cours d’épuisement et l’utilisation de la biomasse renouvelable. La Commission européenne s’est dotée d’un « Observatoire de la bioéconomie » et la France, comme d’autres États, se déclare soucieuse de « stratégie bioéconomique ». Le Club de Rome fut l’un précurseur en la matière, commanditant auprès du MIT, le prestigieux Massachusetts Institute of Technology, et diffusant dès 1972 le fameux rapport Meadows sur « les limites de la croissance » et développant le thème de la « croissance zéro », mettant avant tout en cause la croissance démographique dans les pays pauvres. Si ce rapport suscite alors un vaste débat, il fournit l’occasion pour que catastrophisme et conservatisme nouent des liens étroits tout en conférant sa centralité à la question de la vie sur les plans à la fois économique et idéologique.

La thématique biocapitaliste se distingue de cette approche. Au rebours de la thématique biopolitique classique, qui opposait au marxisme une tout autre conception de l’histoire, il est frappant que plusieurs des analystes contemporains du biocapitalisme cherchent de nouveau dans l’œuvre de Marx les voies d’une critique renouvelée de l’économie politique. Ainsi le chercheur en anthropologie et en nouvelles technologies, Kaushik Sunder Rajan, propose-t-il de définir comme « coproduction » le rapport entre les sciences de la vie d’une part et la politique économique d’autre part, rappelant que « les sciences de la vie sont surdéterminées par les structures de l’économie politique capitaliste au sein desquelles elles émergent »[44].

Explorant la coexistence entre les logiques marchande et spéculative des industries pharmaceutiques et biotechnologiques aux États-Unis et en Inde, il souligne la diversité économique et sociale interne au capitalisme. Mais les spécificités nationales du biocapital sont elles-mêmes à relier aux stratégies différenciées de grands groupes industriels dans le cadre d’un biocapitalisme global. Ce dernier n’annonce pas pour autant « une nouvelle phase du capitalisme »[45], tout en constituant « quelque chose de plus que le simple empiètement du capital sur un nouveau secteur des sciences de la vie »[46].

Balayant les vieilles accusations de réductionnisme portées à l’encontre de Marx, accusations reprises notamment par la tradition philosophique du biopouvoir, Sunder Rajan souligne la capacité inégalée du marxisme à analyser la façon dont les flux capitalistes

« sont constamment animés par des interactions multiples, stratifiées et complexes entre les objets matériels et les relations de production structurelles, d’une part, et les abstractions d’autre part, qu’il s’agisse de formes de discours, d’idéologie, de fétichisme, d’éthique ou de systèmes de croyances et d’aspirations rédemptrices ou nationalistes »[47].

Mais il tient à isoler la « méthodologie » qu’il emprunte à Marx de toute option révolutionnaire[48].

La sociologue Melinda Cooper fait un pas de plus en direction d’une politisation de l’analyse du biocapitalisme, en étudiant l’articulation entre l’actuel régime d’accumulation capitaliste d’un côté, et les sciences et technologies de la vie de l’autre, mais aussi leur combinaison, à première vue improbable, avec l’idéologie de la droite évangélique américaine. Elle montre qu’à contresens de la coloration gauchisante et contestataire de ces thématiques au moment de leur surgissement sur le terrain philosophique français et européen, la littérature états-unienne post-industrielle qui s’est développée dans le sillage du rapport Meadows, ainsi que la montée corrélative de la notion de « bioéconomie », ont ouvert la voie à la politique néolibérale initiée par Ronald Reagan,

« une politique qui a combiné un anti-environnementalisme virulent avec des coupes budgétaires dans la santé publique et un investissement fédéral massif dans les nouvelles biotechnologies »[49].

Dans ce cadre, qui est aussi celui d’une politique américaine impérialiste, Melinda Cooper repère l’existence d’un « intense trafic d’idées entre la biologie théorique la plus récente et les rhétoriques néolibérales de la croissance économique »[50]. Elle met en lumière la construction idéologique qui va permettre aux néolibéraux, sous la présidence de George W. Bush, de combiner le développement du secteur biomédical et en particulier la recherche sur les cellules souches en provenance d’embryons congelés, la marchandisation des sciences de la vie mais aussi la réorientation de la biologie vers des fins militaires, les doctrines réactionnaires pro-vie et survivaliste, le suprémacisme blanc, le discours néoconservateur et une théologie protestante de la dette, expressément réajustée à cet objectif.

« L’impérialisme américain (…) doit être compris comme la forme extrême, ‘la forme cultuelle’, du capital »[51].

Le recours aux catégories élaborées par Marx lui permet de penser l’articulation entre cette idéologie en refonte permanente et la dynamique contradictoire du capitalisme :

« la volonté de dépasser ses limites et de se délocaliser dans un avenir spéculatif est la définition même des mouvements du capital, selon Marx »[52].

Cette hégémonie néolibérale, contrainte à l’offensive permanente, sait en effet mettre en lien ses discours et des pratiques, accompagnant l’essor d’une bioéconomie à la fois mondialisée et différenciée, dans le cadre d’une logique impérialiste conflictuelle et en lien avec une conception du travail de production et de reproduction pensés comme coûts à réduire. Ainsi l’industrie pharmaceutique européenne et nord-américaine délocalise-t-elle ses essais cliniques sur les cobayes humains là où les contraintes éthiques sont plus faibles, en Inde et en Chine en particulier :

« cette tendance à la délocalisation du travail biomédical et clinique, ainsi que l’émergence de marchés transnationaux de ‘dons’ d’organes, de sang, de tissus et d’ovules, témoigne de la nouvelle division du travail, de la vie et des surplus qui sont susceptibles de s’accumuler dans le cadre d’une authentique bioéconomie »[53].

En conclusion, elle évoque sans plus de précision l’émergence associée de « nouvelles modalités de contestation »[54].

En dépit de ses limites, une telle analyse du biocapitalisme, rompant avec la métaphore vitaliste autant qu’avec la thèse d’une greffe immédiate de la politique sur la vie, entreprend l’étude des stratégies développées par des responsables néolibéraux hautement conscients des intérêts de classe qu’il défendent et maniant un art consommé des médiations et du lobbying. Leur activité et leurs convictions contreviennent à tous égards aux théories de la biopolitique : aux antipodes d’un souci des populations, selon l’hypothèse qui consiste à prendre naïvement au mot la première version du discours néolibéral, mais loin de toute logique exterminatrice, c’est le renforcement de l’exploitation et toutes les formes d’oppression qui s’y combinent, qui leur apparaît comme le seul moyen pour échapper à la crise du capitalisme, à la faiblesse présente des gains de productivité et aux menaces qu’elle fait peser sur le taux de profit.

Cette logique de marchandisation intégrale et de destruction des conquêtes sociales antérieures inclut un nouveau rapport aux savoirs, qui va jusqu’à la falsification des rapports scientifiques au point que, selon le biologiste marxiste Rob Wallace, « le détournement de la science à des fins politiques est lui-même entré dans sa phase pandémique »[55]. Dans ces conditions, l’apparition de virus devient même, à certains égards, une véritable opportunité concurrentielle :

« au cours de cette sorte de guerre bioéconomique, l’industrie agroalimentaire peut prospérer lorsque des souches de grippe mortelles provenant de ses propres activités se propagent à ses concurrents moins puissants. Aucune théorie de conspiration n’est nécessaire : aucun virus n’a été conçu en laboratoire, aucun acte conscient d’espionnage ou de sabotage n’a eu lieu. Nous avons plutôt ici affaire à une négligence croissante face au risque moral qui survient lorsque les coûts de l’élevage intensif se trouvent externalisés »[56].

Ainsi, aux antipodes de la théorie à tendance conspirationniste d’Agamben, la vraie puissance de l’idéologie qui accompagne ce monde à l’envers qu’est le capitalisme consiste non pas à mentir mais à produire un discours présentant une réelle capacité descriptive, réajustant les préjugés et croyances dominantes aux faits, tout en recombinant ce discours à des pratiques et à des politiques concrètes, qui semblent en retour les valider. La Covid-19 est un parfait exemple de la stratégie du choc théorisée par Naomi Klein, l’occasion d’accélérer les politiques néolibérales, d’étendre le contrôle et la répression des classes populaires et des mobilisations sociales, de renforcer les frontières, d’attiser le racisme et le nationalisme, d’accroître la domination des femmes et d’accélérer la destruction de la nature, alors même que la pandémie et le désastre sanitaire associé sont le produit direct de ces mêmes logiques capitalistes : démantèlement avancé des services publics, extractivisme déchaîné, urbanisation anarchique, déforestation et destruction des habitats naturels des espèces pathogènes, extinction animale de masse, explosion de l’agro-business, assujettissement des sciences, industrie pharmaceutique focalisé sur les profits, etc.

Derrière le caractère apparemment naturel de l’épidémie transparaissent les tendances de fond du capitalisme contemporain financiarisé : la destruction de la médecine publique est un choix, qui l’a rendue incapable de faire face à l’afflux des malades contribuant à transformer rapidement la propagation d’un virus, indiscutablement dangereux mais relativement peu létal, en désastre sanitaire de grande ampleur. Si, du déclenchement de la pandémie jusqu’à sa gestion, c’est bien le capitalisme qui est en cause, comment opposer à une logique si consistante et puissante, en dépit de sa crise radicale, un projet alternatif qui n’en reste pas au contre-discours ou aux variations infinies sur le catastrophisme biopolitique, mais qui sache lui aussi s’ancrer concrètement et stratégiquement dans des pratiques, des luttes, des formes d’organisations aptes à combattre la destruction en cours ? Autrement dit, comment rebâtir en monde digne de ce nom les solidarités existantes et persistantes ?

Métabolisme et reproduction sociale

Il ne s’agit donc pas d’en finir avec la question de la vie, mais de la redéfinir et de la repolitiser afin d’intervenir dans les contradictions les plus vives d’une séquence historique dont la pandémie souligne et accélère encore, s’il en était besoin, le cours catastrophique. Repérer ces contradictions ne consiste pas à déplorer une tendance irrésistible de colonisation du monde et des savoirs sous l’emprise d’un pouvoir ou de technosciences directement branchées sur le vivant, une telle analyse écrasant l’espace social et politique de l’intervention collective. Il s’agit plutôt d’affronter comme tel, théoriquement et politiquement, un capitalisme contemporain, confronté à sa non-viabilité croissante et à la contestation radicale qu’à la fois il engendre et combat. L’exploration d’une telle dialectique, au-delà de toutes les oppositions sommaires et figées, est la condition de la reconstitution d’une perspective politique de transformation radicale, dont le projet avait constitué le principe de l’analyse du capitalisme proposé par Marx sous le nom de « critique de l’économie politique ».

Or, en interdisant de penser les contradictions réelles dans le cadre d’une analyse dialectique, honnie par Foucault, la biopolitique et ses dérivées ont reconduit et amplifié la scission d’ascendance libérale, qui tend à couper la politique des rapports de production. Opérateur conceptuel du long contournement des questions de la production et de la reproduction, cette approche a d’abord contribué à recentrer la critique sur les seules questions de la circulation et de la consommation, puis resserré l’analyse autour des formes perfectionnées du « contrôle », ciblant les corps individuels, avant de s’achever en métaphysique effarée. Alors que la thématique de la biopolitique et des corps prétendait exhumer le niveau politique le plus fondamental et le plus radical, elle en est restée aux seules formes d’apparition et de manifestation des rapports sociaux, sans jamais procéder à l’étude des formes concrètes de l’exploitation et de la domination contemporaines.

Mais comment, à distance d’une biopolitique descriptive ou annonciatrice du pire, repenser une vitalité sociale aussi tenace que fragile, traversée de possibles et s’engrenant en effet sur les phénomènes biologiques et naturels dont le capitalisme a entrepris la marchandisation intégrale, afin d’œuvrer à la réappropriation de nos vies sociales et sensibles ? C’est cette piste qu’explorent, par exemple, les promoteurs du courant « Structural One Health« , qui proposent une approche historico-matérialiste en étiologie reliée à une analyse précise du capitalisme contemporain, de ses chaînes mondiales et de ses conséquences sociales et écologiques[57].

Abordée sous cet angle, la thématique de la vie se trouve redynamisée par les luttes sociales et les perspectives stratégiques qu’elle intègre à son approche. Deux axes en particulier sont à réexplorer. Le premier est celui du travail vivant et de la force de travail, permettant de réinvestir la question de la production abandonnée par les thématiques biopolitiques. Le second, en lien avec le précédent, est celui de la reproduction sociale, métabolisme de niveau deux, qui implique de reprendre à neuf non pas la métaphore vitaliste et ses impensés naturalisants, mais la question de l’unité humanité-nature en vue de la réajuster aux enjeux politiques les plus vivants et bouillonnants de notre époque.

Dans les deux cas, il s’agit d’abandonner l’opposition simple du dynamisme vital contre les structures mortifères. Car le capitalisme est lui aussi un processus dynamique et adaptatif – même s’il ne prend vie qu’en vampirisant l’activité sociale, selon la formule de Marx –, tout en étant structuré selon des formes et par des institutions qui assurent sa reproduction et sa régulation. Il se différencie des autres modes de production en raison de sa tendance à s’approprier aussi complètement que possible la force de travail, le temps de vie des individus et à préempter l’avenir lui-même. À cet égard, les diverses analyses du travail vivant en tant que lieu central de résistance à la logique capitaliste, développées par les opéraïstes italiens, Toni Negri, par les théoriciens de la Wertkritik ou encore par Christophe Dejours, appellent une discussion qui n’a pas sa place ici.

Ressaisie comme contradiction historique déterminée, l’aliénation capitaliste est le lieu de la lutte entre une aspiration à la réappropriation de ses propres capacités humaines et leur écrasement mutilant. La question est alors bien stratégique et non métaphysique : comment, à partir de cette aspiration, enclencher une « révolution démocratique du travail »[58], une réappropriation des activités humaines dont les résultats se sont trouvent séparés de leurs producteurs et retournés contre eux, sur les terrains économique et politique, mais aussi culturel ? Ainsi pensée, la question de la vie s’élargit à la capacité d’invention collective et révolutionnaire de formes adéquates à la réorganisation du rapport société-nature, qui constitue un métabolisme spécifique.

Cette notion de métabolisme, utilisée par Marx et renouvelée notamment par John Bellamy Foster et d’autres[59], qui a fait naître un très riche débat autour de la « Metabolic Rift Theory » (la théorie de la rupture de l’échange métabolique), permet de surmonter l’idée d’un simple face-à-face extérieur des hommes et de la nature. Elle fraie la voie à ce que pourrait être une redéfinition politique et stratégique de la vie au sens large, comme lieu même de la lutte désormais décisive entre une réappropriation démocratique de notre histoire collective ou bien sa dévastation capitaliste, menaçant en effet à terme toute forme de vie. Cette approche fait de la lutte des classes organisée le moyen pour parvenir à reconnecter la question des besoins sociaux et de la reproduction sociale, au sens large, au combat contre l’ensemble des dominations existantes, permettant de penser la fédération politique des luttes, non comme simple addition de conflits épars, mais comme mise en réseau des confrontations sociales, toutes liées à un mode de production entrée dans sa phase mortifère de « capitalisme de la catastrophe ».

C’est cet enjeu, aussi considérable qu’urgent, que font miroiter l’actuelle pandémie et la montée concomitante de la thématique biopolitique, échouant à mettre en lumière l’intrication des causalités et leur enracinement dans le travail social de production et de reproduction de la vie sociale toute entière. Le fait que les migrants, les personnes racisées, les femmes, les classes laborieuses, le Sud global, soient les premières victimes de cette crise, autrement dit le fait que « la propagation de la Covid-19 présente toutes les caractéristiques d’une pandémie de classe, genrée et racialisée »[60], comme l’écrit David Harvey, montre que la biopolitique n’est décidément ni le nom du problème ni celui de la solution, mais bien l’intuition d’enjeux d’une dimension sans précédent.

Les théories de la reproduction sociale se situent précisément sur le terrain que cible sans l’atteindre la notion de biopolitique, parce qu’elle fond et confond les registres au lieu d’articuler des activités au sein du mode de production qui leur confère leur unité. Si l’on se situe sur le terrain de la critique de l’économie politique comme la concevait Marx, c’est-à-dire en ne réduisant jamais la question de la production à sa seule dimension économique, elle-même étant souvent à tort résumée à sa dimension marchande, la production est inséparable de la reproduction : la reproduction est l’opération quasi biologique et néanmoins fondamentalement sociale de reconstitution de la force de travail mais aussi de reproduction des rapports sociaux eux-mêmes, jour après jour.

Reproduction et production ne sont pas deux secteurs distincts de la vie sociale, mais deux dimensions d’une même logique. En vertu de son analyse du mode de production comme totalité contradictoire, Marx a pu ainsi affirmer que « tout procès de production sociale est en même temps procès de reproduction »[61]. Leur distinction provient de ce que le procès de production, considéré comme procès de reproduction,

« ne produit pas seulement de la marchandise, pas seulement de la survaleur, il produit et reproduit le rapport capitaliste proprement dit, d’un côté le capitaliste, de l’autre l’ouvrier salarié »[62].

Ici, ce n’est pas la vie nue qu’il s’agit d’identifier derrière les dispositifs du pouvoir, c’est à l’inverse la vie sociale, concrètement déterminée, dont il s’agit de penser la production et la reproduction spécifiquement capitalistes.

Cette reproduction vise la perpétuation du travail salarié comme tel donc de la force de travail elle-même, dans les conditions concrètes et dans la mesure exacte où « cette reproduction ou perpétuation constante de l’ouvrier est la condition sine qua non de la production capitaliste »[63]. Mais ce processus est, de ce fait même, le haut lieu d’une contradiction essentielle, qui fait s’affronter la logique capitaliste de transformation de la force de travail humaine en pure et simple marchandise et le fait, que souligne Marx, qu’elle ne soit pas produite comme marchandise mais seulement échangée comme telle par ceux qui en sont porteurs. Cet échange est le résultat de cette longue histoire de la formation sociale capitaliste, qui sépare les travailleurs des moyens de production pour les convertir en salariés.

Changer la vie ?

Si la « vie » du capitalisme et la vie imposée par le capitalisme sont à combattre, c’est précisément parce qu’elles portent en elles leur caractère proprement invivable et profondément mortifère, qui les rend à terme insoutenables. Il faut aussitôt préciser que cette affirmation ne découle pas d’un jugement moral ou de la confrontation de cette forme de vie dévoyée à une « vraie vie » que révélerait une critique de type ontologique. Elle résulte de cette critique immanente et objective se déployant à même les contradictions réelles et les luttes conscientes qu’elles nourrissent.

Nancy Fraser écrit que

« toute forme de société capitaliste abrite une « tendance à la crise » ou une « contradiction » sociale-reproductive ancrée en profondeur. D’une part, la reproduction sociale est une condition de possibilité d’une accumulation durable du capital ; d’autre part, l’orientation du capitalisme vers l’accumulation illimitée tend à déstabiliser les processus mêmes de reproduction sociale sur lesquels il s’appuie »[64].

Cette contradiction acquiert une portée politique potentielle, amplifiée par l’actuelle crise sanitaire : la protection relative de la force de travail, via des décisions qui freinent voire mettent à l’arrêt certains secteurs de production, entre en relation complexe, conflictuelle, avec une logique capitaliste de précarisation des salariés, de mise en concurrence et de hiérarchisation sociale qui combine racisme, sexisme et exploitation.

Ouvrant et accroissant une « crise de la reproduction » spécifique mais inséparable de la crise d’ensemble du capitalisme, cette contradiction est celle qui, sous nos yeux, explose et impose à juste titre de placer la thématique de la vie au centre de l’analyse. C’est ce que tentent certaines des approches de la théorie de la reproduction sociale, soucieuses de contribuer à la mobilisation politique anticapitaliste :

« la théorie de la reproduction sociale vise avant tout à comprendre comment les catégories de l’oppression (telles que le sexe, la race et le validisme) sont coproduites simultanément avec la plus-value »[65].

Pour celles et ceux qui dans ce cadre se réclament du marxisme, c’est en lien direct avec la question des luttes de classe que les questions contemporaines de la vie s’éclairent. Selon Martha Gimenez[66], conformément à l’idée marxienne que le mode de production détermine le mode de reproduction, c’est bien le contrôle exercé par la classe capitaliste sur ses propres conditions de reproduction et sur celles des classes laborieuses qui détermine en dernière instance les relations entre les sexes et le rôle de la famille. Mais ce contrôle est lui-même contradictoire : dans le capitalisme, le travailleur dépossédé des moyens de production est le propriétaire de sa seule force de travail, qu’il vend « librement » et qu’il entretient tout aussi « librement », cet entretien ressortissant à la sphère privée, séparée du monde de la production sociale. Cette séparation conduit à faire de la famille nucléaire et du travail domestique assuré par les femmes, le lieu central de la reproduction de la force de travail.

Traversé par des rapports de dépendance et de domination, qui prennent les apparences du choix libre mais aussi celles d’une domination qui serait strictement masculine, le foyer domestique est le lieu où s’exerce et se travestit une causalité complexe, présentant l’ambiguïté ou plus exactement la nature proprement dialectique de toutes les médiations reconfigurées par le capitalisme : comme l’État, comme le savoir, comme la monnaie, le foyer familial se trouve constitué en sphère séparée qui réfracte et reproduit les rapports sociaux de production qui lui semblent à première vue extérieurs, voire radicalement étrangers.

Ainsi, comme toutes les autres médiations, la structure familiale, le statut des femmes et en particulier des femmes racisées qui se voient déléguer les tâches ménagères sous forme marchandisée, mais aussi les sexualités, sont les lieux de luttes spécifiques. Ces luttes, conçues de façon étroite, peuvent alimenter des logiques identitaires fermées, mais elles peuvent aussi devenir le foyer actif d’une prise de conscience anticapitaliste grandissante, susceptible de mettre à l’ordre du jour, via leur structuration politique et critique, la perspective de l’abolition du capitalisme.

De ce point de vue, affirmer la centralité des rapports de production capitalistes ne minore pas les luttes féministes (ou antiracistes), dans leur lien fondamental à la question écologique, bien au contraire : cette affirmation consiste à reconnaître à la fois la subordination causale et la centralité vécue décisive du travail reproductif qui, dans tous ses aspects, contribue à forger la force de travail comme capacité ou puissance de l’individu vivant, irréductible à son statut de salarié et en lutte pour des conditions de vie conformes à cette essence sociale historiquement construite :

« le travail humain est au cœur de la création ou de la reproduction de la société comme un tout »[67].

Réciproquement, réduire les questions de reproduction aux questions de production aplatit et occulte la structuration complexe des rapports sociaux capitalistes et, par voie de conséquence, méconnaît les enjeux globaux de revendications et d’aspirations, toujours individuelles sans cesser d’être sociales, profondément politiques sans cesser d’être intimes. C’est précisément en ce point qu’une figure de la « vraie vie » peut se construire, qui n’a rien d’un rêve éternellement remis aux calendes, rien non plus d’un programme extérieur aux mille conflits réels qui nous impliquent. Vivre mieux, vivre vraiment, dès maintenant, c’est lutter et réussir dans le même temps à métaboliser nos luttes en force politique collective.

 

Notes

[1]     L’invention du terme de « biopolitique » date du début du XXe siècle et est due à Rudolf Kjellén, spécialiste en sciences politiques et théoricien organiciste de l’État, conçu comme « forme de vie » spécifique. Voir Thomas Lemke, Biopolitics – An Advanced Introduction, New York & London, New York University Press,  2011, pp. 9-10.

[2]     Annie Cot, « Quand Michel Foucault décrivait ‘l’étatisation du biologique’ », Le Monde, 20 avril 2020, <https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/04/20/quand-michel-foucault-decrivait-l-etatisation-du-biologique_6037195_3232.html>

[3]     Selon l’expression de Naomi Klein : La stratégie du choc : montée d’un capitalisme du désastre, Arles, Actes Sud, 2008.

[4]     Daniel Defert, « Chronologie » in : Michel Foucault, Dits et Ecrits, I, Paris, Gallimard Quarto, 2001,  p. 57.

[5]     Le terme de « discipline » nomme les mécanismes de pouvoir qui cible le corps individuel, tandis que celui de « biopouvoir » désigne leur extension, datée de la fin du XVIIIe siècle, à l’échelle des « masses humaines ». Voir Michel Foucault, « Il faut défendre la société »- Cours au Collège de France 1976, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 1997, p. 222.

[6]     Ibid., p. 218.

[7]     Voir notamment Michel Foucault, « Les mailles du pouvoir », (conférence prononcée à l’université de Bahia, 1976), Dits et Ecrits, II, Paris, Gallimard Quarto, 2001, pp. 1001 et suivantes.

[8]     Michel Foucault, Naissance de la biopolitique – Cours au Collège de France 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 4.

[9]     Ibid., p. 23.

[10]   Ibid., p. 327.

[11]   Il est intéressant de noter que la thématique désuète de la « governability » réapparaît en 1975 dans le rapport de la Commission Trilatérale, peu avant que Foucault n’élabore la notion de « gouvernementalité ».

[12]  <https://ilmanifesto.it/lo-stato-deccezione-provocato-da-unemergenza-immotivata/>. La traduction française de ce texte a été publiée par Acta : <https://acta.zone/giorgio-agamben-coronavirus-etat-dexception/>

[13]   <https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/24/giorgio-agamben-l-epidemie-montre-clairement-que-l-etat-d-exception-est-devenu-la-condition-normale_6034245_3232.html>

[14]   Giorgio Agamben, Homo sacer II-1, Etat d’exception, trad. J. Gayraud, Paris, Seuil, 2003, p. 168.

[15]   Ibid.

[16]   Ibid. 

[17]   Ibid., p. 169.

[18]   Giorgio Agamben, « La médecine comme religion », Lundi Matin, n° 242, 12 mai 2020 <https://lundi.am/La-medecine-comme-religion>

[19]   Giorgio Agamben, Homo sacer IV-2, L’usage des corps, trad. J. Gayraud, Paris, Seuil, 2015, p. 290

[20]   Ibid., p. 289.

[21]   Ibid., p. 290.

[22]   Ibid., p. 289.

[23]   La critique de la composante juridique de cette argumentation a été développée par Christos Boukalas, « No exceptions: authoritarian statism. Agamben, Poulantzas and homeland security », Critical Studies on Terrorism, 7 ; 1, 2014, p. 112-130.

[24]   Giorgio Agamben, Homo sacer IV-2, éd. cit., p. 365.

[25]   « Une biopolitique mineure », entretien avec Giorgio Agamben, Vacarme, n°10, 2 janvier 2000, <https://vacarme.org/article255.html>.

[26]   Giorgio Agamben, La communauté qui vient – Théorie de la singularité quelconque, trad. M. Raiola, Seuil, Paris, 1990, p. 64.

[27]   Ibid.

[28]   Ibid., p. 88.

[29]  Giogio Agamben, Homo sacer IV-2, éd. cit., p. 327.

[30]   Roberto Esposito, Communauté, immunité, biopolitique – Repenser les termes de la politique, Les Prairies ordinaires, Paris, 2010, p. 132.

[31]   Ibid.

[32]   Ibid., p. 99.

[33]   Ibid., p. 111.

[34]   Ibid., p. 138.

[35]   Ibid., p. 139.

[36]   Ibid., p. 159.

[37]   Ibid., p. 160.

[38]   Emmanuel Lévinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Paris, Rivages, 2018.

[39]   Roberto Esposito, Communauté, immunité, biopolitique, éd. cit., p. 163.

[40]   Ibid., p. 164.

[41]   Ibid., p. 166.

[42]   Ibid., p. 227.

[43]   « The Biopolitics of Immunity in Times of Covid-19 : An Interview with Roberto Esposito », Antipode Online, 16 juin 2020, <https://antipodeonline.org/2020/06/16/interview-with-roberto-esposito/>

[44]   Kaushik Sunder Rajan, Biocapital – The Constitution of Postgenomic Life, Durham, Duke University Press, 2006, p. 6.

[45]   Ibid., p. 277.

[46]   Ibid., p. 283.

[47]   Ibid., p. 20.

[48]   Ibid., p. 7.

[49]   Melinda Cooper, Life as Surplus: Biotechnology and Capitalism in the Neoliberal Era, Washington, University of Washington Press, 2015, p. 18.

[50]   Ibid., p. 20.

[51]   Ibid., p. 165.

[52]   Ibid., p. 25.

[53]   Ibid., p. 175.

[54]   Ibid., p. 176.

[55]   Rob Wallace, Big Farms Make Big Flu – Dispatches on Infectious Disease, Agribusiness, and the Nature of Science, New York, Monthly Review Press, 2016, p. 22.

[56]   Ibid., p. 115.

[57]   « Pour les partisans de la « Structural One Health« , la clé consiste à déterminer comment les pandémies dans l’économie mondiale contemporaine sont liées aux circuits des capitaux qui modifient rapidement les conditions environnementales. », John Bellamy Foster et Intan Suwandi, « Le Covid-19, la crise écologique et le ‘capitalisme de catastrophe’ », Contretemps, 24 juillet 2020, <https://www.contretemps.eu/covid19-capitalisme-catastrophe/>

[58]   Alexis Cukier, « Démocratiser le travail dans un processus de révolution écologique et sociale », Les Possibles, °24, été 2020, Attac, <https://france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-24-ete-2020/dossier-la-transformation-du-systeme-productif/article/democratiser-le-travail-dans-un-processus-de-revolution-ecologique-et-sociale>

[59]   John Bellamy Foster, Marx écologiste, Paris, Editions Amsterdam, 2011.

[60]   David Harvey, « Covid-19 : où va le capitalisme ? Une analyse marxiste », Contretemps, 7 avril 2020, <https://www.contretemps.eu/crise-capitalisme-covid19-harvey/>.

[61]   Karl Marx, Le Capital, Livre I, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, PUF, 1993, p. 635.

[62]   Ibid., p. 648.

[63]   Ibid., p. 641.

[64]   Nancy Fraser, « Crisis of Care ? On the Social-Reproduction Contradictions of Contemporary Capitalism », in : Tithy Battacharya (ed.), Social Reproduction Theory – Remapping Class, Recentering Oppression, London, Pluto Press, 2017, p. 63.

[65]   Tithy Battacharya, « Mapping Social Reproduction Theory », in : Tithy Battacharya (ed.), Social Reproduction Theory, éd. cit., p. 46.

[66]   Martha Gimenez, Marx, Women and Capitalist Social Reproduction: Marxist Feminist Essays, Leiden, Brill, 2018, ch. 2.

[67]   Tithy Battacharya, « Mapping Social Reproduction Theory », éd. cit., p. 15.

 

Articles récents de la revue

L’Université ouvrière de Montréal et le féminisme révolutionnaire

L’Université ouvrière (UO) est fondée à Montréal en 1925, sous l’impulsion du militant Albert Saint-Martin (1865-1947). Prenant ses distances avec la IIIe Internationale communiste, l’Université...